Fin janvier, dans les bureaux de Bayard à Montrouge (Hauts-de-Seine), une cinquantaine de professionnel·les de l’édition participaient à un marathon créatif de 10h autour du livre et de l’économie de la fonctionnalité. L’un des ateliers de cette réflexion collective : les coopérations au sein du secteur de l’édition, ou comment passer de la chaîne du livre à un véritable écosystème. Récit d’une page (et de vieux réflexes) pas si simple à tourner.
Montrouge, dans les Hauts-de-Seine. Au rez-de-chaussée des locaux du groupe Bayard, ce lundi 29 janvier, une cinquantaine de personnes balaient du regard la grande salle de conférence rouge qui les entoure. Le buffet avec son café et ses viennoiseries d’un côté, les rangées de chaises de l’autre, et des affaires qui s’entassent sur le grand porte-manteaux dans un coin. Les yeux glissent vite des visages inconnus vers les chemises et T-shirts où sont épinglés des cartons avec tout ce qu’il convient de savoir : nom et prénom de la personne, sa structure et son groupe de travail. Un vrai dossard de marathonien·ne.
Ça tombe bien, la course de fond du jour s’apprête à commencer. Celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un projet piloté par Le bureau des acclimatations, qui accompagne les organisations culturelles dans leur décarbonation, et financé par la Caisse des Dépôts. Parmi les partenaires : l’Université de Grenoble-Alpes, le groupe Bayard, L’école des Loisirs et The Shift Project. L’épreuve s’intitule « Livre et économie de la fonctionnalité ». Autrement dit, « comment sortir d’une économie où la création de valeur est basée sur la création de livres neufs » explique Fanny Valembois, co-fondatrice du Bureau des acclimatations. Importante interrogation lorsqu’on sait que la fabrication représente à elle seule 40% des émissions de CO2 d’un ouvrage acheté en librairie de centre-ville d’après The Shift Project.
Pour y réfléchir, trois ateliers se tiennent en parallèle : allonger la durée de vie d’un livre ; rémunérer la création ; coopérer pour changer. Les temps de déjeuner et d’apéro sont compris dans les 10h que dure l’épreuve car heureusement, le marathon est créatif et le sport, c’est dans la tête.
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Un dispositif de collaboration au sein d’un même champ qui rappelle celui organisé par Festivals en mouvement (lire notre article), en décembre 2023 à Rennes, visant alors à réduire l’impact de la mobilité du public et des équipes. Autre signe que les liens avec le secteur du spectacle vivant sont bien là, le plan d’action d’ARVIVA pour une transformation écologique du spectacle vivant – dont l’objectif est, avec les organisations professionnelles, fédérations et réseaux du spectacle vivant public et privé, de « mettre en œuvre plus efficacement la transformation écologique » – tapisse les murs. Alors toute la journée, sur l’enjeu de coopération, le spectacle vivant fera office de modèle pour aider à mieux comprendre les règles du jeu… au risque d’essouffler nos marathonien·nes ?
Dépasser les oppositions
Vincent Dargenne, ingénieur en économie de la fonctionnalité à l’ADEME, l’annonce en introduction : « La question, c’est avec qui on coopère ». Si la question est centrale, c’est d’abord parce que le secteur du livre est régi par ce qu’on appelle la chaîne du livre, c’est-à-dire les étapes qui, de la création à la diffusion, amènent le livre au / à la lecteur·ice. Or ces étapes, bien distinctes, font que les créateur·ices, au début de la chaîne, sont rarement amené·es à échanger avec les diffuseur·euses, à son extrémité.
Échanger entre acteur·ices, c’est tout l’enjeu de l’atelier 3 intitulé « Coopérer pour changer » qui se tient dans la salle 5. Première question posée aux marathonien·nes de cet atelier, « Qu’est-ce qu’on ne pourra pas faire seul·e mais qu’on ne pourra faire que collectivement ? ». La réponse est belle : « un livre ». Faire « vraiment » collectivement un livre, ce serait réfléchir à des manières de travailler équitablement à sa fabrication.
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Il convient donc de trouver de nouvelles méthodes de travail – c’est pour ça qu’on est là. Mais pour tous·tes les participant·es, le marathon créatif est d’abord en soi une nouvelle méthode de travail à apprivoiser. Dominique Tourte, directeur général de la Fédération des éditions indépendantes, a besoin d’interroger la coopération du groupe pour la penser à l’échelle du secteur : « De toute façon, on n’est pas dans une compétition, si ? ». Pour Leslie Hébert, responsable de formation à l’Institut supérieur de design de Saint-Malo, faire groupe c’est tout remettre à plat, « faire table rase de ce qui se fait ». Mais c’est « trop violent » pour Boris qui veut bien « tout réinterroger, mais de là à faire table rase… ».
Le marathon créatif met si bien en lumière les craintes et les attentes des participant·es en matière de coopération que pour l’expérimentation à présenter en fin de journée, ils/elles entreprennent de proposer… un marathon créatif.
Aller de l’avant
Oui mais voilà : plus les échanges progressent et plus il y a débat. Veut-on ou non impliquer les gros industriels ? D’un côté du groupe, l’objectif est d’impliquer tous les acteurs. Paméla Devineau (Le bureau des acclimations), facilitatrice, défend cette position : « On ne peut pas transformer la filière si tout le monde ne vient pas. Il faut qu’on coopère tous·tes ensemble, c’est le sujet du jour. »
« On ne peut pas transformer la filière si tout le monde ne vient pas. Il faut qu’on coopère tous·tes ensemble »
De l’autre, on soutient qu’impliquer les industriels revient à légitimer ceux qui cadenassent la chaîne du livre et empêchent toute coopération. Ainsi se laisse-t-on doucement dériver vers une question pour le moins complexe et politique : est-ce qu’on veut être du côté de la coopération… ou de la révolution ? Mélanie Cronier, chargée de mission transition écologique chez Mobilis, ironise : « on se coo-perd, là ».
Marche arrière : le marathon créatif est trop exigeant. Puisqu’« en fait, on se parle jamais », reconnaît Caroline Hermoso, directrice générale de Pollen Diffusion, il faut y aller petit à petit. Regard vers le mur puis gros plan sur le groupe : et si, comme ARVIVA, on faisait un plan d’action pour une transformation du secteur… du livre ? Pour Camille Babeau, éditrice aux éditions Milan, c’est évident : il faut voir ce qui se passe dans « d’autres filières culturelles qui ont des problématiques similaires ».
Faire de la littérature un art vivant
Mais le spectacle vivant a-t-il vraiment des problématiques similaires au secteur du livre ? Par certains aspects, oui. D’abord, l’opposition entre festivals indés et multinationales de l’événementiel n’est pas très différente de l’opposition entre éditions indépendantes et gros groupes médias. C’est aussi le cas pour les besoins en formation du personnel ou la question des financements des politiques culturelles – deux des cinq thématiques identifiées par ARVIVA dans son plan d’action.
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Ce qui toutefois distingue profondément le spectacle vivant de l’édition c’est la notion de représentation : concert, pièce de théâtre, spectacle de danse se jouent en direct devant un public. C’est parce qu’il y a représentation qu’il y a, sur un temps donné, collaboration en simultané de tous·tes les acteur·ices impliqué·es dans le projet et appréciation en simultané de l’œuvre par le public. Un livre, lui, ne connaît pas cette simultanéité, il est rédigé, puis fabriqué, puis diffusé, puis lu. Le fait que l’œuvre ne soit pas fabriquée ni appréciée collectivement au même moment, c’est ce qui rend si compliquée la sortie d’une logique linéaire pour l’économie du livre.
« Le problème c’est qu’on ne pense pas le secteur du livre comme un écosystème, on le pense comme une chaîne. »
C’est le problème qu’identifie Patrick Beauvillard, co-fondateur de l’Institut des territoires coopératifs et facilitateur de l’atelier : « Le problème c’est qu’on ne pense pas le secteur du livre comme un écosystème, on le pense comme une chaîne. On est prisonnier·es d’une vision linéaire et monolithique. » Jean-Marc Francony, responsable de master à l’Université Grenoble-Alpes, file même la métaphore : la chaîne du livre, « c’est les chaînes de l’esclavage ». Penser le milieu comme un écosystème permet de se dégager de ces chaînes. Ou plutôt, d’en faire des lianes. Car il s’agit de penser des façons de se retrouver et de faire commun. L’enjeu est donc d’inventer une expérience collective. De faire du livre, comme du spectacle vivant, « un art vivant, art durable », formule dont l’association ARVIVA tire son nom.
La fin de journée approche. Les un·es et les autres présentent leurs expérimentations, fruits du parcours sportif du jour. Sans surprise, elles esquissent toutes des tentatives de réponse collective. Si le projet de plan d’action a surtout mis en évidence le défi de la coopération, d’autres, ciblant des actions concrètes, se proposent de dépasser les obstacles. À l’instar du projet « Slow Book : éloge de la lenteur » qui invite à ralentir collectivement pour faire face à l’enjeu de surproduction. Parmi les excellentes idées émises par le groupe, comme la mutualisation de moyens et de matériel via une plateforme ou la création d’une ressourcerie dédiée aux livres, certaines feront sans doute partie des initiatives retenues pour la suite du projet. On se réjouit d’en voir s’ouvrir le prochain chapitre.