Avec l’association Cagibig, Hichem El Garrach-Balandin œuvre à la mise en commun de matériel et de ressources entre les acteurs culturels. En s’appuyant sur son expérience de technicien, il plaide pour une mutualisation qui intègre des enjeux écologiques, économiques et sociaux. Et invite à s’interroger sur nos manières de faire culture.
« J’ai un déclic au forum Entreprendre dans la culture à Paris en juin 2022. Je suis dans la salle et j’entends quelqu’un dire sur scène : “La mutualisation, tout le monde en parle mais personne ne fait rien”. Je me revois prendre des notes, écrire un pavé, me lever et prendre le micro. » se rappelle Hichem El Garrach-Balandin, responsable développement au sein de l’association Cagibig, chargée de mutualiser des ressources pour des événements.
Mutualiser : le terme apparaît à quatre reprises dans le Guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture publié par le ministère de la Culture en 2023. Preuve, s’il en est, que la notion s’affirme aujourd’hui comme un indispensable de la redirection du secteur. Dans le spectacle vivant notamment, « le bénéfice écologique est clair, souligne le ministère : il permet d’éviter les déplacements successifs de personnes, le transport et l’installation/désinstallation de matériel. »
Outre ses avantages écologiques, la mutualisation va ainsi dans le sens d’une plus grande coopération entre les acteurs culturels et d’une meilleure prise en compte des dynamiques de territoire. Des années 2010 à 2015, elle est d’ailleurs principalement mise en œuvre par des collectivités territoriales, avant que Cagibig n’entreprenne de l’intégrer à une logique nationale. Créée en 2016, l’association se propose d’être l’intermédiaire entre des utilisateur·ices et des contributeur·ices de ressources. Autrement dit, de mettre au point un cercle vertueux pour le partage et le réemploi.
Jusque-là, raconte Hichem, la mutualisation on la faisait mais on n’en parlait pas. Car Cagibig, au départ, c’est une association de gens qui ont un profil de terrain. Il y a Sylvain, président, régisseur et directeur technique à côté de son autre emploi et Maxime, chargé de production. Hichem les rejoint en 2019 à la suite d’une offre d’emploi qu’il voit passer. En guise de lettre de motivation, il envoie ce sms : « Moi, moi, moi ! ».
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Il ne joint pas davantage de CV à sa candidature. Il faut dire que de son parcours « hyper bordélique », il y a beaucoup à tirer pour saisir le personnage, moins pour s’assurer de l’adéquation de son profil avec le poste. De vendeur de chouchous sur la plage à entrepreneur en vin biologique en passant par prestataire de toilettes sèches, Hichem aura exercé beaucoup de métiers, mais aucun qui concorde vraiment avec celui auquel il postule.
Malgré tout, Hichem est recruté. La confiance que Cagibig lui accorde, il la doit aussi bien à l’amitié de l’équipe qu’à la charge de travail qu’il absorbe, « bossant comme un sauvage ». Il projette une stratégie, acquiert de l’expertise et construit sa posture. Au point de faire de ce verbe, « mutualiser », un vrai cheval de bataille pour questionner et faire évoluer le milieu culturel.
Tous les chemins mènent à Cagibig
À 18 ans, Hichem emprunte une voie commerciale, la seule qui se présente à « une personne sans diplôme, sans formation particulière et sans vraie perspective professionnelle » aspirant à « une espèce d’ascension sociale ». « Chouchous, chocolats, mobilier, encyclopédies, abonnements de téléphone et d’internet » : il multiplie les produits à vendre au porte-à-porte dans la région lyonnaise jusqu’au burn-out.
Plus tard, il découvre le métier d’ouvrier. Toilettes sèches l’été, vignes l’hiver, les saisons s’enchaînent, les événements aussi. Il en accumule plus de 200 en dix ans et passe de petite main à chef d’équipe puis à responsable d’opérations. Sur la même période, il participe à la création d’une SCIC, le Groupement régional d’alimentation de proximité (GRAP), et d’une Scope, La Cuisine Itinérante. Ces dynamiques collectives l’insèrent dans le milieu du développement durable et inscrivent sa pratique dans une dimension sociale et solidaire.
« J’ai passé beaucoup de temps à lire des trucs super chiants que personne ne lit »
Ces expériences se synthétisent à sa prise de poste chez Cagibig. « Il y a un truc qui apparaît comme une évidence » s’enthousiasme alors Hichem. Ce qui l’en convainc, c’est d’abord le bagage pratique qu’il a tiré de ses années d’expérience. Mais pas seulement : pour compenser le fait d’être « issu d’un milieu très éloigné de la culture », il a passé « beaucoup de temps à regarder ce qui se fait, ce qui se dit, à lire des trucs super chiants que personne ne lit ». Et c’est de cela qu’il tire cette certitude : « Avec Cagibig, on a un vrai levier ».
« Ça veut dire quoi la mutualisation, en vrai ? »
Hichem ouvre alors un nouveau chantier. Définitionnel, celui-là : « Ça veut dire quoi la mutualisation, en vrai ? ». Car jusqu’ici, le terme est employé dans des sens bien différents : « En fait, personne ne dit la même chose, personne n’agit de la même manière. »
Première étape, définir un champ. L’équipe de Cagibig opère ainsi un important pas de côté. En choisissant d’ancrer la mutualisation dans le champ économique, elle rattache le terme à une pratique. Loin d’une vision « très intellectualisée » qui tendait à assimiler la mutualisation à la coopération, à l’inscrire « dans le champ de la pensée philosophique et de l’interaction sociale », l’association veut en revenir à de l’« ultra concret » : mutualiser, « c’est mettre en commun de la ressource et en partager l’usage à l’échelle d’un écosystème territorial ».
« Mutualiser, c’est mettre en commun de la ressource et en partager l’usage à l’échelle d’un écosystème territorial »
L’élaboration d’une stratégie est une deuxième étape. Pendant cinq ans, Hichem s’emploie à « construire un discours qui permette d’exister ». Aux côtés des institutions et des acteurs de la mutualisation, « il met les mains dedans » et théorise le concept, mettant par là même en évidence le rôle de Cagibig : être un intermédiaire sur le terrain, par le biais de sa « régie logistique opérationnelle » qui permet de faciliter la mutualisation de ressources, de moyens et de compétences. Et être une interface virtuelle, grâce à sa plateforme numérique de mutualisation de matériel (voir le Panorama de la mutualisation, 2021).
La troisième étape, c’est la communication. Car si personne ne comprend le terme mutualiser, personne n’est en mesure de l’intégrer à sa pratique. Les Journées des acteurs de la mutualisation (JAM) voient ainsi le jour à Lyon. Sur deux jours, elles permettent aux acteur·ices de se rencontrer et d’échanger sur leurs pratiques. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les JAM ne sont pas, en tant que telles, une action de mutualisation. Car il ne s’agit pas de « mettre des gens autour d’une table » pour mutualiser.
Mutualiser les bonnes pratiques, partager les constats d’échec
Communiquer, pour Hichem, cela a consisté à « appuyer des discours un peu polémiques » pour « faire exister une voix différente » et rompre avec une certaine tendance à se payer de mots. Le responsable développement passe alors au crible de nombreux schémas et initiatives qui entendent faire de la mutualisation mais ne vont pas au bout de la démarche.
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Ainsi, explique Hichem, la dynamique de réemploi ne fonctionne pas « parce qu’on a mis la charrue avant les bœufs. Les bœufs, c’est renoncer, réduire. La charrue, c’est réemployer, recycler. Aujourd’hui, on a des super charrues mais on n’a pas de bœufs pour les tirer, donc elles restent au bord du champ. » Hichem est sévère mais « ce n’est pas tant une critique envers les personnes qu’un constat d’échec des initiatives », tempère-t-il : l’idée est d’être factuel, « dans le concret », et de regarder les choses en face. Manière d’inviter à travailler main dans la main pour faire évoluer le système dans son ensemble.
Il en va de même pour la loi AGEC, entrée en vigueur en 2021, dont le but est de faire transitionner vers une économie circulaire. D’ici à fin 2025, elle impose de sortir du plastique à usage unique, y compris pour les contenants alimentaires. Mais n’ayant pas été anticipée, des problématiques se posent, notamment financières : entre la recherche et développement, la fabrique des contenants réutilisables et le temps de mise au point du processus de mutualisation, le surcoût de la démarche de réemploi (logistique, lavage, stockage) est important. Or « comment on l’intègre ? demande Hichem. Et comment on modifie les process dans les espaces de distribution pour maximiser le réemploi ? ».
Au-delà des enjeux financiers se posent des problèmes de communication entre les acteurs impliqués : « Là, en fait, on parle d’une problématique de territoire et de coopération avec les collectivités territoriales. »
Quelle vision de la culture ?
« Il y a plein de trucs sur lesquels je suis parfois un peu critique parce je ne les comprends pas »
Ce que racontent aussi en creux ces interrogations d’Hichem, c’est l’opacité du monde culturel et des circuits décisionnels. Opacité qui est sans doute autant due aux rouages complexes du système qu’aux codes qu’il suppose d’avoir acquis. Hichem l’admet : « Il y a plein de trucs qui ne sont pas du tout de mon univers et sur lesquels je suis parfois un peu critique parce je ne les comprends pas ».
C’est ce qui fait le décalage avec certain·es de ses interlocuteur·ices : « J’ai découvert les métiers de la culture à 32 piges. Moi, avant, je ne savais même pas qu’il y avait des gens qui bossaient là-dedans. » Ses soutiens sont donc avant tout des personnes capables d’aller au-delà des positions clivantes et des attitudes en opposition qu’il peut afficher.
Parmi celles-ci se trouve l’équipe de l’Association pour le respect de l’environnement lors des manifestations culturelles et sportives (Aremacs), compagnon de route lyonnais de la première heure. Ce qui a permis à Cagibig de gagner en crédibilité, ce sont aussi « des individus qui nous soutiennent et croient en nous, à qui l’on doit beaucoup pour la crédibilisation de l’association » et grâce auxquels celle-ci passe de 3 contributeurs-utilisateurs en 2019 à 135 aujourd’hui.
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Se dessine ainsi une manière de penser la culture par la fabrication, plutôt du côté de celles et ceux qui la font que du côté de celles et ceux qui la consomment. D’où une position qui tranche avec les discours actuels sur l’accessibilité et entend souligner l’élitisme dont la culture est toujours fortement teintée : « Qui a les budgets, les marges de manœuvre ? Le public ». Car dans le fond, souligne Hichem, « ce ne sont pas les 10% de gens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté qui alimentent les caisses de la culture. »
Certes, c’est admettre que « c’est tout le modèle économique de la culture en lui-même qui doit être métamorphosé ». Mais c’est aussi, et surtout, inviter à repenser la manière dont ce modèle peut réellement créer une architecture pour être et travailler ensemble, éprouver de la considération mutuelle. Apprendre à voir, finalement, « les initiatives géniales » qui se déploient sur le territoire, les rendre visibles et valoriser les personnes qui les portent : « Je pense qu’il faut faire plus confiance aux gens qui font. »