Malgré la crise de l’énergie et les difficultés économiques qui impactent le secteur du spectacle vivant, les marques de bonne volonté et les initiatives écologiques se multiplient. Mais si la nécessité d’agir est à présent connue de tous·tes, comment trouver les voies vers une transformation profonde du secteur ? Discussion avec Lucie Bouchet, programmatrice de l’espace Développement Durable des Biennales internationales du spectacle de Nantes.
Tous les deux ans, le monde du spectacle vivant se donne rendez-vous à Nantes pour les Biennales internationales du spectacle (BIS). Près de 15 000 professionnel·les de la musique, de la danse, du théâtre ou du cirque investissent la Cité des Congrès, profitant du calme relatif de janvier pour prendre le temps de se rencontrer et de réfléchir à l’avenir du secteur. En 2024, l’événement sera de retour pour une onzième édition les 17 et 18 janvier, avec son désormais attendu espace DD.
« Il n’y a plus tellement de débat sur le fait qu’il faut agir, c’est plutôt : où on va ? Comment on y va ? Et à quelle vitesse ? »
D’abord village d’irréductibles écolos, à sa création en 2010, ce « salon dans le salon » est progressivement devenu un haut lieu des BIS, et un rendez-vous annuel incontournable pour les professionnel·les du secteur culturel à l’aune de l’urgence écologique et sociale.
Derrière la programmation de l’espace DD, on retrouve Lucie Bouchet qui s’attache depuis bientôt dix ans à prendre le pouls du secteur, à recueillir les questionnements, les initiatives et les doutes qui animent celles et ceux qui travaillent à le transformer. Cette année encore, les stands et la cinquantaine de conférences programmés donneront à voir le bouillonnement de pratiques et la réflexivité qui fait avancer le spectacle vivant, se plaçant à l’avant-garde des débats, tout en restant accessibles aux personnes qui entrent dans le sujet.
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Car l’enjeu est autant de transformer les pratiques et les métiers : avec des ateliers très concrets et orientés vers le « faire », intitulés par exemple « ma première partie à vélo », « comment monter une ressourcerie culturelle », « violences sexistes : et quand ça arrive dans mon équipe ? » ; que de donner à voir les débats fondamentaux qui traversent le secteur : « faut-il moins produire de spectacles pour répondre aux exigences de sobriété ? », « les micro-festivals sont-ils l’avenir des festivals ? ».
Sur la forme, cette succession d’interventions courtes, keynotes, ateliers ou débats qui se répondent, a été pensée comme « une grande conversation de 18h, une formation accélérée sur la transformation écologique » explique ainsi Lucie Bouchet. Rencontre.
Où en est la transformation écologique du spectacle vivant ? De quoi le secteur peut-il se féliciter ?
Lucie Bouchet : Ces dernières années, le débat s’est accéléré dans un sens positif. J’identifie un vrai tournant à partir de 2018, avec une certaine prise de conscience qui s’est d’abord traduite par une hausse de la fréquentation de l’espace DD, mais aussi par le crédit et le sérieux accordés à cet espace par l’ensemble des professions.
« Il y a encore trois ans, la décroissance était complètement taboue »
Les discussions sont devenues plus techniques. Il y a quelques années, on en était encore à affirmer le besoin de se transformer. Aujourd’hui, le secteur est mûr, il n’y a plus tellement de débat sur le fait qu’il faut agir, c’est plutôt : où on va ? Comment on y va ? Et à quelle vitesse ?
On en arrive aux questions fondamentales. Une fois qu’on a mis de côté toutes les solutions d’adaptation, de saupoudrage, de changement à la marge, qu’est-ce qu’il faut vraiment faire pour répondre aux enjeux qui sont devant nous ? Comment anticiper la transformation pour éviter qu’elle ne se fasse au détriment des structures fragiles du secteur et de la diversité artistique ?
Mais on n’a pas encore toutes les solutions. C’est l’objet d’un débat fascinant qui évolue très vite. Il y a encore trois ans, la décroissance était complètement taboue, alors qu’aujourd’hui elle revient quasi systématiquement dans les discussions sur le sujet. L’espace DD des BIS est aussi là pour alimenter ce débat, avec des regards extérieurs venus de la recherche et des présentations qui donnent à voir le foisonnement d’initiatives et d’études qui naissent partout dans le secteur.
La question sociale apparaît progressivement dans les discussions
Quels sont les clivages qui existent parmi les acteur·ices mobilisé·es pour la transition ?
Il y a la question sociale qui apparaît progressivement dans les discussions, avec des acteur·ices qui estiment qu’on ne peut pas demander le même effort à tout le monde. Sur l’enjeu des mobilités par exemple, certain·es appellent à bien prendre en compte le contexte des événements, selon qu’ils sont ruraux ou urbains. C’est le même débat que pour la taxe carbone, avec la volonté de ne pas pénaliser deux fois celles et ceux qui n’ont pas le choix de prendre la voiture pour accéder au spectacle vivant.
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C’est aussi la réponse à une forme de greenwashing par certaines grosses structures qui sur-communiquent sur des adaptations à la marge, voire qui se présentent comme motrices de la transition. Ce qui est fascinant, c’est la grande hétérogénéité chez les acteur·ices qui se mobilisent. On ne peut pas dire que ce sont les grosses structures contre les petites, ou le privé contre le public.
La question des clauses d’exclusivité suscite beaucoup de débat et parfois d’agacement dans le milieu des musiques actuelles. Ces clauses empêchent les artistes de jouer sur un territoire et pour un temps donné autour d’une représentation. Le débat se focalise bien souvent sur les grosses têtes d’affiche, avec des cessions à plusieurs centaines de milliers d’euros, mais elles sont aussi largement pratiquées sur des cachets bien plus mesurés, y compris dans le théâtre ou le classique. Certain·es aimeraient y mettre fin pour maximiser les déplacements des artistes sur le territoire, mais c’est difficile car cela touche à l’idée que les événements et équipements se font de la provenance de leur public, bien souvent irrationnelle à en croire le sociologue Aurélien Djakouane.
Le secteur culturel est très fort pour se raconter des histoires sur ce qu’il est
Par contre, certaines questions comme celle de l’énergie ne font pas débat, et relèvent davantage du manque de moyens financiers que du manque de volonté. Tout le monde a envie de payer moins d’électricité, surtout avec la crise de l’énergie qu’on connaît.
On parle souvent du rôle de la culture dans la diffusion de nouveaux récits, ou de la capacité du secteur de se positionner à l’avant-garde sur les sujets environnementaux. Mais que peut vraiment la culture dans la transformation écologique de la société ?
Il me semble important de garder une perspective critique sur les nouvelles expressions, ou sur les solutions toutes faites, qui naissent parfois dans la culture. Aurélien Djakouane explique aussi très bien que le secteur culturel est très fort pour se raconter des histoires sur ce qu’il est.
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Et en effet, il est primordial de s’interroger sur le poids réel du secteur culturel. Certain·es sont convaincu·es qu’il peut tout changer, d’autres qu’il ne pèse pas grand-chose face à la puissance de la publicité. De même, le fait que la culture dépende d’infrastructures de transport ou d’énergie sur lesquelles elle n’a pas la main est un argument utilisé autant pour expliquer qu’elle peut bousculer les autres secteurs que pour prouver son impuissance. On a besoin d’en discuter collectivement, de se poser honnêtement la question afin de pouvoir niveler nos actions à la hauteur de notre marge réelle.
Pour prolonger la discussion, rendez-vous aux Biennales du spectacle, les 17 et 18 janvier 2024 à Nantes. Programmation de l’espace DD par ici.