Avec le Bureau des mots, l’artiste Jeanne Hénin s’installe dans la rue et propose aux passant·es d’inventer des mots pour mieux décrire ce que l’époque nous fait. Dans Les mots qu’il nous faut, publié ce mois-ci aux Éditions La Mer Salée, l’autrice compile ces néologismes et leurs définitions inventées de toutes pièces, ouvrant la porte à une écologie plurielle et sensible. Petite sélection de mots piochés dans ce « dictionnaire lumiluttant ».
« Avec la période que nous traversons, y a‐t‐il des expériences que vous vivez, des émotions que vous ressentez pour lesquelles vous n’avez pas de mot ? ». Installée derrière une longue table aux côtés de son amie Titiane Haton, Jeanne Hénin interroge les passant·es qui ralentissent, interpellé·es par les drôles de mots affichés sur le mur derrière elles. Les conversations s’engagent. Chacun·e parle de soi, de sa place dans le monde et parfois, la conversation débouche sur la création d’un nouveau mot, à même de décrire et de faire exister ce que les personnes racontent.
Directement inspiré du Bureau of linguistical reality des artistes américaines Alicia Escott et Heidi Quante, le Bureau des Mots de Jeanne Hénin donne naissance à un livre, paru le 22 mars aux Éditions La Mer Salée. Les mots qu’il nous faut reprend les néologismes et leurs définitions tissées le temps d’une rencontre dans les rues d’Arles, de Marseille ou d’ailleurs.
Nouveaux mots, nouveau monde
Car à l’heure de l’urgence écologique, quasi exclusivement traitée sous un prisme scientifique, Jeanne est convaincue de la nécessité de donner de la voix à l’intime, au vécu, à la diversité des manières de vivre une époque de crise inédite. « Les mots créés documentent ce qu’il se passe dans la vie des gens, touchent des réalités qui ne sont ni chiffrables, ni contestables » explique-t-elle, soulignant au passage la force du Bureau des mots : « offrir un espace d’écoute, de discussion lente et gratuite, refaire de la place à la compassion ».
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Ces mots sont présentés comme de véritables « outils pour l’action ». D’abord pour se réapproprier le vocabulaire face aux « mots qui mentent » ou ceux vidés de leur sens : éco-terroriste, wokisme, islamo-gauchistes, résilience, sobriété, régénération… Mais aussi pour créer des ponts entre des expériences communes, comme l’ont déjà fait « anthropocène » ou « solastalgie », et ouvrir la porte à d’autres manières de s’engager en prenant en compte la pluralité des vécus, situations sociales et rapports au monde.
1. Encoufarder
Verbe · Issu de encouragement et de fardeau
Flatter, féliciter une personne de ses engagements pour une cause qui nous semble juste, tout en lui refilant le fardeau de l’action à mener. Qui encoufarde quelqu’un se désolidarise de la lourde tâche collective et nécessaire pour s’acheminer vers une bascule juste. Comme s’il n’était pas concerné, qu’il ne pouvait prendre sa part d’action. Si le compliment peut être sincère et poli, il laisse à celle ou celui qui le reçoit, un goût amer de solitude; sa charge s’en trouve encore alourdie.
Avec Sandrine, décembre 2023
« Un grand merci à toute la jeune génération. C’est bien ce que vous faites ! Ça nous donne beaucoup d’espoir, c’est vous qui changerez le monde, nous comptons sur vous ! – Arrêtez de nous encoufarder, c’est à vous de nettoyer vos bouses, ça suffit ! »
2. Fémidoute
Nom féminin · Issu de féminin et de doute
Difficulté à croire simplement la parole des femmes, lorsqu’elles partagent un récit de viol ou de violences sexuelles. Par extension, cette expression est aussi utilisée pour qualifier l’habitude de mettre en cause la parole des femmes et la réalité de leurs expériences vécues.
Avec Jeanne, août 2023
« Le juge s’interrogea : Mais, comment vérifier le viol ? On ne va pas toutes les croire ! – De toute évidence, le fémidoute est encore votre première réaction, monsieur le juge. »
3. Lumilutter
Verbe d’action · Issu de lumière et lutter. Voir aussi lumiluttant·e, adjectif, et lumilitant·e, nom.
Agir avec intention et conviction, mu·e par un espoir radical. Pour qui lumilutte, se résigner n’est pas une option. Parfaitement lucides sur les difficultés, les lumilitant·es se concentrent sur les failles du système, sur l’étendue des possibles et sur le potentiel humain. Lumilutter mobilise une énergie d’action déterminée qui permet de sortir de l’impuissance. Un des slogans des lumilitant·es est Now Future, une référence lumipunk à No Future.
Avec Sandrine, mai 2023
« Io avait décidé d’avoir foi en l’humanité et en l’avenir. Elle avait choisi de dépasser le récit ambiant catastrophiste indiquant que tout était joué et qu’il n’y avait plus de perspectives. Elle avait créé une maison d’édition lumiluttante dédiée aux utopies. »
4. Oufria !
Onomatopée · Issu de l’onomatopée française ouf ; et de houria, transcription phonétique de liberté, en arabe
Expression de soulagement lié à un sentiment de liberté retrouvée après une période de vie vécue comme un emprisonnement.
Avec Nadia et Rabha, avril 2023
« J’ai vécu sans papiers pendant des années, mais depuis que j’ai des papiers, je sors, je travaille, je me sens libre. Oufria ! »
5. Privilâche
Adjectif · Issu de privilège et de lâche.
Qui refuse de renoncer à certains privilèges dont il dispose alors qu’il a la connaissance des effets produits par son choix.
Avec J., mars 2023
« Balivernes, Léna, restrictions ou pas, je vais pomper dans le forage et remplir la piscine, on est dans un pays libre, à la fin ! Léna regarda son père, effarée par son attitude privilâche. Elle ferma la vanne.»
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6. Terrestouffada
Nom féminin · Issu de terre ; de estoufa, étouffer en provençal ; et de fada, fou en provençal
Phénomène qui pousse les fadas à bétonner la Terre (planète) et la terre (sol), ce qui a pour conséquence de l’étouffer et d’exterminer petit à petit toute possibilité de vie. Ce phénomène tend à rendre le sol hermétique, il ne peut plus respirer.
Avec Mélanie, avril 2023
« La terrestouffada a encore frappé ! Le conseil municipal a voté la construction d’un parking sur un ancien terrain agricole dans les faubourgs de la ville. »
7. Toujourologie
Nom féminin · Issu de toujours et de -ogie, suffixe qui désigne la discipline, la science
Comportement irrationnel ou absurde justifié par le fait que l’on n’a jamais rien connu d’autre.
Avec Joffrey, Pauline, Frédéric et Romain, janvier 2023
« Ramasser compulsivement les feuilles de l’automne à coups de jets pétrolisés, voilà un acte de toujourologie. »
Les mots qu’il nous faut de Jeanne Hénin est disponible en librairie ou sur le site de La Mer Salée depuis le 22 mars.