Pour son premier roman, Hélène Laurain nous plonge dans la tête d’une jeune activiste anti-nucléaire désorientée par la catastrophe climatique. Partout le feu aborde sans détours l’éco-anxiété, la perte de repères et les bouillonnements intimes propres au militantisme. Entretien avec Hélène Laurain, nommée pour le prix du roman d’écologie 2023.
« il disent qu'il faut que je fasse mon deuil mes deuils ils ont un nom solastalgie il paraît moi j'appelle ça mes deuils de la baignoire remplie de mousse de la vie à 20° en toutes saisons de la volupté de la voiture du bonheur d'accumuler le deuil des forêts humides d'une vie sans cancer le deuil du désir d'enfant de la légèreté des lacs gelés en hiver »
Née en 1988 à Metz, Hélène Laurain a étudié les sciences politiques et l’arabe avant de se tourner vers l’écriture. Son premier roman Partout le feu, publié l’année dernière aux éditions Verdier, est nommé pour le prix du roman d’écologie 2023. Un livre haletant qui nous immerge dans le quotidien de Laetitia, une jeune activiste obsédée par la catastrophe écologique en cours.
« Laetitia habite en Lorraine, région où l’État a décidé d’enfouir tous les déchets radioactifs de France. Alors avec sa bande, Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé, elle mène une première action spectaculaire qui n’est qu’un préambule au grand incendie final » peut-on lire sur la quatrième de couverture.
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Porté par une écriture en vers libre, sans ponctuation, Partout le Feu met en récit l’angoisse profonde, voire la détresse qui découle de la prise de conscience de l’urgence écologique. Comme un long monologue intérieur, le livre dévoile des personnages touchants et un humour grinçant, accompagné d’une B.O aux airs adolescents (Nick Cave, The Cure, Depeche Mode…). Hélène Laurain offre un témoignage troublant d’une jeunesse désorientée, en quête de sens. Pour Pioche!, elle revient sur l’écriture de ce livre, abordant au passage son rapport à l’éco-anxiété et le rôle que peut jouer la littérature face à l’urgence écologique.
Pourquoi avoir choisi de plonger vos lecteurs dans la tête d’une jeune activiste anti-nucléaire ?
« Le sujet du nucléaire est très romanesque, renvoyant à l’image du feu et du danger »
Hélène Laurain : J’ai écrit ce livre à un moment de perte de repères totale. Comme Laetitia, je fais partie de cette « génération Tchernobyl » qui a grandi avec les conséquences de la catastrophe. On nous a beaucoup répété qu’il fallait avoir confiance dans le futur et dans le modèle capitaliste. Mais quand on prend conscience de la catastrophe écologique, tout change. Nous devons désormais faire le deuil d’un futur radieux, faire le deuil du vivant, nous reconstruire un système de valeur. Ce n’est pas toujours facile.
En plus, j’ai grandi en Lorraine, une région touchée par le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, avec toutes les persécutions de militants que ça engendre. C’est un sujet qui me touche particulièrement, et qui est, il faut le reconnaître, très romanesque, renvoyant à l’image du feu et du danger. Mais en réalité ce n’est pas le thème central du livre, c’est plutôt un arrière-plan.
C’était important pour vous de parler d’éco-anxiété et de militantisme à travers la fiction ?
Hélène Laurain : Je suis partie de la conviction que ce que je traversais, aussi intime que cela puisse paraître, je n’étais pas la seule à le vivre, et que ça pouvait parler à d’autres personnes. J’ai connu ce sentiment d’impuissance terrible qui nous envahit lorsqu’on réalise l’ampleur des crises écologiques, qu’on ne sait pas comment agir.
« Avec l’urgence climatique, on ne peut plus écrire des romans comme Balzac, qui ronronnent et nous maintiennent dans le confort »
Ce livre traduit une vraie colère, à la fois politique et intime. Mais j’ai essayé de montrer que cette rage pouvait être fructueuse, qu’elle pouvait être une pulsion de vie, une manière de se lever, de se mettre en mouvement et de ne plus être passifs. C’est aussi un enjeu féministe d’exprimer sa colère en tant que femme car nous avons été socialisées à étouffer nos émotions virulentes.
Mais il y a quand même beaucoup d’humour dans Partout le feu. Même dans les pires situations, il y a toujours un grand éclat de rire. J’aime beaucoup l’humour triste, la mélancolie un peu ironique. Je me suis notamment inspirée des dialogues de séries comme The Office, Succession ou The White Lotus, qui poussent le malaise au maximum. C’était aussi important pour moi de proposer un livre avec des influences plus pop, moins snobs.
« pour sentir la perfection du moment il faut se laisser porter par la respiration du groupe une communion et un piège la certitude que chacun fera ce qu’il a à faire il faut laisser monter la confiance dans la fête à venir quelque chose d’inébranlable, d’infaillible ce soir nous scellerons le pacte du feu »
Pourquoi cette forme d’écriture en vers libres ?
Hélène Laurain : C’est une forme qui s’est imposée dès le début. Il y a l’influence de la poésie, du slam, et des nouvelles manières de communiquer par messages qui imposent des phrases plus courtes, plus rythmées. Je trouve que cette écriture rapide, sans ponctuation, porte le sentiment d’urgence, donne l’impression de suffoquer avec Laetitia.
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J’avais aussi l’ambition de proposer quelque chose de nouveau, une nouvelle façon de décrire le contemporain. Avec l’urgence climatique, et la perte de repères qui l’accompagne, je pense qu’on ne peut plus écrire des romans comme Balzac, qui ronronnent, qui divertissent et nous maintiennent dans le confort. Il y avait vraiment l’idée d’assumer un objet un peu inconfortable, c’est ce qui permet de bousculer.
Qu’est-ce que ça change d’écrire un livre à l’heure de l’anthropocène ?
« La poésie vient offrir un espace dans lequel le sens n’est pas essentiel, mais la forme l’est »
Hélène Laurain : C’est une des réflexions qui traverse aujourd’hui la littérature. Certain·es auteur·ices, comme Pierre Ducrozet s’attachent à construire leur narration de manière organique, en s’inspirant de l’organisation végétale. Il faut aussi s’interroger sur les formes qu’on utilise, comprendre d’où elles viennent et ce qu’elles charrient. Le roman, par exemple, est une forme dominante et dans une certaine mesure patriarcale. Pendant très longtemps, les personnages féminins ont été traités avec misogynie, c’est quelque chose qu’il faut prendre en compte quand on écrit.
Et puis il y a un grand besoin de poésie, de beauté à un moment où le monde paraît incompréhensible. On a l’impression que tout nous échappe, et la poésie vient offrir un espace dans lequel le sens n’est pas essentiel, mais la forme l’est. Un espace de liberté complètement vital.
« l’éclairage est faible comme dans les villes de province l’homme maigre agite ses mains autour de lui le poing d’abord fermé s’ouvre magicien il jette des graines invisibles sur un rond-point le fou calme pas dérangé par l’alarme proche d’une voiture il continue doucement pas menacé sur la bande centrale d’une deux voies il y a déjà de petites marguerites au sol il fait ça dans l’orage violet il y a des choses belles »
C’est le rôle de la littérature, proposer de la beauté quand plus rien n’a de sens ? Quels sont les liens à tisser entre littérature et militantisme ?
Hélène Laurain : Les artistes jouent un rôle primordial parce qu’ils créent la culture, le discours ambiant capable de nous rassembler. Ils proposent d’autres façons de voir qui pénètrent de manière progressive les autres sphères. Mais dans les faits, quand on écrit un livre, on ne peut jamais savoir quel impact on a sur la vie des gens, sur le fait qu’ils s’engagent ou non par exemple. C’est un impact qui est avant tout intime.
La littérature ne répond à aucun impératif, mais si les auteur·ices le souhaitent, ils peuvent proposer des issues, des récits collectifs qui sont des leviers politiques très puissants. Je suis convaincue que l’action militante et l’art sont complémentaires, c’est à chacun·e de déterminer, en fonction de sa sensibilité, de son tempérament, comment il peut s’engager à sa manière.
Partout le feu, d’Hélène Laurain, publié le 6 janvier 2022 aux éditions Verdier.