Figure du mouvement climat en Belgique, Adélaïde Charlier revient sur l’urgence de diversifier les rangs des mobilisations pour la justice sociale et climatique, questionnant au passage la fabrique de la légitimité quand il s’agit d’écologie.
Adélaïde Charlier, c’est d’abord un visage. Celui des marches et des grèves scolaires pour le climat en Belgique, au moment où des milliers de jeunes – et de moins jeunes – manifestaient leur inquiétude dans les rues des grandes villes occidentales. C’est aussi une énergie, solaire, mise au service du mouvement Youth For Climate, qu’elle co-crée en 2019 à seulement 18 ans.
Cinq ans plus tard, « la meuf du climat », comme elle se définit sur son compte Instagram, multiplie les fronts pour la justice sociale et climatique. On l’a vue en Allemagne aux côtés de Camille Étienne contre la mine de charbon de Lützerath, au Parlement européen pour défendre la loi de restauration de la nature adoptée fin février ou encore dans une campagne de pression contre le sponsoring de TotalÉnergies à la course des 20km de Bruxelles.
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Dans le cadre du Climat Libé Tour, et quelques jours avant qu’elle ne participe à une table ronde portant sur la légitimité à prendre la parole sur l’écologie, titrée « L’écologie c’est pas pour moi, vraiment ? », nous revenons avec elle quelques années en arrière pour saisir la construction de son engagement écologique. Comprendre aussi comment une jeune lycéenne est parvenue à convaincre plusieurs centaines de lycéen·nes de se sentir légitimes sur le sujet du climat, dominé par les discours scientifiques. Et tenter d’expliquer le plafond de verre que rencontre aujourd’hui le mouvement climat, tenant à distance des pans entiers de la société, quartiers populaires et territoires ruraux en tête.
Adélaïde porte un regard lucide sur le devenir de cette génération climat qui, si elle a battu le pavé jeune, ne pourra grandir au-delà de ses rangs majoritairement « blancs et privilégiés » sans prendre en compte la pluralité des combats, féministes, antiracistes, classistes, validistes, etc. qui agitent la société. De quoi ouvrir la voie à une écologie « intersectionnelle », seule à même « de briser la bulle de filtre » qui nous entoure tous·tes.
Comment devient-on activiste pour le climat ?
Adélaïde Charlier : Il faut savoir que je viens d’une famille belge relativement privilégiée et peu conscientisée sur les enjeux climatiques. Enfin consciente des enjeux, mais pas de l’urgence. À 11 ans, je suis partie vivre au Vietnam avec ma famille pendant cinq ans et là-bas, j’ai eu la chance de pouvoir aller à l’école des Nations unies à Hanoï où l’on m’a parlé des catastrophes naturelles, des migrations, et de toutes les conséquences du dérèglement climatique. Alors quand je suis revenue vers 16 ans en Belgique, je n’étais évidemment pas activiste, mais il y avait ce terreau très fertile pour faire pousser une graine d’activiste.
C’est grâce aux réseaux sociaux que j’ai vu le premier speech de Greta Thunberg, au Forum de Davos, en 2018. Ça m’a interpellée, je me suis dit : « Ok, elle est plus jeune que moi et elle ose affronter des dirigeants économiques ». Le fait qu’elle ait parlé, qu’elle ait eu du soutien, de la reconnaissance, ça a parlé à énormément de jeunes qui lui ressemblent. Des jeunes comme moi. Elle nous a montré qu’on pouvait s’engager en dehors de l’école.
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Alors quand j’ai su que de jeunes Flamand·es cherchaient des Belges francophones pour les aider à rejoindre leur organisation de grève pour le climat, je les ai rejoint·es à Bruxelles. C’était un peu l’opportunité qui me manquait.
Pour la troisième grève nationale belge, on était des centaines à quitter ma ville de province vers la capitale. Quand on est arrivé·es à la gare, 35 000 jeunes nous attendaient. C’était incroyable. Ce sentiment a changé ma vie. C’est ce jour-là que l’arbre de l’activisme a poussé.
Mais à ce moment-là, à dix-huit ans, on se sent légitime pour prendre la parole ? Parler d’écologie dans les médias, devant des foules ?
Adélaïde Charlier : À l’école, on ne m’a pas appris à prendre le train, à faire grève, à organiser des trucs. On ne nous a pas dit : « Confrontez-nous sur des questions autour du climat » avec une approche critique. En fait, on ne parle pas d’engagement à l’école, on se contente de respecter les règles et de faire ses devoirs.
Ma légitimité ne s’est pas construite individuellement mais collectivement. Tu ne te dis pas que toi personnellement, individuellement, tu es légitime. C’est la cause qui est légitime, tout comme la jeunesse qu’on représente.
Je ne sais pas tout sur l’urgence climatique, mais notre légitimité est totale puisque c’est notre génération qui sera la plus impactée. Peu importe les détails, les chiffres, où tu mets la virgule dans les calculs, on est concerné·es, on est sur Terre donc on a notre mot à dire.
C’est intéressant d’aborder la question des chiffres, l’écologie étant souvent ramenée au GIEC, aux rapports, tout un langage finalement assez technique. C’est quelque chose qui te parle ?
Adélaïde Charlier : J’ai énormément utilisé la rationalité dans mon engagement. Mais je réalise seulement depuis quelques mois qu’en fait, il faut une forme narrative différente.
Moi, ce qui m’a embarquée, ce sont des rencontres et des histoires qui m’ont bouleversée. Évidemment que les faits sont essentiels pour convaincre le cerveau, mais il faut aussi le ressentir dans ses tripes. Et pour ça, il faut aller bien au-delà des chiffres. Or on s’est concentré·es, dans les médias, sur une science rationnelle. Ça nous a fait perdre clairement 50 ans.
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« Il faut qu’on parle aux gens comme on parle à nos potes »
Peut-être qu’on a convaincu quelques personnes du monde académique mais pas plus. Ce qu’il faut, c’est qu’on parle aux gens comme on parle à nos potes. C’est ce qui a un impact important parce que les gens veulent se sentir connectés, représentés.
En tant que jeunes activistes on peut utiliser notre langage, nos réseaux sociaux. On nous demande constamment d’utiliser de beaux mots, de faire de belles phrases. Très bien, ça parle à certain·es. Mais soyons aussi accessibles pour les autres.
À ce sujet, tu perçois les codes culturels utilisés dans les mouvements climat qui peuvent tenir à distance une partie de la population ?
Adélaïde Charlier : Je sais très bien que moi, je vais utiliser les codes qui sont ceux de milieux privilégiés, avec le capital économique, social et culturel qui leur est associé. Je vais te donner un exemple. Dans les marches pour le climat, on parlait du futur. On se disait : « Non mais c’est inacceptable, c’est ma génération qui va être la plus touchée, vous vous rendez compte en 2050, quand j’aurai des enfants, etc. ». Mais c’est une façon de raconter l’urgence climatique d’un point de vue très privilégié. Je vais donc parler à des personnes qui me ressemblent et qui ont ce même capital. Le visage du mouvement climat ne peut pas rester blanc et privilégié. Ce serait provoquer sa défaite.
As-tu des personnes en tête qui incarnent ces « nouveaux visages » autour de l’écologie ?
Adélaïde Charlier : Oui, je pense à Vinz Kanté qui a réussi à garder ses codes d’animateur. Je trouve ça trop fort. Il y a eu un changement radical chez lui mais il n’a pas changé sa manière de communiquer. Il y a aussi Féris Barkat qui a fait un travail incroyable dans les quartiers populaires avec Banlieues Climat. Il faut des gens comme ça dans tous les milieux socio-économiques. C’est essentiel.
En quoi tous ces questionnements font-ils évoluer ton engagement autour de l’écologie ?
Adélaïde Charlier : Quand j’ai commencé à m’engager je rencontrais surtout des expert·es. Mais au fur et à mesure, j’ai commencé à rencontrer des personnes touchées autrement par le sujet, soit directement impactées par les effets du dérèglement climatique, soit engagées dans d’autres formes de luttes. Par exemple, j’ai eu la grande chance de traverser l’Atlantique en voilier pour rejoindre une conférence qui se tenait en Amérique du Sud et rassemblait différents peuples autochtones, des scientifiques brésilien·nes et des activistes d’un peu partout dans le monde. J’ai passé quelques jours dans le nord du Brésil, dans un petit village qui s’appelle Altamira aux portes de la forêt amazonienne. J’y ai rencontré énormément de personnes incroyables qui ont fait changer ma vision de l’activisme.
« J’ai compris que défendre des communautés autochtones c’est aussi défendre la biodiversité et l’urgence climatique »
À mon retour de ce voyage, je me suis dit que je ne pouvais pas être activiste pour le climat sans faire de liens avec la biodiversité et les droits humains. Et j’ai compris que défendre des communautés autochtones c’est aussi défendre la biodiversité et l’urgence climatique.
La question de l’intersectionnalité devient essentielle dans mon activisme. Je suis encore en plein milieu de mon processus et je pense qu’en tant que personne privilégiée, ça va me prendre toute la vie de m’éduquer sur ces questions. C’est notre plus gros défi aujourd’hui : s’assurer que celles et ceux qui se mobilisent pour la justice sociale et climatique se retrouvent dans un seul et même mouvement.
Le programme complet de l’étape parisienne du Climat Libé Tour à l’Académie du Climat, qui se tiendra ce week-end, du 29 au 31 mars 2024, est à retrouver ici. L’événement est gratuit sur inscription.