Avec Connemara et Leurs enfants après eux – Prix Goncourt 2018, l’écrivain Nicolas Mathieu s’est affirmé sur la scène littéraire en écrivant son Grand Est désindustrialisé, touché par le chômage, dans lequel il a grandi. Il publie ce mois-ci un recueil de poèmes chez Actes Sud, Le ciel ouvert. Fervent soutien des manifestations contre la réforme des retraites et « porte-parole de la France périphérique » pour certain·es, Pioche! l’a rencontré pour parler écologie, territoires et violences sociales, depuis d’autres points de vue.
En août dernier, au festival Agir pour le vivant, on s’entretenait avec Nicolas Mathieu pour parler d’écologie. Pas le sujet qu’il maîtrise le mieux, de son propre aveu, et c’est précisément ce qui nous intéressait chez lui. À l’heure où l’on présente encore trop souvent les zones péri-urbaines et rurales comme en « contre » de l’écologie – rappelons-nous les Gilets jaunes – il nous semblait intéressant d’entendre celui qui a si bien su dépeindre cette France périphérique.
Deux livres nous intéressaient et nous ont personnellement touché·es, Leurs enfants après eux, prix Goncourt en 2018, puis plus récemment Connemara, en 2022. Deux œuvres qui n’écrivent pas pour, mais avec les personnes qui peuplent ces ZAC, ces ronds-points, qui vivent dans cette France moche comme pouvait l’écrire Télérama en 2010. Et la langue de Nicolas Mathieu de redonner vie mais surtout parole à celles et ceux qui en sont encore bien trop dépourvu·es dans l’espace public.
Le moment où j’ai commencé à faire des choses un peu moins merdiques, c’est quand j’ai écrit sur des choses que je connaissais
Écologie populaire ?
Si chez Pioche! nous défendons l’idée que la culture, et notamment la culture populaire, peut et doit devenir le pilier d’une nouvelle culture écologique, encore faudra-t-il ne pas faire l’impasse sur « l’expérience des corps, les expériences, les vécus » des classes populaires, et surtout sur le choix d’un langage qui permet à nouveau de « toucher les gens ».
Entretien entre deux éclats de rire, avec un transfuge de classe qui nous a avant tout parlé des « gens qu’il aime, avec qui il a grandi », et avec qui nous avons débattu de la gauche et de ce que serait une écologie enfin débarrassée « de sa prétention à détenir la vérité ».
Est-ce que tu peux définir ces territoires dont tu parles dans tes livres ?
Nicolas Mathieu : Le problème de cette France-là, c’est que sa ligne de continuité, ce qui ferait son homogénéité, n’est pas si évident à comprendre. On peut la définir en creux. Ce n’est pas les grandes métropoles, ce n’est pas non plus les quartiers de grands ensembles où se concentrent les problèmes sociaux. C’est une multiplicité de territoires entre les deux, qui vont de la cambrousse à des villes comme Nancy. Des gens ont beaucoup de pognon, d’autres pas du tout, c’est très varié, très protéiforme, traversé par des passions diverses. Ce qui fait que j’en parle, c’est que c’est la France que je connais. C’est mon point de départ.
Pendant longtemps j’ai écrit pour prendre des distances avec mon milieu d’origine, pour m’élever socialement. Le moment où j’ai commencé à faire des choses un peu moins merdiques, c’est quand j’ai écrit sur des choses que je connaissais. C’est le fameux mojo d’Hemingway : write what you know. J’ai parlé des toutes petites villes dans lesquelles j’ai grandi, de celles un peu plus grandes où je suis allé au lycée et celles encore un peu plus grandes où je suis allé à l’université. Connemara c’est vraiment ça : Cornécourt, Épinal, Nancy.
Mais si on doit définir ces territoires à la truelle, il me semble qu’ils sont animés par le sentiment de la sous-représentation et du déclin. « C’était mieux avant quand même… »
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Tu arrives à avoir une écriture sans surplomb, sans misérabilisme, sans complaisance, qui permet de créer un sentiment d’identification. Certain·es chez Pioche! se sont dit en te lisant : « Il écrit la France d’où je viens ».
La France moche je la travaille dans Connemara, les personnages se retrouvent dans un Kyriad pour faire l’amour. J’essaye de montrer qu’il y a une poétique des ZAC (ndlr : zone d’activité commerciale), ce que font par exemple des photographes américains comme William Eggleston ou Stephen Shore qui essayent de montrer ce qu’il peut avoir de noble et de beau dans des espaces qui ne le sont pas a priori, type échangeurs autoroutiers, diner américain. On peut le faire avec un Saint Maclou et un Buffalo Grill. Il suffit de le prendre par le bon bout, de regarder ce que les gens y vivent. Les familles qui y passent leurs week-ends, qui ont des histoires d’amour dans des McDo, les enfants qui auront plus tard leurs bons souvenirs dans des zones commerciales… Il n’y a pas à avoir un surplomb moral vis-à-vis de ça, il faut s’y intéresser.
J’essaye de montrer qu’il y a une poétique des ZAC
Il y a des morales des points de vue. Où on se place pour parler de quelque chose ? On peut parler de tout mais pas n’importe comment, il faut se mettre au bon endroit. Et le bon endroit ce n’est pas le surplomb ou la contre-plongée qui héroïse. Au cinéma, ça serait le trois quarts arrière, la caméra qui suit par-dessus l’épaule et qui est empathique et près de la peau. Essayer de voir ce que les gens éprouvent.
Tu es un transfuge quelque part, tu t’es toujours construit en laissant derrière toi d’où tu venais. Tu construis un regard par rapport à ça. Et pour réussir à re-regarder sans surplomb, est-ce que tu as dû déconstruire des choses, faire un effort, un travail particulier ?
Ce sont des phénomènes de réconciliation. J’ai longtemps voulu nuire à ce que j’étais au départ, le transformer, devenir un petit bourgeois de la culture. C’était ça mon projet. Finalement, je me suis rendu compte qu’en n’y étant pas né, je n’y serai jamais vraiment. Que d’où je viens, je n’y serai plus vraiment non plus, que je me retrouve dans une position intercalaire. Mon fils sera un vrai petit bourgeois, il est né dedans, moi je ne serai jamais plus comme mes parents. Cette position d’entre-deux est à la fois privilégiée car elle permet de voir le fonctionnement des deux, mais un peu inconfortable parce qu’on n’a jamais vraiment de corps à soi.
Et puis, le temps aidant, je me suis réconcilié. J’avais l’habitude de regarder les hommes comme mon père en me disant « mon Dieu, je ne veux pas être ça », et puis un jour je me suis dit, « il fut cela ». C’est un parcours œdipien assez classique.
J’avais l’habitude de regarder les hommes comme mon père en me disant « mon dieu je ne veux pas être ça »
On se questionne beaucoup dans le monde de l’écologie en ce moment : qui en parle ? comment ? à qui ? On a envie de te faire réagir à une tribune de Noël Mamère qui vient de paraître : « Dans un contexte aussi hostile, les écologistes souffrent d’un double handicap pour faire comprendre leur projet de société au plus grand nombre. Leur pensée de la complexité est mal adaptée à un monde qui la refuse pour mieux se rassurer. Leur croisade contre les vices de certaines catégories sociales qui pourtant vivraient moins mal grâce à leur projet de société contribue à cette tension. »
Nicolas Mathieu (nous coupe) : Il y a le même problème chez Macron. Il y a quand même toute une partie des élites politiques qui pense que le peuple n’est pas à la hauteur. C’est un des sujets de Connemara : comment une partie de la société s’estime au-dessus de l’autre, qui est vue comme trop conne. Une démocratie ça ne peut pas marcher comme ça.
Des cadres du parti socialiste m’avaient demandé pourquoi j’étais entendu quand je parlais de la réforme des retraites, alors qu’eux n’y arrivaient pas. Je n’en sais rien, mais il y a peut-être deux ou trois éléments de réponse.
J’essaye de partir du grain de la vie. De l’expérience vécue, des exemples, des corps
Déjà, j’utilise la puissance d’affecter le langage, je prends au sérieux les mots que j’utilise pour toucher les gens. Ce sont des démarches stylistiques, syntaxiques, mais aussi une volonté de faire remonter du vécu. Il n’y a pas un mot dans ce que vous avez lu qui se rapporte à l’expérience des gens. Noël Mamère parle depuis Sirius, avec un dédain ahurissant, donc ça n’affecte rien du tout, uniquement ses potes.
Mais il faut manier cette puissance avec responsabilité, car c’est aussi ça le fascisme, la confusion du politique et de l’esthétisme.
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Et puis j’essaye de partir du grain de la vie. De l’expérience vécue, des exemples, des corps. On est aussi entendu·e à proportion de ce qu’on a à gagner, moi je n’ai rien à gagner, je ne cours pas après un mandat, je ne veux surtout pas exercer le pouvoir. Donc il y a une forme d’innocence dans la démarche qui la leste d’un poids, qui lui donne une certaine légitimité. Même si je ne suis pas du tout pur, il y a toujours des questions d’ego, on a envie d’être entendu·e, etc.
C’est un des grands problèmes de l’écologie. Ces discours qui sont au-delà du surplomb, de parler depuis très très haut, il faudrait que les gens soient à la hauteur. Ce n’est pas comme ça, le fonctionnement démocratique. On tire sa légitimité de l’adhésion qu’on suscite chez les gens, et ça ne peut pas venir d’une prétention à détenir la vérité. Ça suppose de travailler les âmes et les corps.
C’est un des grands problèmes de l’écologie. Ces discours qui sont au-delà du surplomb, de parler depuis très très haut, il faudrait que les gens soient à la hauteur. Ce n’est pas comme ça le fonctionnement démocratique
Comment faire le lien entre écologie et cette France-là ? Comment on en parle ?
Nicolas Mathieu : Je ne peux qu’en parler du point de vue d’écrivain. Et j’aime bien ce que dit Cyril Dion sur la nécessité de créer de nouveaux récits. Et un nouveau récit, c’est regarder le monde, produire des histoires, des horizons désirables. C’est quoi l’horizon d’un monde dans lequel l’écologie est la valeur principale ? On a du mal à le voir, on ne peut pas se dire que c’est uniquement éviter la catastrophe.
Il y a du taff à faire du côté des créateur·ices, romancier·es, cinéastes pour produire des récits qui tordent les affects des gens d’une certaine manière pour faire naître d’autres désirs que deux voitures et trois télés. Les désirs sociaux d’un monde se construisent par des récits, par des mythologies. Le problème c’est que ça prend des décennies un tel travail.
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Pour revenir sur le passage du discours de Noël Mamère que l’on t’a lu, n’y a t-il pas un problème du côté des mouvements dans la façon de percevoir les classes populaires ? Les Gilets jaunes étaient largement vu·es comme fachos par les écolos…
Ce n’est pas la question, tout le monde aspire à une vie désirable. Quand on te dit qu’on va réduire tes déplacements, ponctionner dans ton portefeuille, tes possibilités d’existence se réduisent. C’est ça qui s’est produit. Des Gilets jaunes dans un désir écologique, ça va être coton, c’est sûr.
Mais par exemple, une utopie qui pourrait résoudre certains problèmes écologiques et sociaux, c‘est la ville du quart d’heure, où tout est disponible à un quart d’heure à vélo. Un retour au village finalement. Qui n’a pas envie de vivre ça en réalité ? On peut ensuite en sortir, voyager, si on veut, mais avoir tout à proximité, c’est une possibilité de vie désirable pour tout le monde je crois. Ce sont des choses comme ça qu’il faut concevoir.
Si l’objet de désir, c’est un SUV ou une ville du quart d’heure, ce n’est pas la même civilisation qui est produite ensuite
Que serait une posture qui écrirait l’écologie sans surplomb ?
Il faut quand même être honnête, il est normal qu’à un moment il y ait des avant-gardes. Des gens en avance qui conçoivent et qui infusent dans le reste de la société, à travers les médias, à travers l’école. Il ne faut pas non plus blâmer tous·tes celles et ceux qui sont un peu au-dessus ou en dessous, sinon ça serait du populisme.
Je n’en sais rien comment il faut faire. Je pense tout de même que le désir est maître là-dedans. Qu’est-ce que les gens désirent ? Si l’objet de désir, c’est un SUV ou une ville du quart d’heure, ce n’est pas la même civilisation qui est produite ensuite. Il faut descendre dans les corps et dans les esprits, pour définir des horizons désirables pour nous et nos enfants. C’est ce qui a été le génie de la société de consommation, contre le communisme, avec Hollywood.
Dans ton travail, tu fais parler une France qu’on n’entend pas. Comment parlerait-elle de l’écologie ? Ne faut-il pas finalement d’abord l’écouter ?
Écouter, ça serait le plus bel antidote au dédain. Il ne faut pas parler pour mais parler comme. Peut-être qu’il faudrait un discours écolo qui parle comme le/la citoyen·ne lambda, qui ne monte pas en chaire pour sermonner.
Tu places le verbe comme levier depuis tout à l’heure. C’est le verbe, le mot, la manière dont on parle des choses qui les régissent…
En démocratie, le verbe est maître, à travers le débat, on est construit par le langage et les problèmes sont traités comme ça. Il y a peut-être une bataille à gagner contre ce qu’Alain Supiot appelle la gouvernance par les nombres.
Écouter ça serait le plus bel antidote au dédain. Il ne faut pas parler pour mais parler comme
Je suis assez convaincu que les gens peuvent se hisser à un niveau de connaissance, de finesse d’analyse si on les responsabilise. J’adore Les Pieds sur terre de France Culture. Cette émission, c’est l’inverse du micro-trottoir. On se rend compte que les gens les plus modestes, pour peu qu’on les écoute, peuvent dire des choses extrêmement pertinentes et profondes. Le cantonnier comme le ministre. L’écoute est sans doute un levier.
Tu crois que le mot écologie n’est pas le bon ? Ces catégories sociales pourront-elles se l’approprier un jour ?
C’est vrai qu’il n’a pas bonne presse. Mais le plus important sera l’horizon des désirs portés. Elle a été assimilée à des punitions, à certaines catégories de population, la frange gentrifiée, les gens qui ont les moyens d’être écolos. Ça va être difficile.
Le discours écolo c’est : « rejoignez-nous ».
Il y a un mépris des modes de vie. Ces affaires de barbecue, il faut arrêter, ce n’est pas le bon bout.
Je me souviens quand j’ai commencé à aller à l’université, je m’engueulais tellement au sujet de la politique avec mon père. On a passé 15 ans à s’engueuler tous les jours. Ma mère m’avait dit un jour : « Ton père ne comprend pas les mots que tu utilises ». J’en étais fier quelque part, c’était nul.
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthe dit : « Le langage n’est ni de droite ni de gauche, c’est un fascisme ». Le langage qu’on emploie vise toujours à dominer quelqu’un qui ne le maîtrise pas. Il y a des enjeux discursifs.
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Comment retrouver la fierté dans les territoires ? Est-ce que c’est le lien au territoire, le fait de se réancrer quelque part qui peut redonner cette fierté ?
Il faut réanoblir ce qui a perdu sa noblesse. Il faut faire le travail de Bruce Springsteen, montrer la grandeur de ces vies qui ne semblent rien du tout. C’est ce que j’essaye de faire dans mon boulot. Ça touche tout le monde. Globalement, celles et ceux qui me lisent sont plus des bourgeois·es que les gens dont je parle.
Inventer des solutions, je ne sais pas faire, c’est à vous de me dire ça. Mon boulot, moi, ça peut être de créer des petites mythologies, de montrer la beauté d’une main d’ouvrier·e ou de paysan·ne, de regarder les choses différemment et de les rendre transmissibles par la langue. Il y a une immense fracture culturelle par rapport au niveau d’éducation, celles et ceux qui sont diplômé·es ont un mépris profond pour tout ce qu’il y a en dessous. Et pas mal des dernières crises politiques pourraient s’expliquer comme ça.