En août dernier, nous rencontrions Emmanuel Tibloux, directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs, à la suite de sa conférence sur le « design des mondes ruraux » au festival Agir pour le Vivant, à Arles. Deux heures et trois cafés en terrasse, le temps de comprendre comment des notions aussi diverses que la campagne, l’écologie mais aussi la bifurcation, bouleversent l’enseignement dans les écoles d’art et de design.
Emmanuel Tibloux a dirigé l’ouvrage collectif Design des mondes ruraux. Ce que le design fait à la campagne (et réciproquement), à paraître le 25 janvier aux éditions Berger-Levrault. Celui-ci fera l’objet d’une rencontre à la Gare d’Utopie d’Ambert (Puy-de-Dôme) le 30 janvier à partir de 10h et à la Gaité lyrique à Paris le 7 février à 19h
Il fait chaud, très chaud à la terrasse du café arlésien où nous attendons Emmanuel Tibloux. Comme un préambule à la conversation que nous allons mener avec lui sur la responsabilité des écoles d’art et de création face au changement climatique.
Interroger Emmanuel Tibloux, normalien, ce n’est pas seulement interroger l’homme de lettres qui tente de saisir les mutations de l’époque du point de vue de « celles et ceux qui conçoivent nos manières de vivre et d’habiter ». C’est surtout donner la parole au directeur de l’« école des Arts Déco », un vaisseau amiral dans le petit monde des écoles d’art et de design en France, qui donne bien souvent le la des réflexions de fond qui traversent le milieu de l’enseignement supérieur. En l’occurrence ici, « la campagne », cet « angle mort de la modernité », « ce délaissé des politiques publiques ».
Emmanuel, tu as beaucoup évoqué la campagne dans ta conférence d’hier. D’après toi, pourquoi sommes-nous tous·tes si fasciné·es par elle, alors que paradoxalement, nous sommes de moins en moins nombreux·ses à y vivre ?
Emmanuel Tibloux : Pour te répondre, j’aimerais remonter aux deux grandes crises qui ont rythmé mon début de mandat à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), celle du Covid-19, mais surtout celle des gilets jaunes en novembre 2018.
À la campagne, tu développes une conscience plus aiguë de la relation entre le lieu et les ressources dont tu dépends pour vivre
Cette crise des gilets jaunes, on peut la comprendre de deux façons. C’est à la fois le retour sur le devant de la scène de celles et ceux qui ont été mis·es à l’écart de notre société contemporaine. Nous sommes dans une impasse de la modernité, et les voix que l’on doit à nouveau écouter sont celles qui ont été refoulées ou délaissées par cette modernité : toutes les personnes qui ont été dominées, exploitées, minorées.
Mais le mouvement des gilets jaunes a catalysé aussi le sentiment d’abandon ou de délaissement des campagnes. Il a activé, en la dramatisant, l’opposition multiséculaire qui existe dans nos sociétés entre la ville et la campagne.
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En parallèle, les problématiques rencontrées à la campagne, notamment quand il est question d’écologie, nous permettent de comprendre qu’il n’y aura pas de grande transformation écologique de notre société sans prise en compte des enjeux sociaux. Il faut se rappeler que c’est une mesure de taxation du carburant qui a fait descendre des gens sur des ronds-points. Il faut ne pas savoir ce qu’est une vie à la campagne pour imaginer que la taxation des prix du carburant va faire plaisir à tout le monde, que l’on va dire que c’est formidable dans une grande prise de conscience écologique. Évidemment, quand tu es à Paris, tu prends le métro ou ton vélo pour tes déplacements, mais quand tu es dans un village du Périgord ou des Vosges, tu as une ou deux voitures par foyer, et tu prends ton véhicule quatre fois par jour parce que tu as oublié d’acheter le pain, etc.
En quoi la campagne revêt-elle une importance particulière pour l’écologie ?
Emmanuel Tibloux : La campagne, c’est d’abord un espace où le milieu est moins artificialisé qu’il ne l’est à la ville. Tu y développes une conscience plus aiguë de la relation entre le lieu et les ressources dont tu dépends pour vivre. Ce que dit très bien un philosophe comme Pierre Charbonnier, un des penseurs de l’écologie politique, quand il explique que « la terre sur laquelle on vit est la terre dont on vit ». Nous sommes tous·tes paysan·es, nous sommes tous·tes d’un pays. La campagne favorise cette expérience vécue de l’écologie, en relation étroite avec la nature. Avec le milieu de vie.
Pour autant, il ne faut pas verser dans une forme de nostalgie ou d’exotisme : il ne s’agit pas de revenir au Moyen Âge, de devenir paysan·e ou zapatiste. Pour ma part il s’agit plutôt, depuis la position qui est la mienne, de voir comment je peux essayer de composer avec ce donné propre à la campagne, de m’en nourrir, et de comprendre ce que le design peut faire de cela.
C’est l’acte de naissance du cursus “Design des Mondes Ruraux”, qui a pris racine à Nontron, en Dordogne, en 2021. Soit dans un territoire qui possède tous les signes de la déprise : des gens qui vieillissent, des agriculteur·ices qui partent, des services publics qui ferment, loin des métropoles. Mais un lieu qui possède des caractéristiques, des savoir-faire vernaculaires, des réseaux de solidarité, un tissu associatif, à l’opposé de ces signes de déprise.
Ce que l’on a essayé de faire avec le post-master « Design des mondes ruraux », c’est de re-territorialiser une école nationale comme la nôtre
C’est un petit séisme de créer un post-master intitulé “Design des mondes ruraux”, qui plus est délocalisé à Nontron en Dordogne, pour une des écoles françaises les plus prestigieuses située à Paris.
Emmanuel Tibloux : Ce que l’on a essayé de faire avec le post-master « Design des mondes ruraux », c’est de re-territorialiser une école nationale comme la nôtre. De travailler avec, autour et pour le territoire. Pas dans une position de surplomb ou de rayonnement, les habitant·es sont associé·es, certain·es participant·es au programme viennent des environs. Ils et elles passent plus de 10 mois en immersion dans une posture d’écoute et d’empathie. La résidence est pensée comme une façon d’habiter ou de réhabiter. Les résident·es s’engagent dans la vie locale, prennent part à des associations, vont à la piscine, etc. Il y a un vrai travail qui se fait avec les habitant·es. On trouve par exemple un stand « design des mondes ruraux » sur le marché, où chacun·e peut venir échanger, discuter, autour de « que souhaitez-vous pour Nontron ? ».
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Cette approche permet de déployer des projets d’intérêt général, au service du territoire, sur la base de commandes qui sont construites avec des acteurs publics ou privés. C’est par exemple : Comment réduire l’autosolisme en milieu rural avec la SNCF. Ou les usages de l’eau avec le Contrat de relance et de transition écologique. Ou encore : Comment échapper au déterminisme du genre avec la Cité scolaire. Et à chaque fois, des réponses audacieuses et pertinentes sont apportées, comme l’extension du service de transport scolaire au transport de salariés et de denrées alimentaires par exemple.
Historiquement les écoles de design et une partie des écoles d’art ont formé, et forment encore des personnes destinées à devenir des compagnons de route de la société industrielle et capitaliste. Est-ce à dire que l’heure est au changement pour ces écoles ?
Les arts décoratifs sont les arts écologiques de notre temps. Ce sont les arts de la maison, les arts de vivre et d’habiter, les arts de nos milieux de vie
Emmanuel Tibloux : Je le pense en effet, et je soutiens que les arts décoratifs sont conceptuellement outillés pour ce changement : ce sont les arts de la maison, les arts de vivre et d’habiter, les arts de nos milieux de vie. Or aujourd’hui c’est la terre qui est notre maison et ces questions-là, comment vivre, comment habiter, nous sont adressées à l’échelle terrestre. Aussi peut-on dire que les arts décoratifs sont les arts écologiques de notre temps, ou que les arts décoratifs sont devant nous. C’est pourquoi je soutiens que l’ENSAD, École des arts décoratifs, a pour vocation de former les concepteur·ices, les artistes, les designers qui vont penser ou repenser nos manières de vivre et d’habiter, dans une explication, voire une confrontation avec la société industrielle dans laquelle nous évoluons.
Ce que je constate avec un peu de recul, c’est que le programme de « Design des mondes ruraux » attire celles et ceux que l’on appelle, depuis la remise des prix d’Agro-Paris tech en 2022, des bifurqueur·euses. La bifurcation est l’autre nom de la remise en cause du modèle productiviste et capitaliste dominant, de l’aspiration à une autre voie, dissidente et radicale. Et à mon sens c’est vraiment le rôle de l’école aujourd’hui, d’arriver à capter ces désirs de bifurcations existentielles pour les convertir en force de transformation sociale. C’est le rôle politique d’une école.
Il est peu commun de parler du « rôle politique » d’une école et de souhaiter « capter les désirs de bifurcation » des étudiants. Le sentiment qui prédomine en temps normal, c’est que ce sont des choses qui sont à minima niées, voire combattues par une partie des écoles et de l’enseignement supérieur en France.
Je crois que l’école renonce à son rôle fondamental quand elle n’assume pas clairement sa dimension politique
Emmanuel Tibloux : Il se trouve que cette année, aux Arts Déco, comme dans un grand nombre d’écoles d’art et d’architecture, nous avons connu plusieurs mois d’occupation et de contestation. C’était un mouvement social très important, déclenché par la réforme des retraites et les difficultés financières de certaines écoles, qui est très vite devenu un mouvement de contestation globale de l’institution dans son fonctionnement. Le signe de ralliement des étudiant·es chez nous, c’était ENZAD, la fusion des acronymes ENSAD et ZAD. Les étudiants et étudiantes parlaient d’école occupée, d’autogestion, ont monté une radio libre. Ce fut évidemment un moment inconfortable et complexe pour la direction que j’incarne, mais avec aussi quelque chose de très beau dans l’énergie, dans l’engagement, dans la contestation d’un certain ordre des choses. Car il faut bien reconnaître que l’époque est très anxiogène et peu accueillante pour la jeunesse.
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Je crois d’ailleurs que le grand affect de la jeunesse aujourd’hui, c’est l’inquiétude, avec une sorte de corollaire qui est l’empathie. S’il y a évidemment une forme de négativité qui est à l’œuvre, il y a là aussi une force, qui est celle de la solidarité, de la communauté, mais aussi du refus, de l’aspiration à autre chose. Les étudiantes et les étudiants te forcent à bouger, te forcent à changer. Et on voit comment toutes les écoles sont traversées par ce mouvement et cette tension. C’est aussi cela qu’incarne la figure des bifurqueur·euses dont je parlais précédemment.
Cela fait maintenant presque 20 ans que je dirige des écoles d’art, période pendant laquelle j’ai aussi présidé pendant huit ans l’ANDEA, qui est l’association nationale des écoles d’art. Et je crois toujours, oui, que l’école est politique. Elle est politique, non pas dans un sens partisan, mais pour cette raison évidente qu’elle forme les acteur·ices de demain. Former les acteur·ices de demain, c’est œuvrer à la formation ou à la transformation du monde, dans le sens le plus dynamique de ces mots. Et je crois que l’école renonce à son rôle fondamental quand elle n’assume pas clairement cette dimension.