Partout en France, les Centres culturels de rencontre transforment des bâtiments historiques en lieux de création artistique, d’éducation ou en refuges pour la biodiversité. Ces « monuments qui parlent » offrent un modèle unique, à mi-chemin entre culture et patrimoine, ancré dans les territoires et tourné vers le faire. Et si les lieux de patrimoine, qu’il soit bâti, naturel ou immatériel, devenaient les lieux où imaginer et faire l’écologie de demain ?
Article en partenariat avec l’ACCR.
L’entrée se trouve après d’imposantes colonnes, encadrée d’un porche bâti de blocs de pierre brute qui imitent une grotte. Là, on découvre enfin la Saline royale d’Arc-en-Senans et son troublant spectacle architectural. Une dizaine de bâtiments disposés en un parfait arc de cercle, lui-même entouré de larges murs d’enceinte. Un seul coup d’œil permet d’embrasser du regard cet ancien site industriel construit sous Louis XV, et pensé comme une cité idéale par son architecte Claude Nicolas Ledoux.
En faisant le pont entre le patrimoine hérité du passé et la culture au présent, les Centres culturels de rencontre nous offrent des clés pour faire face au futur
Il reste à traverser la vaste esplanade, face à l’œil de bœuf qui trône sur la maison du directeur, symbole de la surveillance permanente qui régnait dans cette usine d’or blanc, pour accéder au « cercle immense » conçu par le jardinier-paysagiste Gilles Clément. Cinq hectares de potagers, de jardins, de mares et de prairies disposés en un demi-cercle répondant à celui de la Saline. Ce grand refuge de biodiversité conçu selon les principes du « jardin en mouvement » donne ainsi vie, près de 250 ans plus tard, à l’ambition de l’architecte Ledoux : édifier un cercle parfait.
Aujourd’hui, ce monument classé au patrimoine mondial de l’UNESCO rayonne aussi à travers la vie intellectuelle et la création artistique qu’il accueille dans ses salles d’exposition et de conférences, ses studios de musique, sa librairie ou sa grande salle de concert. La Saline royale a notamment vu en 2016 la création de l’orchestre Orpheus XXI, composé de musicien·nes réfugié·es en Europe et rassemblé·es par le grand violiste catalan Jordi Savall.
Initié ici, au cœur du Doubs franc-comtois, conjointement à l’Abbaye de Royaumont (Val d’Oise) et à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon (Gard), cet assemblage unique entre un projet culturel et un lieu chargé d’histoire a fourni l’étincelle à l’origine des Centres culturels de rencontre (CCR). Ce modèle créé en 1972 – devenu label d’État en 2016 – pour empêcher la commercialisation du patrimoine et valoriser le bâti ancien par la culture, réunit désormais plus de 24 lieux en France et une quinzaine en Europe.
L’urgence écologique face au temps long du patrimoine
« En faisant le pont entre le patrimoine hérité du passé et la culture au présent, les Centres culturels de rencontre nous offrent des clés pour faire face au futur » s’enthousiasme Hubert Tassy, président de l’Association des Centres culturels de rencontre (ACCR), devant les dizaines de membres de CCR venu·es de toute la France et d’Europe pour célébrer cet anniversaire à Arc-et-Senans.
Lieux d’accueil et de mélange d’artistes, de chercheur·euses et d’acteur·ices de leurs territoires, les CCR apparaissent comme des espaces privilégiés pour l’expérimentation et la création de nouveaux récits. Cette année, le Festival international des jardins organisé depuis 1992 au Domaine de Chaumont-sur-Loire, près de Tours, mettait à l’honneur le « jardin résilient » face au dérèglement climatique, tandis que le Château de Goutelas, implanté dans le Forez (42) organisait un Festival des futurs possibles sur le thème du sol, rassemblant des dizaines d’intervenant·es pour « imaginer ensemble de futures alliances terrestres ».
Du côté d’Arc-et-Senans, le cercle immense de la Saline a récemment été transformé en « école du jardin planétaire » pour sensibiliser le jeune public à la biodiversité et accueillir des écoles de paysagisme. Car la conscience du temps long, propre au patrimoine historique, place la transmission et l’émerveillement au cœur de l’identité des CCR. Les jeunes viennent ainsi à la Saline pour « apprendre à prendre le temps d’observer et de comprendre comment s’adapter aux paysages qu’ils/elles façonnent », explique Denis Duquet, responsable des jardins de la Saline.
Les CCR sont aux premières lignes pour faire face au manque de confiance voire au sentiment d’abandon qui touche une partie des habitant·es
S’adapter et créer son modèle
Toutefois, le dérèglement climatique et son lot d’inondations et de tempêtes menacent une grande partie du patrimoine. Le bâti ancien se heurte à la question de la rénovation thermique, coincée entre le tabou de l’isolation par l’extérieur et le coût élevé des travaux à réaliser.
Par ailleurs, les défis économiques qui touchent l’ensemble du secteur culturel n’épargnent pas ces lieux d’histoire et de culture. À côté des subventions qui représentent en moyenne la moitié des ressources, chaque structure élabore son propre modèle hybride – mécénat, billetterie, locations de salles – et se familiarise avec de nouvelles sources de financement.
En ce sens, Sophie Mouraï, attachée d’administration au ministère de la Culture, invite les membres présents à Arc-et-Senans à « explorer du côté du métavers, de l’intelligence artificielle ou de la compensation carbone », quand Nicolas Combes, directeur de la Saline royale d’Arc-et-Senans, préfère opter pour « une amélioration de la qualité d’accueil des visiteur·euses qui justifie une hausse de la billetterie ».
S’ouvrir au territoire et à ses habitant·es
Reste que ce bâti demeure, pour beaucoup, un mur que l’on ne franchit pas encore. « Comment on fait pour éviter que ce soit toujours les mêmes qui franchissent notre porte ? » s’interroge Hubert Tassy, résumant en une formule l’ambition et les difficultés de la mixité des publics. Souvent implantés en milieu rural, les CCR occupent pourtant une place centrale dans la vie culturelle de leur territoire et sont en première ligne pour « faire face au manque de confiance voire au sentiment d’abandon qui touche une partie des habitant·es », explique Alexia Noyon, directrice de la Chartreuse de Neuville (Pas-de-Calais).
Comment on fait pour éviter que ce soit toujours les mêmes qui franchissent notre porte ?
Pour elle, l’enjeu principal reste d’adapter l’offre culturelle à chaque territoire, sans se contenter de créer des antennes d’institutions parisiennes qui « donnent l’impression d’accéder à une forme de sous-culture ». Les structures sont alors mises au défi de garder leur porte ouverte, de faire participer et d’associer les publics à leur programmation culturelle. Une condition indispensable pour « élargir sociologiquement les publics et atteindre les jeunes qui n’ont pas forcément les mêmes codes », selon Elisabeth Sanson, directrice de l’Abbaye de Noirlac (Cher).
Car voilà peut-être la singularité des CCR face à l’urgence écologique et sociale : son attention particulière au territoire, à la diversité des publics, à la biodiversité ou à la pluralité des formes artistiques qu’elle pratique désormais depuis 50 ans. Sous les belles charpentes de la Saline royale, on se prend à réaffirmer avec enthousiasme cette ambition d’offrir des espaces où imaginer le futur à l’abri des vieilles pierres. « Des lieux qui offrent la possibilité de savoir où l’on habite et où l’on peut aller », comme le propose sobrement le paysagiste-jardinier Gilles Clément.