Au-delà de l’imaginaire collectif qui associe encore l’écologie aux populations aisées des centres-ville, les initiatives écologiques foisonnent dans les quartiers populaires. Même si elles ne sont pas toujours nommées comme telles, elles dessinent les contours d’une écologie populaire, émancipatrice, inventée depuis les banlieues. Reportage dans le quartier de La Noue, à Bagnolet.
Après avoir poussé la lourde porte de la recyclerie de la Noue et allumé le hangar, Alhassane Diallo, co-fondateur du lieu, m’interpelle : « Alors ? On n’est pas dans l’écologie, nous ? ». Accompagné d’une petite dizaine de jeunes du quartier, je parcours le vaste bric-à-brac regroupant des meubles en tous genres, des centaines de roues de vélo suspendues au plafond, une large bibliothèque et d’innombrables autres objets d’occasion.
Le quadragénaire me partage l’histoire du lieu avec enthousiasme, retraçant en détail la transformation d’un simple lieu de stockage en un lieu de vie favorisant le réemploi au cœur de ce quartier populaire de Bagnolet, à l’est de Paris. « Tu as devant toi les premiers bénévoles de la recyclerie », m’indique-t-il en pointant le groupe de jeunes qui profitent de la présence d’un photographe pour improviser un shooting dans ce décor hautement photogénique.
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« Je viens tous les dimanches, quand j’ai le temps, je passe une heure ou deux à réparer les vélos ou à changer des chambres à air », explique Adel, 16 ans. Ici, les objets donnés par les particuliers sont remis en état puis revendus à des prix accessibles à tous·tes. « On réconcilie des jeunes avec les métiers manuels comme l’ébénisterie, la tapisserie ou la broderie qui sont dévalorisés à l’école », développe Alhassane.
Une écologie en acte
Coutumier de ce genre d’initiatives souvent portées par des collectifs écolo, j’interroge mes guides sur l’impact environnemental positif du lieu. « Je t’avoue que je ne le relie pas directement avec l’écologie, je sais que c’est bien pour les écosystèmes, mais je ne le fais pas trop pour ça », confie Yassa, 19 ans. Plutôt que d’écologie, les habitant·es préfèrent parler de solidarité, de mixité sociale, en racontant la recyclerie comme un lieu de vie ancré dans une culture du réemploi.
Voici une illustration de cette « écologie en acte, qui ne dit pas son nom », évoquée par la chercheuse Léa Billen, spécialisée dans les initiatives citoyennes écologiques dans les quartiers populaires. Même lorsqu’ils en possèdent tous les attributs (recyclage, solidarité, sobriété…), beaucoup de projets menés dans les banlieues ne sont pas vécues comme des alternatives écologiques, et sont surtout présentés à travers leur fonction sociale ou économique. La géographe explique cette tendance par une volonté de « mettre à distance une écologie stigmatisant les classes populaires ».
Ce projet a étonné beaucoup de gens qui m’ont demandé : mais, tu es devenu un bobo ?
« Ce projet a étonné beaucoup de gens qui m’ont demandé : mais, tu es devenu un bobo ? », s’amuse Alhassane, confirmant que l’écologie demeure encore identifiée aux codes et aux préoccupations des catégories sociales plus aisées.
Entre injustices climatiques et mépris social
Pourtant, les Bagnoletais·es me rappellent qu’ils/elles sont les premier·es à subir les conséquences de la pollution et du dérèglement climatique. Triste exemple, la ville accueille le plus gros échangeur autoroutier d’Europe avec près de 300 000 voitures qui y circulent chaque jour. Mais face à ces nuisances, comme face aux passoires thermiques, au manque d’espaces verts ou à la défaillance des transports en commun, les politiques publiques de transition écologique se révèlent moins ambitieuses ici qu’ailleurs, laissant aux habitant·es un sentiment d’« injustice climatique », comme l’exprime Alhassane.
Ce sentiment est accentué par la conscience que l’empreinte carbone des classes populaires reste bien inférieure à la moyenne. Économiser l’eau et l’électricité pour ne pas alourdir la facture, réparer ou recycler les objets usés, éviter le gaspillage… Ici, les fameux éco-gestes ont souvent été adoptés de longue date, motivés par des budgets serrés ou des habitudes ancrées. « J’ai été éduqué par ma mère marocaine, on cuisinait, on n’achetait rien de transformé. On appliquait déjà le zéro-déchet, parce que rien ne doit se perdre, c’est normal », raconte sur le ton de l’évidence Aziza Gonon, pâtissière et professeure de cuisine à la Noue.
Dans ce contexte, les injonctions écologiques reçoivent un accueil mitigé. Elles sont même parfois perçues comme stigmatisantes et porteuses d’un certain mépris social. « Quand on parle d’écologie, ça vient avec des mesures comme les taxes pour les sodas qui pénalisent les plus pauvres », s’indigne Alhassane.
« L’écologie, ici on en parle pas mais on la pratique »
À deux pas de la recyclerie, au milieu d’un grand patio encadré de barres d’immeuble, des pieds de courge et des salades percent la dalle. Devançant mes questions, Yassa m’explique que les habitant·es se sont approprié·es une ancienne friche pour faire leurs potagers, et permettre au centre social et culturel d’organiser des ateliers de jardinage avec les enfants.
J’ai été éduqué par ma mère marocaine, on appliquait déjà le zéro déchet
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Dans le quartier, les jardins partagés suscitent un réel engouement, créant du lien social dans les espaces publics, tout en offrant des légumes bon marché. Un succès qui ne surprend pas Alhassane. « Dans les banlieues, il y a un rapport à la terre et à l’agriculture qui peut être différent d’ailleurs car beaucoup d’habitant·es sont originaires de la campagne des pays d’Afrique ou d’Asie », interprète-t-il. En passant devant un four à pain mobile mis à la disposition des habitant·es, il complète : « c’est un juste retour des choses, il faut simplement créer les conditions pour que les gens expriment leurs compétences et leurs savoirs-faire ».
De l’autre côté de l’autoroute A3, dans le quartier des Malassis, le projet 4 Saisons de l’association AJDB développe une approche similaire. Cette initiative « made in tiek’s » transforme des friches en potagers et organise régulièrement des événements associant talents locaux – exposition photo, rap, danse hip-hop, sport, graffiti – et ateliers de sensibilisation (jardinage, zéro-déchet…). Un habile mélange entre agriculture urbaine et culture urbaine. « Jeunes, vieux, en maillot du PSG ou en claquettes, on veut montrer qu’il n’y a pas de profil-type du jardinier », s’amuse Sakina, 20 ans et bénévole d’AJDB.
Dans les banlieues, il y a un rapport à la terre et à l’agriculture qui peut être différent d’ailleurs
Loin des discours évoquant le désintérêt ou le manque de « conscience écologique » des quartiers populaires, on observe alors un foisonnement de réflexes quotidiens et d’initiatives de terrain qui seraient, ailleurs, qualifiées d’écologiques, de résiliantes, ou encore de « low tech ».
Une écologie émancipatrice qui part des territoires
Alors, comment comprendre cette écologie née dans les banlieues ? Il faut suivre l’invitation de la politologue et militante Fatima Ouassak à « rompre avec l’écologie des beaux quartiers » façonnée par des préoccupations, des modes de vie et des visions du monde éloignés des quartiers populaires. C’est-à-dire repartir du territoire et des réalité des habitant·es, sans chercher à sensibiliser ou à rallier un mouvement déjà existant. La Bagnoletaise, cofondatrice de Verdragon – première Maison de l’écologie populaire de France née d’une collaboration entre le syndicat Front de Mères et Alternatiba –, présente l’écologie comme un outil dont chacun·e peut se saisir pour « se réapproprier le territoire et le pouvoir politique local ».
C’est la vision d’une « écologie émancipatrice » qu’on retrouve aussi dans le projet Banlieues Climat porté par le militant Féris Barkat. Ici, il n’est pas question d’ours polaires ou de reconnexion avec le vivant, mais plutôt d’un projet d’éducation populaire destiné à « apprendre aux jeunes comment fonctionne l’environnement, c’est-à-dire ce qui les entoure », résume Alhassane.
Et comme dans les quartiers les forêts primaires ne courent pas les rues, cette écologie populaire dépasse les enjeux strictement environnementaux pour s’intéresser davantage aux inégalités territoriales, aux aspirations individuelles à la liberté ou aux luttes anticoloniales et antiracistes. Des questions qui concernent plus directement les banlieues. « À partir de ça, les jeunes peuvent se demander comment agir au sein du lieu dans lequel ils vivent et dans lequel ils/elles ont clairement un rôle à jouer », conclut Alhassane.
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Cet accent sur l’autonomie et l’émancipation à partir du « milieu de vie » renoue avec les racines de la pensée écologiste. André Gorz, considéré comme l’un des pères de l’écologie, ne disait rien d’autre qu’Alhassane lorsqu’il définissait l’écologie comme « la défense des savoirs-faire, des habitudes et des normes » qui permettent aux individus de « comprendre le monde qui les entoure ».
En repartant de Bagnolet, je médite sur toutes ces initiatives construites à partir des vulnérabilités, des forces et de l’identité de leur territoire, et qui m’apparaissent à l’avant-garde de la transition écologique. Plus jeunes, plus débrouillardes, plus créatives, plus sobres… Contre les idées reçues et l’invisibilisation politique, les banlieues n’ont-elles pas le potentiel pour devenir, comme l’annonce l’auteur Erwan Ruty, des « cœurs battants de la société écologique » ?