Des marches pour le climat aux jets de soupe à la tomate sur des œuvres d’art, en passant par Sainte Soline, les militant·es écologistes multiplient les coups d’éclats pour amener l’urgence climatique au centre du débat public. Comment comprendre la multiplication de ces actes de désobéissance civile ? Qu’est-ce qui différencie les mouvements écologistes entre eux ? Assiste-t-on à une radicalisation de l’activisme climat ? Retour sur l’histoire récente du militantisme écologiste avec Lucien Thabourey, doctorant à Sciences Po.
« On tergiverse, on déplore et quelquefois on pétitionne, mais on n’entreprend rien de sérieux ni d’effectif. » Avec ces quelques mots écrits en 1846, le poète Henry David Thoreau justifie sa décision de ne pas payer ses impôts pour protester contre l’esclavagisme qui règne dans le sud des États-Unis. Le geste l’amène en prison et préfigure ce qu’il appellera la « désobéissance civile » : désobéir à la loi au nom d’une morale politique jugée supérieure.
Face à l’urgence climatique et à l’engagement des États jugé insuffisant, la désobéissance civile revient en force. Si des actions coup de poing étaient déjà menées par les activistes écologistes dans les décennies précédentes – on pense ici aux « faucheurs volontaires » d’OGM de José Bové ou aux actions anti-nucléaire de Greenpeace –, le phénomène a véritablement pris de l’ampleur ces dernières années.
Bloquer une route, interrompre une cérémonie ou asperger de peinture un ministère font désormais partie du répertoire d’action des mouvements écologistes, et l’opinion publique se familiarise peu à peu avec la rhétorique utilisée : ces transgressions à la loi sont présentées comme légitimes car elles dénoncent l’inertie climatique de l’État et des grandes entreprises.
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Lucien Thabourey est doctorant au Centre d’études urbaines et de politique comparée à Sciences Po Paris. Il travaille sur la désobéissance civile et le rapport à l’État des activistes écologistes. À l’heure où les polémiques et les accusations d’éco-terrorisme fusent, il revient sur l’évolution des modes d’action employés par les mouvements écologistes pour faire entendre leur voix dans le débat public.
Comment expliquer le retour de la désobéissance civile dans les mouvements écologistes depuis quelques années ?
Lucien Thabourey : En 2018, près de 3 ans après la COP21, on assiste à une convergence au sein du mouvement climat autour d’un objectif commun : inciter les États à mener des politiques ambitieuses pour respecter les Accords de Paris. Inciter à passer des engagements aux actes.
« Il y a eu une volonté de revenir à des modes d’actions plus massifs, de frapper l’opinion publique et de mobiliser les citoyens »
Ce sont les grèves étudiantes Fridays For Future de Greta Thunberg qui sont une première manière de désobéir, ou les marches pour le climat qui réunissent des milliers de personnes dans des villes du monde entier. Ce sont aussi les premières actions chocs d’Extinction Rebellion, un mouvement de désobéissance civile né aux Royaume-Uni en 2018. Ce dernier est entré sur la scène médiatique en bloquant cinq ponts de Londres pendant plusieurs jours.
Ce moment d’effervescence est survenu à l’issue d’un long processus d’institutionnalisation qui a permis depuis les années 1980 aux organisations écologistes d’avoir accès à des sphères de négociation locales, nationales et internationales. Mais face à l’inaction climatique des États de plus en plus documentée, il y a eu une volonté de revenir à des modes d’action plus massifs, de frapper l’opinion publique et de mobiliser les citoyen·nes.
Dans les faits, les marches et les actions de désobéissance civile ont permis de replacer les enjeux climatiques au centre de l’agenda, et aujourd’hui, on constate que beaucoup de militant·es se sont engagé·es pour la première fois à ce moment-là.
Qu’est-ce qui pousse les militant·es écologistes à désobéir pour se faire entendre ?
« La désobéissance civile témoigne d’une forme de vitalité démocratique »
Lucien Thabourey : En démocratie, quand les mécanismes d’expression traditionnels sont perçus comme inefficaces ou dépassés, il y a comme un jeu qui s’installe, du côté des mouvements sociaux, pour toujours trouver de nouvelles manières de se faire entendre et de bousculer les décideur·euses ou l’ordre établi. Le mouvement écologiste a été très créatif dans ce processus. Face à des modes d’action très institutionnalisés comme la manifestation ou la pétition, la désobéissance civile offre de nouveaux moyens d’expression et d’action à des personnes qui se sentent dépossédées par le système représentatif. En ce sens, c’est une forme de vitalité démocratique.
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À ses débuts au Royaume-Uni, Extinction Rebellion propose une stratégie inédite, à mi-chemin entre la manifestation et la désobéissance civile classique. Jusqu’alors, les actions de désobéissance civile étaient incarnées par Greenpeace qui menait des actions chocs très planifiées avec un petit nombre d’activistes triés sur le volet – s’asseoir sur des rails pour bloquer un train ou monter sur un terminal pétrolier par exemple.
Extinction Rebellion a gardé le côté choc de la désobéissance civile mais en cherchant à mobiliser le plus grand nombre possible de militant·es pour influencer le pouvoir. Transgresser la loi permet de dépasser l’absence d’écho dont les manifestations souffrent trop souvent.
« Lorsqu’un nouveau mouvement très radical émerge, il participe à rendre les anciens mouvements plus modérés et sympathiques aux yeux de l’opinion et des pouvoirs publics »
L’usage de la désobéissance civile a encore évolué avec la création en 2022 de Just Stop Oil, le mouvement qui a inspiré Dernière Rénovation en France. Des membres d’Extinction Rebellion ont créé ce nouveau mouvement pour se concentrer sur une seule revendication précise : la fin des licences et de la production des combustibles fossiles – la rénovation thermique des bâtiments dans le cas de Dernière Rénovation.
Et pour cela, Just Stop Oil ne veut plus mobiliser les masses. L’objectif est de faire parler de la revendication à tout prix, quitte à choquer ou à être détesté. Ce sont les militant·es qui créent la polémique en interrompant des cérémonies ou en jetant de la soupe à la tomate sur des œuvres d’art. Et cette stratégie s’est avérée payante : au Royaume-Uni, Just Stop Oil a imposé dans l’agenda médiatique un débat sur la fin de l’octroi de licences d’exploitation pétrolières et gazières.
Est-ce qu’il est pertinent de parler d’une « radicalisation » progressive des mouvements écologistes pour décrire cette évolution ?
Lucien Thabourey : D’abord, il ne faut pas le voir comme une rivalité, mais plutôt comme une complémentarité. Greenpeace est un peu comme le grand-père, bousculé par ses ados qui veulent aller plus loin et essayer autre chose. Dans la recherche, on parle de la théorie du flanc radical : lorsqu’un nouveau mouvement très radical émerge, il participe à rendre les anciens mouvements plus modérés et sympathiques aux yeux de l’opinion et des pouvoirs publics.
« Il y a un effort conscient et volontaire de la part des pouvoirs publics de mettre en scène leur contrôle de l’ordre public »
La notion de radicalité est à prendre avec des pincettes. Une action est jugée radicale en fonction du contexte, de la réaction des médias, du gouvernement etc. Lorsqu’un mode d’action est nouveau, il paraît automatiquement plus radical, jusqu’à ce que l’on s’y habitue. La même action – s’enchaîner dans un lieu public par exemple – sera aussi perçue différemment si elle est réprimée ou ignorée par les forces de l’ordre.
Parce qu’il y a un effort conscient et volontaire de la part des pouvoirs publics de mettre en scène leur contrôle de l’ordre public. Et la notion de radicalité, comme celle de terrorisme, permet au Ministère de l’intérieur ou aux syndicats de policiers de renvoyer toutes les formes d’illégalité sur le même plan, sans distinctions. Donc de justifier une répression policière.
Il faut aussi prendre en compte les revendications. Si on prend l’exemple de Dernière Rénovation, souvent jugés très radicaux, on se rend compte que leurs revendications visent simplement à respecter les Accords de Paris ou les préconisations du Haut Conseil pour le Climat. On a vu plus révolutionnaire. Donc il faut garder à l’esprit que la radicalité est une notion très politique, ce n’est surtout pas un outil d’analyse.
Comment comprendre l’apparition des Soulèvements de la terre dans ce contexte ?
Lucien Thabourey : Jusqu’ici, je n’ai parlé que de mouvements transnationaux. Les activistes français·es étaient surtout dans l’importation d’expériences venues principalement du Royaume-Uni. Avec les Soulèvements de la terre, on peut voir l’expression de certaines spécificités françaises.
« Avec les Soulèvements de la terre, on peut voir l’expression de certaines spécificités françaises »
C’est un mouvement hybride. On retrouve la stratégie du nombre observée chez Extinction Rebellion ou dans les marches pour le climat. Cette volonté de mobiliser des milliers de citoyen·nes sur un temps court pour marquer l’opinion publique et mettre la pression sur les pouvoirs publics.
Mais les Soulèvements de la terre se démarquent en quittant le milieu urbain. Parce que quand on manifeste à Paris, il n’y a rien à défendre directement, les revendications restent abstraites. Les Soulèvements de la terre investissent des luttes locales pour leur donner une portée nationale. Même si l’objectif n’est pas d’occuper le territoire sur le long-terme, on retrouve ici l’influence des Zones à Défendre (ZAD).
Les Soulèvements de la terre naissent aussi sur un terreau très français, celui de l’activisme paysan, symbolisé par la Confédération paysanne et ses luttes de défense des modèles d’agricultures alternatives. La lutte du Larzac dans les années 1970 ou les faucheurs d’OGM de José Bové sont ancrés dans l’imaginaire de la plupart des militant·es. On retrouve aussi beaucoup de liens avec les syndicats, avec le mouvement social, avec des élu·es locaux etc… C’est une diversité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.
Pour aller plus loin, une table-ronde « C’est quoi être radical à l’heure de l’urgence climatique ? » est organisée le mardi 27 juin à 19h, au tiers-lieu La Base de Montpellier. Organisée dans le cadre du 2030 Festival, elle réunira Florence Volaire de Scientifiques en rébellion, Agnès Gerbe, d’Alternatiba, Magnolia d’Extinction Rebellion et Chloé, militante contre la route du LIEN. Plus d’informations sur le site du 2030 Festival.