Parfois qualifiés de nourriciers, de culturels ou de sociaux, les « tiers-lieux » ont comme spécificité d’héberger une grande diversité d’activités. Du travail à la fête, de la création artistique à l’artisanat, cette mixité d’usages ouvre-t-elle la porte à une mixité sociale ? Ou les tiers-lieux sont-ils condamnés à n’être que les « têtes de pont de la gentrification », comme le pointe le journaliste Mickaël Correia ?
Article issu de la table ronde « Usages, usagers et usagères des tiers-lieux de Seine-Saint-Denis : penser en archipels » organisée à l’occasion du festival d’idées PAM Fest, au tiers-lieu Le Sample, à Bagnolet.
Dans l’ancien showroom des ateliers Publison à Bagnolet, une cinquantaine de personnes participent à la table ronde. L’espace, kitsch à souhait avec ses moquettes motif zèbre et ses marches en velours, accueille chaque jour des cours de yoga, de l’aide aux devoirs, un ciné club géré par les résident·es. Cette semaine-là, une résidence de la radio StationStation, des cours de boxe ou de waacking ou encore un coiffeur à prix libre. On entend filtrer les balances du concert du soir depuis la salle de concert du RDC quand le clip d’un groupe hip-hop commence aux étages. Dehors, des résident·es font les finitions d’un amphithéâtre conçu en septembre au gré de chantiers participatifs dans l’objectif d’accueillir les élèves de l’école primaire voisine. Comme beaucoup de tiers-lieux, Le Sample à Bagnolet bouillonne d’usages multiples, jusqu’à faire perdre la tête à son équipe certains jours.
Dans nos lieux, nous parlons de personnes et pas de publics. C’est une manière de dire qu’il est possible d’y avoir une posture active
Le pari des initiatives citoyennes : redonner à des espaces vacants des fonctions multiples et rechercher cette « intensité d’usages » comme le souffle Elsa Buet, coordinatrice du Diplôme Universitaire Espaces Communs (une formation de 140 heures, initiée par Yes We Camp en partenariat avec Ancoats et l’Université Gustave Eiffel, qui forme des professionnel·les à la conception, la gestion, l’animation ou l’accompagnement d’espaces communs et tiers-lieux), dans un contexte où, comme à Paris et en Seine-Saint-Denis, l’accès à des espaces de travail, de pratiques artistiques et culturelles, est de plus en plus cher. « Contrairement aux institutions culturelles qui parlent de publics, nous parlons dans nos lieux de personnes. Ce n’est pas une pirouette sémantique mais une manière de dire qu’il est possible d’avoir une posture active en ces lieux, de faire, de participer, de contribuer à un projet collectif en fonction de son temps et de ses envies » explique Elsa.
La mixité des usages, garantie de la mixité des publics ?
Dans nombre de tiers-lieux, comme Le Sample, le 6b (Saint-Denis), Mains d’Œuvres (Saint-Ouen) ou encore Les Amarres (Paris), le champ des possibles semble ouvert. On y vient étudier, se reposer, participer à un chantier, danser, écouter une performance, manger un bout, se proposer comme bénévole, apprendre une pratique artistique. La mixité des usages semble pouvoir ouvrir à une pluralité de publics, de tous âges, de toutes classes sociales ou origines. Pourtant, les clichés ont la vie dure et un rapide coup d’œil à la salle ne les fera pas mentir. Population jeune, public majoritairement blanc, capital culturel important peut-être.
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Alhassane Diallo est directeur du centre social Toffoletti à Bagnolet, où il initie des projets associatifs dans le quartier populaire de la Noue. Pour lui, il y a aussi « il y a des clichés à casser ». Reste que cette mixité d’usage n’est pas la garantie d’une mixité des publics. Au contraire, elle peut opérer comme « un seuil symbolique et un code social qui n’est pas partagé par tous·tes, excluant certaines personnes », explique dans son mémoire Charlotte Montmasson, consultante en urbanisme social et ancienne étudiante du DU Espaces Communs. Un constat que résume Elsa Buet : les tiers-lieux sont peut-être davantage des lieux de « co-présence de groupes sociaux différents plutôt que des lieux de mixité, ce qui permet de remettre de l’humilité à l’endroit d’une injonction tacite que l’on semble retrouver partout. »
Il y a des clichés à casser
La mixité des publics ? « Une question infinie pour des lieux infinis » lance Juliette Bompoint, ancienne directrice de Mains d’Œuvres et initiatrice de la Foncière Culturelle La Main, qui souligne que ces lieux peuvent être des espaces d’expression des droits culturels. Peuvent y prendre place les différentes pratiques culturelles des habitante·s d’un même territoire, à l’exemple de la Cour des Myrtilles à Mains d’Œuvres, appropriée par les voisin·es du lieu. À moins que les tiers-lieux ne soient, contrairement aux institutions culturelles se destinant au grand public et aspirant à s’adresser à tous·tes, des espaces communautaires répondant aux besoins d’une communauté donnée, et s’élargissant progressivement à d’autres communautés sur un principe d’accueil inconditionnel, suggère encore une personne présente dans le public,
Partir des besoins, ménager du temps
Dans le quartier de la Noue à Bagnolet, l’association Temps Libre occupe les espaces vacants de la dalle pour y déployer, aux côtés d’un centre social, une recyclerie, un conteneur « Boîte à Rythmes » permettant à des jeunes de venir répéter et, plus loin, un conteneur dédié à la pratique sportive. Pour Alhassane, cela crée là des lieux ressources pour le quartier, en réponse aux besoins formulés par celles et ceux qui l’habitent. « On ne s’appelait pas tiers-lieu, c’est d’autres qui ont décidé de nous nommer ainsi. À la Noue, on part des besoins et on construit en marchant. »
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À Bagnolet toujours, Le Sample a été créé par des personnes n’habitant pas le territoire. De l’aveu de Jean Philip Lucas, cofondateur, il a fallu du temps pour se faire connaître, casser les clichés d’un tiers-lieu « repère à bobos », imaginer des projets avec les partenaires locaux et démontrer que le lieu est ouvert à tous·tes.
L’une des plus belles réussites, dit-il, c’est le projet d’École Dehors : en partenariat avec l’école primaire voisine, l’association La Fabrique des Communs Pédagogiques, résidente du lieu, et le concours de deux scénographes constructeur·ices, également résident·es du Sample, un amphithéâtre accueille depuis septembre des élèves les après-midi pour faire cours hors-les-murs de l’école.
Même son de cloche du côté de Belsunce à Marseille avec Coco Velten, cousin sudiste des Grands Voisins, ancré dans un quartier populaire et dont la venue a pu générer, pendant les premiers mois, des interrogations de la part des habitant·es face à la venue de nouveaux acteurs dans l’îlot. « C’est le confinement qui nous a paradoxalement donné le temps d’ouvrir les portes en priorité aux personnes qui habitaient là, et d’inventer ensemble des choses pour répondre aux besoins du quartier » explique Elsa Buet, par ailleurs ancienne programmatrice culturelle du tiers-lieu Coco Velten à Marseille. Le temps, ressource première pour faire commun.
Penser en archipels
Alors, en creux des lieux culturels plus classiques, comme des bibliothèques ou des théâtres, les tiers-lieux dessinent sur ces mêmes territoires de nouvelles géographies d’usages pour les habitant·es, et des trajectoires possibles de l’un à l’autre en fonction de leurs singularités et complémentarités. C’est le pari du projet de coopération Pot Kommon entre le 6b et Mains d’Œuvres avec la Villa Mais D’Ici et Les Poussières, tous deux à Aubervilliers, afin de faire se croiser leurs artistes et publics autour de chantiers participatifs, formations mutualistes, résidences croisées et événements pensés à plusieurs.
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Nous ne sommes rien sans les acteurs associatifs
Sans s’opposer aux lieux publics et aux institutions, les tiers-lieux semblent incarner des modes de faire plus souples, donnant la place à l’erreur, à l’expérimentation, et doté d’une capacité d’agir vite, souvent davantage que ses cousins publics. C’est ce que souligne Alhassane Diallo, à la fois directeur de centre social et acteur associatif, jouant de la complémentarité de deux modes d’intervention pour répondre aux besoins du territoire. « Il peut exister un contraste entre des structures institutionnelles qui ont les moyens mais qui ne touchent que peu leurs publics, et des tiers-lieux qui ont des usager·es mais disposent de peu de moyens » explique ainsi le Bagnoletais.
Signe de la prise en compte par l’acteur public du pouvoir d’agir de ces tiers-lieux sur le territoire, de nombreux tiers-lieux disposent de l’agrément Espace de Vie Sociale de la CAF, ce qui les rapproche de centres socio-culturels. Et c’est peut-être là qu’il se passe quelque chose : quand les acteurs publics prennent conscience du potentiel des tiers-lieux comme lieux d’échanges, de rencontre et d’expériences collectives. « Nous ne sommes rien sans les acteurs associatifs », souligne Marie-Amélie Keller du In Seine-Saint-Denis, la marque de territoire (Département du 93) qui porte plusieurs appels à projets en faveur des tiers-lieux sur le territoire. « L’innovation vient du bas, à nous de cartographier les initiatives, de les comprendre dans leur complexité, de les soutenir et de les accompagner. Les tiers-lieux en font partie. »