À l’occasion du festival d’idées PAM Fest, Pioche! s’est intéressé à l’origine des tiers-lieux, ces espaces hybrides portés par des citoyen·nes désireux·ses de « faire ensemble ». Entre utopie et formule magique à subventions, le tiers-lieu désigne aujourd’hui des initiatives très différentes, façonnant chacune à leur manière leur territoire, et interrogeant sur la définition de ce mot à la mode. Rencontre avec Paul Émilieu, co-auteur du livre Tiers-Lieux : la guerre des usages.
Source inépuisable d’enthousiasme pour certains, repoussoir pour d’autres, les tiers-lieux se multiplient partout sur le territoire. On en dénombre désormais plus de 3 500, répartis dans les centres-villes, les banlieues et les zones rurales. Souvent associé dans notre imaginaire à la transition écologique, aux circuits courts et à des évènements culturels, le terme tiers-lieu reste encore flou. On le retrouve accolé autant à des bars militants qu’à des espaces de coworking ou à des domaines agricoles, jusqu’au dernier-né « France Tiers-Lieux » réunissant ministères et agences d’État.
Avec leur ouvrage Tiers-Lieux : la guerre des usages, le designer-architecte d’intérieur Paul Émilieu et la chercheuse Anne Plaignaud reviennent sur les origines du tiers-lieu, au cœur de l’Amérique consumériste des années 1990. En s’intéressant à l’histoire de ces « lieux tiers, entre chez soi et l’espace public », le livre tente de répondre à la question initiale, presque enfantine, posée par ces espaces singuliers : « comment faire (lieu) ensemble alors qu’on est tous·tes différent·es ? ».
Dans votre livre, vous parlez des tiers-lieux à travers l’image du garage, d’où vient cette métaphore ?
Paul Émilieu : Le garage est un lieu passionnant. C’est la cinquième pièce de la maison, celle qui est faite spécialement pour le symbole de la modernité : la voiture. Il accueille l’objet qui a transformé notre quotidien et qui a façonné les villes. Mais son architecture basique fait qu’on peut en faire ce qu’on veut. Dans les années 1990, le sociologue américain Ray Oldenburg a transformé le garage de sa maison pavillonnaire en un bar ouvert à ses voisins.
Le garage transformé en tiers-lieu incarne à la fois une utopie sociale et une critique de la société moderne
Avec la modernité, les villes ont été divisées en zones fonctionnelles avec un usage précis pour chaque espace. Il y a des lieux où l’on travaille, des lieux où l’on se divertit et des lieux pour dormir et passer du temps en famille. Cette division quadrille notre quotidien et empêche les rencontres spontanées. On se retrouve à embaucher des happiness managers pour recréer artificiellement des liens sociaux. En ouvrant son garage, Ray Oldenburg essaie de créer un lieu hybride avec plusieurs usages pour impulser de la convivialité et aller à rebours de la modernité.
À lire aussi : Fin de Transfert à Nantes : la « ville de demain », ce n’est (toujours) pas pour maintenant
En partant de la symbolique du garage, on peut aussi parcourir toute l’évolution des tiers-lieux. Le garage, c’est le lieu du bricolage, de la débrouille, de l’innovation. Un esprit que l’on retrouve dans beaucoup de tiers-lieux, comme les fab labs ou les hacker spaces, qui essaient de mettre les outils numériques au service du plus grand nombre.
Aujourd’hui, ce mot « tiers-lieux » est largement utilisé par des cafés, des ateliers d’artistes, des salles de concerts… Et plus de la moitié sont des espaces de coworking. On se demande si le mot veut encore dire quelque chose ?
Quand il est repris par les pouvoirs publics, le tiers-lieu est surtout vu à travers l’idée de travail
Oui, ce sont des tiers-lieux car ils ont plusieurs usages. Ils permettent de travailler, de boire une bière, d’organiser un concert… Ils correspondent à une volonté qu’il y a chez beaucoup de trouver des lieux qui ne sont ni chez soi, ni son lieu de travail, dans lesquels on peut partager des émotions, rencontrer du monde, se sentir bien.
Pour Oldenburg, un tiers-lieu c’est une ville idéale miniature. Son garage incarne à la fois une utopie sociale et une critique de la société moderne. Et encore aujourd’hui, lorsqu’on définit la charte d’usage d’un tiers-lieu, les règles communes qui seront appliquées, on s’interroge à plusieurs : « vers quel type de société on a envie d’aller ? ».
Mais aujourd’hui, le mot a été institutionnalisé, c’est devenu un label qui est lié à des subventions pour lesquelles il faut rentrer dans des cases. Alors même si les tiers-lieux se multiplient, de nombreux acteur·ices se détachent de ce mot.
À lire aussi : La « biorégion » : comment ce concept revient en force pour « réapprendre à habiter quelque part »
C’est ce qui vous amène à parler de « guerre des usages » dans le titre du livre ?
L’enjeu aujourd’hui, c’est surtout de révéler les tiers-lieux qui existent déjà
Oui, entre autres. Il y a beaucoup de gens qui animent des tiers-lieux avec un angle très politique, qui continuent de les voir comme lieux d’expérimentation et d’utopie. Mais quand il est repris par les pouvoirs publics, le tiers-lieu est surtout vu à travers l’idée de travail. Ce sont des lieux d’économie sociale et solidaire, de relocalisation d’emplois, d’impact social, etc. Au fond, il est regardé avec une grille de lecture économique.
Il y a donc une guerre d’usage autour de ce mot. Mais plutôt que de multiplier les tiers-lieux, je pense que l’enjeu aujourd’hui, c’est surtout de révéler ceux qui existent déjà. Il y a pleins de cafés, de centres sociaux, de lieux qui favorisent la mise en commun, le lien social et qui rendent la ville plus conviviale. Il faut les valoriser comme de vrais acteurs de la résilience urbaine, pour que les citoyen·nes et les pouvoirs publics les accompagnent même s’ils ne se revendiquent pas comme des tiers-lieux.
« Tiers Lieux – La guerre des usages » de Paul Émilieu et Anne Plaignaud, publié aux éditions Matières Premières (octobre 2023)