Haut-lieu de la vie culturelle et artistique de Nantes, le tiers-lieu Transfert a définitivement fermé ses portes en septembre dernier. Depuis sa création en 2018, le lieu est devenu une expérimentation grandeur nature pour placer la culture et les arts au cœur de la ville de demain. Entre déception et optimisme, les fondateurs du projet nous partagent leur bilan de l’aventure Transfert.
Conçu comme une zone libre d’art et de culture ouverte, Transfert est né en 2018 dans la métropole de Nantes. Une cité éphémère a poussé sur la friche industrielle des anciens abattoirs de Rezé, devenant un lieu de vie, de création et de fête ouvert à tous. Ambition commune portée par des habitants, des artistes et des chercheurs : repenser collectivement la ville de demain. A l’origine du projet, l’association Pick Up, initialement dédiée à la culture hip hop, milite pour placer la culture et les arts au centre des politiques de la ville.
Cinq ans après sa création, Transfert a définitivement fermé ses portes au public en septembre 2022. Pioche! a rencontré Fanny Broyelle et Nicolas Reverdito, respectivement directrice adjointe responsable des projets et du Laboratoire, et directeur de l’association Pick Up. Ils reviennent sur les cinq années de l’aventure Transfert, leurs déceptions liées à la fin du projet, et les leçons à tirer de cette grande expérimentation à échelle humaine.
Comment avez-vous vu évoluer le projet pendant ces 5 ans ?
Nico : Au départ, le projet Transfert repose sur deux axes. La saison estivale où les artistes font des propositions artistiques devant un public très mixte, et l’axe d’expérimentation sur la ville de demain et le futur quartier. Comment la culture peut participer à la fabrique de la ville ? Comment est-elle un outil pour que d’autres personnes que des urbanistes ou des politiques participent à la réflexion ? Quel levier peut avoir Transfert sur le futur quartier ?
Nous avions dessiné quatre pistes. Un legs physique, un legs plus immatériel, une continuité du projet dans la fabrique du quartier et l’accueil des habitants, et la trace : comment on essaime ces expérimentations. Il y a eu là une évolution car, finalement, aucune trace n’est souhaitée par les politiques publiques et les aménageurs. L’objectif est de faire table rase et de vite oublier que Transfert a existé. Nous restons malgré tout convaincus que la culture est la colonne vertébrale de la fabrique de la cité, de la vie en société.
Il y a de la déception car on a l’impression que l’objectif est de vite faire oublier que Transfert a existé.
Fanny : La manière dont nous avons mené cette expérimentation a aussi pris plus d’ampleur que prévu. Transfert a intégré un laboratoire de recherche-action en interne, avec des moyens assez conséquents, pour réaliser études, observations et enquêtes, conférences, débats et prises de parole. Nous avons aussi accompagné la création artistique sur des problématiques de recherche.
La crise sanitaire nous a aussi poussé à trouver d’autres modes de fonctionnement. Lieu de fabrique, espaces de travail, de création, de réflexion, artistes en résidence… Tout cela répond à la question qui était posée au départ : « quel est l’impact de l’art et de la culture sur la fabrique de la ville ? » et inversement « quel est l’impact des questions urbaines sur la création artistique et l’action culturelle ? ». Nous avons répondu à ces deux axes, en profondeur.
Malheureusement, cela n’a pas été réceptionné par le projet urbain. C’est une des grosses déceptions de notre part. Mais ce n’est pas un échec, car cela le sera peut-être par d’autres acteurs de l’urbanisme et de la ville. Nous étions un laboratoire et à cet égard, Transfert est très loin d’être un échec.
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Vous publiez chaque année un bilan assez complet de ces recherches et expérimentations autour de la ville de demain. Quelles sont les grandes leçons que Transfert a réussi à soulever pour l’urbanisme ?
Fanny : Il faut rester humbles. Nous sommes des profanes de l’urbanisme, et d’abord des acteurs culturels. Mais nous pensons qu’aujourd’hui la ville ne peut plus se faire seulement par les experts de l’urbanisme. D’autres voix sont à entendre, à prendre en compte. Et pas seulement celles des artistes, mais celles des habitants, des usagers, de tous ces mondes qui font la ville. C’est un premier apprentissage.
Le second, c’est que la ville, ce sont des gens très différents qui habitent ensemble dans une multiplicité d’espaces mais aussi d’usages : le travail, les courses, les déplacements, l’art, la culture, le sport, les loisirs, les rencontres, etc. Tous ces paramètres sont à prendre en compte pour faire une ville plus permissive, plus libre, plus conviviale, plus accueillante, plus hospitalière. Aujourd’hui, il y a une privatisation des espaces publics. On est dans une réglementation à outrance, une normalisation des espaces, on est empêché de faire. Quelle place laisse-t-on à la fête, à la convivialité, à la rencontre ?
Nico : Nous posons aussi la question de l’urbanisme de trottoir. La ville, c’est aussi des odeurs, des problématiques d’incivilité, des dealers. Comment les prendre en compte plutôt que feindre de les ignorer ? Que disent les artistes de ces sujets concrets de territoire ? Nous étions dès le départ convaincus que les habitants avaient des choses à dire sur leur ville, et qu’ils pouvaient même la changer en profondeur, car ils n’ont pas les carcans et les conventions des experts. Je pense qu’on a aussi participé à mettre cela en lumière.
Au départ, Pick Up est centrée sur la culture Hip-Hop, avec notamment l’organisation du festival Hip Opsession. On retrouve dans ce que vous dites beaucoup de cette identité du hip hop, où l’on donne la parole à la rue, l’idée de faire communauté. Est-ce dans ce sens que Transfert prend racine dans l’ADN de Pick Up ?
Nico : C’est exactement dans ce sens-là. C’est pour cette raison que je n’ai jamais eu de complexe, que j’ai toujours trouvé Transfert logique pour nous. Avec le hip hop, le graffiti ou la danse, on est dans la ville, on occupe des bâtiments, et on voit l’effet de notre art sur la ville et ses habitants. Et ça nous donne des idées sur comment faire la ville, et sur la place qu’y ont les artistes. Cela a donc logiquement abouti à ce que l’on investisse un lieu sur un temps long pour expérimenter la manière dont la culture participe à la fabrique de la ville.
Ce que l’ADN de Pick Up a insufflé dans Transfert, c’est l’improvisation. Cette agilité, c’est l’ADN du hip hop.
Quand, à New-York, les hip-hopeurs sont descendus en bas des tours pour organiser les block parties, ils ont influencé le développement de la ville. Dans l’autre sens, l’architecte urbaniste américain Mike Ford (in Mike Ford, « The Hip-Hop Architecture Movement », 2017, ndlr.) a théorisé que le hip hop ne serait peut-être pas advenu si certains quartiers de New York n’avaient pas été construits avec des blocks, des pieds de tours, des petits parcs ou squares, entre des voies rapides qui les avaient enclavés… On voit comment la culture influence la ville et comment la ville influence la culture.
Enfin, ce que l’ADN de Pick Up a insufflé dans Transfert, c’est l’improvisation. Pouvoir trouver des solutions, partir dans un sens, faire demi-tour et aller dans un autre. Cette agilité, cette capacité à improviser, c’est l’ADN du hip hop et celui de Pick Up.
Concrètement, quelles sont les expérimentations où Transfert a pu permettre ce dialogue entre les artistes et la ville et ses habitants ?
Fanny : Nous avons par exemple travaillé sur la notion d’habiter, prise du point de vue du géographe et du sociologue. Nous sommes des animaux sociaux, et nous habitons un territoire entre consommation, travail, amusement, rencontres amoureuses… Des artistes ont travaillé sur cette question et réalisé des cartographies sensibles, ou des parcours en ville différenciés en fonction que l’on circule en voiture, à vélo, avec une mobilité réduite, une poussette ou un skate.
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Nous avons aussi parlé d’intergénérationnel avec la compagnie Théâtre3, avec la collecte de témoignages sur la manière dont on se regarde les uns les autres, selon l’âge que l’on a. L’artiste Julie Fache a elle fait une marionnette à l’échelle d’une grand-mère qui s’appelle Louisa et qui ne parle pas mais arpente la ville pour aller à la rencontre des gens. On a aussi créé le jeu de rôle « Représentations, le jeu qui vous regarde » à partir de ces différents témoignages… Il y a eu plein de projets.
Qu’est-ce que Transfert dépose au pied de la Ville à son départ ? Est-ce de la documentation pour l’avenir, autre chose ?
Fanny : Il y a de la documentation, des vidéos, des médias qui retracent toute la production de connaissances réalisée toutes ces années par le laboratoire. Et il y a aussi la question du récit, du souvenir, de l’identité du territoire, qui est un legs complètement diffus, impalpable, mais qui existe. On a posté une story sur le démontage des « yeux », un bardage de plaques métalliques posé sur l’un de nos bâtiments comme des écailles de poisson très colorées, représentant des yeux et réalisées par les enfants du quartier au démarrage de Transfert, en 2018. Et on a eu des milliers de réactions, avec des emojis qui pleurent. Ça dit l’attachement au projet.
Nico : On envisageait une continuité pour ces « yeux » réalisés par toute une génération d’enfants de la commune, qui seront peut-être les futurs habitants du quartier. Peut-être pour la future école du quartier. Mais c’est non, le projet urbain n’en veut pas. Les écoles qui avaient participé nous sollicitent par contre pour les récupérer et habiller leurs préaux. On a aussi reçu des mails de parents qui disent « est-ce que je peux venir récupérer l’œil réalisé par ma fille ? ». Comme quoi, les choses ne s’effacent pas juste d’un revers de main.
Finalement, quel est l’impact de votre présence et des expérimentations que vous avez menées pendant cinq ans sur le futur quartier qui va naître ?
Nico : Rien. Il y a une volonté pour qu’il n’y ait aucune trace sur le futur quartier. Mais comme on le voit pour l’atelier des yeux, on ne sait pas l’impact qu’il y aura au final. Il y avait un engagement très clair au départ que Transfert allait permettre de nourrir le projet du futur quartier, c’était dit à toutes les conférences de presse, et ça n’est finalement pas le cas.
Fanny : Il y a quand même un sentiment d’instrumentalisation. À un moment donné, Transfert a servi d’animation, de décor, pour occuper un temps pendant lequel des experts de la fabrique urbaine réfléchissaient au futur quartier. Et à la fin, on siffle la fin de la récré, et on nous demande de quitter les lieux en les laissant dans l’état où on les a trouvés en arrivant.
On est malgré tout vraiment très fiers du travail accompli. On travaille à l’édition d’un livre blanc pour rendre compte de manière concrète et pratique sur l’expérience Transfert. Et on sait qu’il y a des choses qui sont tout à fait intéressantes pour d’autres projets urbains. Il y avait par exemple l’idée de laisser une zone non programmée, un espace où l’on ne prévoit rien pour laisser une respiration, et pouvoir l’adapter à l’évolution de la ville. Qui sait quelles seront les contraintes ou les réalités dans 30 ans ? Or aujourd’hui, plus un mètre carré de ville n’est pas pensé sous un prisme économique.
Cela pose la question de l’utilité de ces espaces d’urbanisme transitoire comme Transfert. Après cette expérience, qu’est ce qui est crucial selon vous si on veut que ces lieux aient un réel impact ?
Fanny : Ce qui est crucial, c’est la clarté de la commande de départ. Ensuite, travailler au long cours le projet avec toutes les parties prenantes pour trouver nos valeurs communes. Nous venons du monde de l’art, il y a les institutions publiques de la culture et de l’urbanisme, un aménageur et un urbaniste, et nous avons tous des enjeux différents. C’est important de se redire régulièrement pourquoi nous sommes ensemble, et ce qui nous anime collectivement. Et puis, un dernier point extrêmement important et souvent négligé, c’est de bien penser la fin du projet.
Nous restons malgré tout convaincus que la culture est la colonne vertébrale de la fabrique de la cité, de la vie en société.
Nico : Au final, il y a de la déception mais pas de frustration. Je reste convaincu de l’importance de la culture dans la fabrique de la ville ; qu’il faut donner la parole aux non-sachants, et pas dans des organes de concertation classiques ; que la culture est une valeur ajoutée dans toutes les réflexions de société ; que les artistes ont ce décalage qui permet d’ouvrir les horizons.
Nous allons continuer à travailler autour de la transition urbaine et de la place de la culture, à développer les projets autour de Hip Opsession. Depuis mi-octobre, nous avons investi un ancien institut médico-éducatif en centre-ville de Nantes qui accueille une trentaine d’artistes et des ateliers alliant art et handicap. Et on souhaite pérenniser certains événements créés sur Transfert et les développer sur le territoire de la métropole, à des échelles de quartier.
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Nantes est sous le feu des projecteurs des médias pour les incivilités, un sentiment d’insécurité qui grandit en ville, etc. Quel est votre regard sur cette actualité du point de vue des 5 ans de Transfert ?
Nico : Je me sens très concerné par ce sujet, car tout l’intérêt de notre notre posture est là. L’insécurité augmente, oui, on le vit notamment le soir. J’ai des enfants ados, jeunes adultes, qui le vivent, on ne peut pas le nier. Mais, un, ce n’est pas pire qu’ailleurs. Et deux, comment on y répond autrement que par la répression ? Il faut des lieux de mixité sociale, culturelle, où les gens apprennent à se connaître, à se rencontrer.
À Transfert, on n’a eu quasiment eu aucun souci d’insécurité alors qu’on avait une équipe de sécu plutôt légère et qu’on a accueilli des milliers de gens d’univers très différents. Lorsqu’il y a une proposition de qualité, les comportements sont plus adaptés. Et lorsqu’il y a des espaces, des lieux de fête, un bar dans le quartier pour se retrouver, il y a de la vie et moins de zones de non-droit. Contrairement au storytelling des spécialistes du marketing territorial, on n’enjolive pas la ville. Tout n’est pas rose, tout n’est pas beau, il y a des sujets durs. La ville est dure. Mettons ces sujets à la réflexion collective et trouvons des solutions ensemble. C’est ce qu’on a voulu faire avec Transfert sur certains sujets.
Fanny : Il faut crédibiliser la parole des acteurs culturels sur ces sujets. Aujourd’hui, tous les problèmes se règlent avec une nouvelle loi ou une nouvelle appli. Mais c’est de l’humain dont on a besoin. Et là, on a montré en 5 ans que c’est possible, qu’on peut réussir. On n’est pas les premiers à le faire et on ne sera pas les derniers. Ces moments de convivialité, de fête, de catharsis, ces moments répondent à des besoins humains. Il ne faut pas les déconsidérer, bien au contraire.