Au cœur de l’hiver, Pioche! est allé faire un tour du côté de Transfert, à la fois laboratoire expérimental de la ville de demain et lieu de vie culturel et éphémère, situé sur le site des anciens abattoirs de Rezé, à un pont et trois pavés de Nantes. Reportage.
Station Bicloo numéro 114 : Atout-Sud, face au Leclerc. Vélo déposé, gants retirés. On est à la fin du mois de janvier et le thermomètre n’incite pas à se pavaner du côté de Rezé. Si l’on ne peut pas dire qu’il y ait foule lorsque l’on s’avance à pied vers le site de Transfert en cette période de l’année, à l’intérieur du lieu c’est tout un bouillonnement organisé qui planche sur le futur quartier qui y verra bientôt le jour.
À 200 mètres de la tête de cobra géante faisant office d’arche d’entrée du site en période estivale, le long portail vert du personnel se présente devant nous. Derrière ce dernier, un bus accordéon peinturluré « No justice, no peace » nous montre le chemin. Bien secondé par l’épave, posée là, du Remorqueur, ancien hot-spot déjanté des derniers assoiffés des nuits nantaises, transférée ici pour décorer et mieux se remémorer.
Au sol, des petits cailloux par milliers. Encore derrière, en arrière plan et dépassant les frontières naturelles du lieu visité, le bâtiment de la Cité Radieuse de Rezé, signée Le Corbusier himself, s’impose dans le paysage. Et sous nos pieds : Transfert. Bienvenue dans ce désert coloré, habité, et expérimenté par l’association Pick Up Production, en charge de la coordination générale.
Un village utopique, « à partir de rien »
Direction les bureaux bien chauffés de l’asso, à l’intérieur des préfabriqués placés en retrait de l’arène de vie, encadrée par de longilignes conteneurs. On rembobine avec Nicolas Reverdito, directeur de Pick Up Production, le développement d’un projet qui livre cette année son ultime opus, après quatre années de réflexions, constructions, expérimentations et programmations artistiques. « Au départ, nous n’étions vraiment pas des bâtisseurs ou des urbanistes. Depuis 2003, Pick Up Production développe un projet autour de la culture hip-hop. Nous avons été amenés, petit à petit, à développer des projets sur l’espace public nantais, à investir des bâtiments en transition, sur des périodes courtes, juste avant leurs destructions et la mise en œuvre de projets urbains. »
« Nous avons grandi en même temps que Nantes, poursuit Nicolas Reverdito, et cela nous a questionné sur la place de la culture dans la fabrique de la ville ; et donné envie finalement d’investir un espace en transition pour expérimenter, cette fois, sur un temps long. On a donc commencé à réfléchir au projet Transfert sur la ZAC Pirmil les-Isles en 2016. Le pitch du départ, c’était : quel impact notre présence et les expérimentations qu’on va mener pendant 5 ans peuvent avoir sur le futur quartier qui va naître. »
Tout est art, tout a un usage
Au milieu de cet aride friche non bâtie de quinze hectares, Pick Up doit sortir une histoire de son chapeau pour commencer à bosser. Ce sera celle des nomades qui trouvent un point d’eau dans le désert. La fiction prend rapidement forme et deux axes de travail se dégagent naturellement : la création d’un lieu de vie atypique et artistique, et la mise en place d’un laboratoire d’expérimentations pour faire se croiser des regards de citoyens et mieux anticiper le vivre ensemble de demain. « Nous voulions en profiter pour interroger la place des artistes dans la fabrique de la ville et inversement. »
Le décor s’étoffe au gré des collaborations artistiques, sur le mode : « Tout est art, tout a un usage ». Peintres, danseurs, métallos, paysagistes, plasticiens, musiciens, aficionados de parkour et constructeurs en tous genres s’emparent du lieu, et lui donnent une forme fantasque et circassienne. De nombreux conteneurs surplombent le lieu, comme un clin d’œil au passé portuaire de la ville, rappelant que Transfert se situe sur une partie comblée de la Loire. Autour de certains éléments construits, des jardins-tests ont fait leur apparition. Ces espaces végétaux, expérimentés par l’association MiniBigForest, servent de réels curseurs à l’heure de réfléchir aux futures plantations du lieu.
Élaborer le futur du quartier
Chaque année, Fanny Broyelle, chercheuse en sociologie associée au projet Transfert, édite un rapport d’évaluation documentant les expérimentations mises en place. « Le Laboratoire travaille sur des projets participatifs avec les habitants, en lien avec la construction du quartier de demain », nous rapportent d’une seule et même voix Laure Tonnelle, membre de l’association en charge de la coordination générale du projet, et Nicolas Reverdito.
« Nous avons par exemple initié un travail de recherche, il y a deux ans, avec des infographistes et la Compagnie Théâtre’3 sur la question de la ville de tous les âges. Comment anticipe-t-on la cohabitation des différentes générations ? La transmission des savoirs, les usages de la fête, les relations profitables… Nous avons abouti à un point de contact fort entre les générations, sous forme de jeu de rôle composé de cartes, qui verra le jour cette année ». Des conférences-débats, des ateliers de réflexion ainsi que des workshops font croiser les regards et les cadres de références de politiciens, d’urbanistes, de chercheurs, d’artistes et de citoyens. De tous bords, ils viennent ainsi, par leurs propos, nourrir ces expérimentations.
Ce genre de croisements nous permet de mieux préparer le vivre-ensemble de demain
Une recherche-action d’ampleur a également été menée autour des ambiances sonores de la ville. « Le futur quartier se situera sous le couloir aérien, et demeurera collé à une route, celle de Pornic, très bruyante. Il nous faut donc prendre en compte ces nuisances sonores pour créer un futur lieu de vie agréable », souligne Laure Tonnelle.
« On a décidé de travailler avec des écoles primaires de Rezé, qui sont venues sur le site pour observer, écouter et décrire : ce que l’on entend, ce que l’on devrait entendre, ce que l’on aimerait entendre, ce que l’on n’entend plus. Et on a poursuivi ces recherches avec des étudiants de l’Ecole d’architecture (ENSA) qui ont pour projets de fin d’études la création de modules sonores. Ce genre de croisements nous permet d’élargir le champ des réflexions, d’universaliser les propos et de mieux préparer le vivre-ensemble de demain ».
Patchwork artistique
Le quartier en question verra deux à trois mille logements sortir de terre sur les vingt prochaines années. Mais aujourd’hui, c’est un lieu de vie, « pensé pour laisser la parole à un maximum d’artistes et à une grande diversité de spectacles », qui anime l’endroit aux beaux jours. « Notre volet culturel n’a pas de direction artistique à proprement parler. On parle plutôt ici de ligne éditoriale privilégiant la spontanéité. Et on a toujours envisagé l’accessibilité au plus grand nombre. »
Le village utopique accueille ainsi plusieurs résidences artistiques et propose concerts, jeux de plein air, conférences et ateliers pour rythmer chaque été. Au total, ce sont plus de 150 jours de résidences pour 80 artistes accueillis en résidence rien que pour l’année 2021. Les cartes blanches mises en place pour les artistes locaux ont permis de diversifier les esthétiques et les publics. Pour plus asseoir encore ce côté diversifié d’une zone libre et fantasque.
En ce début d’année, Pick Up s’apprête donc à démarrer sa dernière saison. Avec une pointe d’appréhension mais une grande détermination, et toujours autant de passion. On laisse pour l’heure les espaces encore vides et les chapiteaux qui s’animeront cet été, et on repasse devant le bus coloré parqué à l’entrée. Sur cette autre face de l’engin, on lit, toujours à la peinture et en lettres capitales : « Power et People ». Parce que son projet, Pick Up l’a bien compris : c’est bien sur les gens, et leur force de compréhension du monde d’aujourd’hui, que s’écrira notre quotidien de demain.