Genève n’a pas la réputation d’être la ville la plus dynamique de Suisse. Mais la cité située sur les bords du lac Léman compte plusieurs tiers-lieux aux histoires remarquables. Petit tour d’horizon, à travers quatre d’entre eux.
Par Arnaud Idelon
Genève n’est pas la ville la plus fun au premier abord. Grandes avenues froides, architecture austère, héritage protestant oblige, et cette brume qui monte du lac les mois d’hiver. Ce même lac qui en fait une ville presque balnéaire, venu l’été. Mais l’on oublie souvent que l’endroit a été, depuis les années 80, l’un des épicentres européens de la contre-culture, avec une scène squat bouillonnante. Elle offrait chaque soir concerts, expositions ou free parties à même le centre de la ville, autour de l’emblématique Artamis dans le quartier de la Jonction.
Quand celui-ci est fermé par la ville en 2007, et à sa suite d’autres lieux, c’est l’amorce du déclin de la scène culturelle de Genève dans ses franges les plus underground. De cette époque, seule reste debout l’Usine et ses grandes messes club. Depuis, de nouvelles géographies s’esquissent dans la scène culturelle de la ville, moins en opposition mais plus encline à la négociation – dit-on ici – avec la puissance publique que chez la cité rivale Zurich. Les marges s’institutionnalisent ou se « domestiquent » selon le mot de l’un de ses plus fins observateurs de cette « post-contre culture » en la personne de Luca Pattaroni, sociologue et compagnon de route d’Artamis.
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Pour prendre le pouls de la ville dans cette tectonique des plaques, Pioche! vous emmène à la suite d’Arnaud Idelon, spécialiste des tiers-lieux, en visite dans quatre lieux très différents où s’inventent, dans les délaissés de l’urbain (terrain vague, station d’épuration, usines désaffectés…), des formes alternatives d’économie, d’organisation et de société.
Porteous, la station d’épuration ne deviendra pas prison
En remontant le Rhône, loin du centre, là où les immeubles sont plus bas et espacés ou se changent en pavillons, une zone d’usines abandonnées, de garages foutraques et de cimetières à caravanes débouche sur une immense station d’épuration. Un grand bâtiment aux allures brutalistes campe sur la berge et fait face à une forêt, de l’autre côté du Rhône, qui héberge une réserve d’oiseaux sauvages.
Nous sommes à Porteous, l’un des haut lieux de la culture alternative à Genève et témoin de ses paradoxes. En 2018, comme chaque année, la scène squat de Genève se réunit en août pour une frégate de radeaux DIY. Alertés quant à la volonté de l’Etat de Genève de réaffecter cette ancienne usine de traitement des boues délaissée depuis 1992 en un foyer de justice, les militants décident de remonter le Rhône en radeau et d’occuper le site plusieurs mois, le portant en symbole de la lutte anti-carcérale en Suisse.
De grandes fêtes s’y inventent tandis que la communauté se met à construire des cabanes sur le toit du bâtiment. Des négociations commencent avec la puissance publique : l’Etat de Genève retire son projet et accepte de réfléchir à l’idée de centre culturel avec les occupants. Des études sont lancées, des investissements sont en passe d’être levés pour mettre aux normes le bâtiment. Il a notamment été visité par l’emblématique architecte Patrick Bouchain (à qui l’on doit La Condition Publique à Roubaix ou encore Le Lieu Unique à Nantes) tandis qu’une association est montée pour légaliser le squat. Mais les choses prennent du temps et le temps se fait long pour les militants qui ont du quitter le lieu dans l’attente de sa mise aux normes. On oscille entre désillusion, espoir et résistance à voir domestiqué ce bout de contre-culture.
MACO, l’économie circulaire à l’échelle d’une usine désaffectée
Dans une ville où les prix de l’immobilier frôlent l’indécence, ils sont nombreux – artistes, associations, militants, artisans – à souffrir du manque criant d’espaces de travail à bas coûts. Crée par des anciens du squat emblématique Artamis, dans le quartier de la Jonction, démantelé en 2007, la coopérative Ressources Urbaines regroupe près de 400 sociétaires répartis sur sept lieux (dont l’historique 76 Acacias où s’est lancée l’aventure, Les Saules, espace de travail partagé d’artistes dans le même quartier de la Jonction ou encore l’Usine Parker investie par des associations du champ du réemploi et de la réinsertion par l’emploi).
Mais c’est le projet de la MACO qui a retenu notre attention. Prise dans une zone industrielle en mutation qui accueillera dans quelques années le campus de la HEAD, cette ancienne usine accueille désormais la « Manufacture Collaborative » héberge de nombreux ateliers sur deux niveaux. On compte notamment une matériauthèque, une friperie fonctionnant comme gratuiterie, une coopérative de prêt d’outils, un atelier de fabrication bois-métal, un atelier de réparation de vélo.
Le Fab Lab, invite chacun à venir concevoir et fabriquer un meuble, une pancarte de manifestation (comme un groupe transféministe le jour de ma visite) ou encore un vélo-cargo en mode tuning en empruntant des outils, achetant des matériaux recyclés et en se faisant accompagner par les équipes des Grands Ateliers, l’une des sept structures réunies au sein de la coopérative. La MACO est membre due réseau européen Centrino, valorisant la délocalisation de la production dans des sites industriels désaffectés.
Les Moraines, jardin partagé et commun urbain
Dans le quartier d’influence catholique de Carouge – ses immeubles plus bas, au style moins austère et aux jardins intérieurs – un terrain vague est occupé depuis cinq ans par l’ONG Large Scale Studio. Composé de constructeurs, architectes et designers, le collectif a bâti sur la friche une scène accueillant concerts et scènes ouvertes des habitants du quartier, un bar ainsi que quelques cabanes et ateliers. Lorsqu’on arrive, une charpente est en construction pour accueillir des workshops.
A l’autre bout de la parcelle, un jardin partagé regroupe les cultures individuelles ou collectives de plus de 120 familles du quartier adhérentes à l’association, prenant soin des légumes et plantes aromatiques qui y poussent sous les grandes fresques réalisées par des artistes genevois, prenant d’assaut chaque semaine ce nouveau fief du street art. Ici, tout provient du réemploi, comme les tasseaux de la scène récupérés sur des festivals où l’association est mobilisée comme scénographe. Au milieu de cette capitale cosmopolite, cette friche est une respiration dans le bouillonnement du quartier.
On dit même qu’un renard y habite. Large Scale Studio est venu initier cette dynamique de jardin partagé et communautaire, pour ensuite s’effacer à mesure et donner les rennes aux habitant.e.s qui ont créé une association – l’association des Moraines – pour gérer le site comme un commun urbain, ressource mutualisée par les riverains pour jardiner, lire, apprendre en faisant sur les nombreux chantiers participatifs qui rythment la saison, ou encore faire la fête.
Ideavox, faire atterrir le logiciel libre
A Vernier, plus grande commune de la ville de Genève aux quartiers populaires, une grande villa individuelle et son jardin accueille un tiers-lieu unique en son genre. Monté par Lionel, acteur du logiciel libre, Ideavox fait atterrir l’idéologie du copy left physiquement dans un lieu contributif fréquenté par des profils variés (architectes, avocats, urbanistes, bijoutiers, parfumeriers, production, bidouilleurs, musiciens mixologues ou encore maraîchers).
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Le but d’Ideavox selon Lionel ? Créer des situations de rencontres interculturelles, intergénérationnelles pour innover collectivement. Une charte de réciprocité protège ce commun. Chaque travailleur partage l’information en copy left pour augmenter le « patrimoine informationnel commun » du lieu. Des codes civils sont posés en évidence sur la table de la cuisine. Pour Lionel, c’est une connaissance fine du droit qui permet de déjouer les systèmes dominants de propriété intellectuelle et les détourner.
Dans le jardin, on trouve une serre en aquaponie, un four pour fumer viande et saumon, une scène pour accueillir de grands banquets pour cette communauté d’entrepreneurs en recherche constante, par le frottement au collectif. Pas de gouvernance partagée en revanche. Lionel se revendique « dictateur bienveillant » et assume la responsabilité de la préservation de ce commun. Et si mécontents il y a, ceux-ci n’ont qu’à le forker (reproduire ailleurs le code source de sa démarche). Lionel documente en effet en open source tout ce qui s’expérimente à Ideavox.
Que lire sur le sujet ?
> Luca Pattaroni (dir.), La Contre-Culture Domestiquée, Métis Presses, Genève, 2021
> Antoine Burret, Tiers-lieux. Et plus si affinités, FYP Editions, Paris, 2015
Cet article a été écrit suite à la résidence « Urbanology » initiée par l’agence Urbz à la Villa Boccard.