Retour sur notre rencontre avec la militante et politologue Fatima Ouassak. Une discussion censée durer 30 minutes dans laquelle Fatima ne s’est pas contentée de nous spoiler One Piece mais nous a offert une masterclass de 2 heures sur une autre vision de l’écologie issue des quartiers populaires.
Au festival Agir pour le vivant, à Arles, le nom de Fatima Ouassak était sur toutes les lèvres. Chacune de ses interventions amenait son lot de débats, de pas de côté et de punchlines mémorables. La politiste et militante s’attache à construire une proposition politique originale qui part de son expérience personnelle, construite depuis Bagnolet. Elle est à l’origine du Front de Mères, un syndicat de parents d’élèves luttant contre les discriminations, et de Verdragon, première maison de l’écologie populaire en France.
Depuis quelques mois, c’est surtout son dernier livre qui l’amène à sillonner la France. Ouvrir Pour une écologie pirate, c’est se plonger dans un projet écologiste ancré dans les quartiers populaires, ouvert aux luttes anticoloniales et qui ne fait pas l’impasse sur la liberté de circuler. C’est aussi voir Fatima multiplier les références au manga One Piece, œuvre magistrale de Eiichirō Oda, qui raconte la quête de liberté de trois enfants vivant dans une décharge, se promettant de devenir rois des pirates.
Qu’est-ce qui t’a amenée à parler de One Piece dans ton dernier livre ?
Fatima Ouassak : Parce que j’aime bien ! C’est important de commencer par là. Je ne me suis pas demandé « Qu’est-ce que pourraient apprécier les personnes des quartiers populaires que je veux sensibiliser à la chose écologique ? ». Je ne voulais surtout pas utiliser cette œuvre pour illustrer ou décorer un propos politique, en rajoutant une petite couche « wesh wesh ». Je suis partie d’un chef-d’œuvre qui m’a beaucoup marquée, qui a marqué mes enfants, mes proches.
Je suis partie d’un chef-d’œuvre qui m’a beaucoup marquée, qui a marqué mes enfants, mes proches
Ça fait d’ailleurs partie de ma méthodologie de travail de puiser dans les imaginaires avec lesquels moi ou mes enfants avons grandi, et de les mêler à des propos d’écologie politique issus de luttes que j’ai vécues ou pour lesquelles j’ai, a minima, un attachement. C’est le même processus que j’avais mis en place pour mon premier livre La puissance des mères en utilisant la figure du dragon.
One Piece, il faut prendre l’œuvre pour ce qu’elle est, et expliquer que c’est une culture, considérée comme une sous-culture, alors que c’est un phénomène de société particulièrement dans les quartiers populaires. C’est le manga le plus vendu de tous les temps, en France et dans le monde.
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L’histoire reprend beaucoup d’éléments qui sont importants dans les quartiers. La soif de liberté par exemple. Pour les héros, devenir pirate, c’est échapper aux normes, circuler sans entraves. C’est une bouffée d’air face aux ascenseurs en panne qui nous assignent à résidence, la vidéo-surveillance, ou la présence policière qui exercent un contrôle permanent sur la population.
Vous connaissez One Piece ?
Non pas vraiment.
Un personnage qui illustre tout ça, et qui est incroyable, c’est la figure de Ace.
Ace c’est un des trois enfants pirates dans le livre, et ce qui me touche beaucoup, c’est que c’est un personnage qu’on a tous·tes dans nos familles, c’est vraiment le petit frère que tu as envie de protéger, parce qu’il est casse-gueule, il est casse-cou, il s’énerve pour rien, il provoque la marine quand elle lui demande ses papiers, il fait n’importe quoi à l’école. C’est ça pour moi la figure de Ace.
Je crois en une écologie à hauteur d’enfant
Et il meurt. C’est pas grave que je vous le dise ?
Ce qui est sûr c’est que tu nous l’as demandé après coup, donc ce n’est pas grave effectivement mais on ne lira plus jamais One Piece…
Je suis désolée en plus j’ai horreur que l’on me fasse ça…
Pour vous dire l’ampleur de One Piece, dans mon entourage il y a des gens qui étaient anti-tatouages, l’épisode où le personnage meurt sort le vendredi, eh bien le lundi ils reviennent avec un tatouage de Ace !
C’est ce qui t’a amenée à parler d’une écologie pirate ?
Oui, en partie. Un autre élément qui me plaît dans One Piece, c’est la place centrale laissée aux enfants. Je crois en une écologie à hauteur d’enfant. Avec le Front de Mères, à Bagnolet, on a récemment organisé un parcours dans la ville qui permettait de se mettre à la place d’un enfant. L’idée c’était de noter tout ce qui entravait la libre, joyeuse et insouciante circulation dans l’espace public. Ici ça sent bon, ici on peut voir le soleil, ici on se sent en danger à cause des voitures… Ça permettait de montrer concrètement pourquoi on mène nos combats : pour que nos enfants s’en sortent.
Il y a aussi la question de l’équipage et de la fraternité qui revient tout au long du manga. Les héros choisissent leurs familles, leurs ami·es. Il y a quelque chose d’intéressant par rapport à la sororité féministe, mais aussi pour remettre en question le modèle de famille strictement biologique et souligner l’importance de la loyauté. Ce sont des valeurs très importantes dans les quartiers populaires. Face à l’école, à la police ou aux parents, on se serre les coudes, on essaye de s’en sortir ensemble.
Et puis le bateau pirate, c’est l’autonomie, avec tous les liens d’interdépendance et de subsistance qui peuvent se nouer à bord. C’est un bon point de départ pour comprendre le projet politique que je porte.
Pourquoi est-ce qu’il y a besoin de passer par One Piece pour parler d’écologie ? Qu’est-ce qui résonne particulièrement dans les quartiers populaires ?
Si tu dis que l’écologie c’est One Piece, tu vas avoir un peu plus de monde que si tu dis que l’écologie c’est soit EELV, soit Alternatiba, soit Alain Damasio. Damasio qui est super et que j’aime beaucoup, mais tout d’un coup c’est un autre imaginaire que tu enclenches.
On a créé un événement à la maison Verdragon pour le lancement du livre, un événement autour de One Piece avec une chasse au trésor pour les enfants, un peu moins de 100 places disponibles, et c’est parti en deux minutes !
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Je voulais absolument écrire un livre qui mette cette liberté de circuler au centre
Petite anecdote, dans la série animée One Piece, la bande originale est composée de morceaux de musique classique. On a réussi à faire se déplacer le conservatoire de musique de Bagnolet, pour qu’ils jouent les morceaux de One Piece à des enfants des quartiers populaires en bas des immeubles !
Pour revenir à votre question, ce qui résonne particulièrement avec One Piece, qui est aussi super sur la question des transgenres, ou de l’anti-spécisme, c’est surtout la question de la liberté. La liberté de circuler. Moi je voulais absolument écrire un livre qui mette cette liberté de circuler au centre, car c’est un enjeu central dans les quartiers. On a beaucoup entendu dans la période Covid que ce qui intéresse les quartiers, c’est manger, c’est survivre, c’est la pénurie de nourriture. Comme si la question des libertés publiques était trop noble pour nous. Mais on ne survit pas si on n’est pas libre.
Une écologie populaire qui glorifie le tri sélectif, la récup’ et les jardins ouvriers, ça ne m’intéresse pas
Outre cette question de la liberté qui traverse ton livre, dans la figure de la piraterie, il y a aussi cette idée de la résistance et des luttes dont tu parles beaucoup ?
Exactement. Je me suis appuyée sur les travaux de Marcus Rediker, historien américain, spécialiste de la piraterie, et on se rend compte que One Piece se déroule à l’âge d’or de la piraterie. Une époque dans laquelle les pirates incarnent la résistance, la mutinerie face au capitalisme triomphant du début du XIXe siècle symbolisé par le renforcement des frontières et le commerce des esclaves.
Et à mon sens, un vrai projet écologiste ne se fera que dans les luttes. Dans le préambule de mon livre, je mets en garde contre la tentation de porter une écologie populaire qui glorifie le tri sélectif, la récup’ et les jardins ouvriers. « Bravo les pauvres d’être pauvres », ça ne m’intéresse pas.
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D’ailleurs, les jardins ouvriers, à l’origine, c’était seulement une manière de fixer les paysans autour des usines. On leur proposait quelques terres pour éviter qu’ils rentrent chez eux. Ce n’est pas exactement l’écologie émancipatrice qu’on porte. Même si bien sûr il est possible aujourd’hui de se réapproprier ces lieux pour en faire des choses super autour de la subsistance, de l’autonomie etc.
Mais mon père qui a toujours eu un jardin ouvrier m’explique qu’avoir une main dans la terre c’est bien, mais ça ne vaudra jamais la contemplation. Contempler la mer, le paysage, l’horizon, c’est reprendre du temps et de l’espace au système capitaliste. Et ça, ça ne s’obtient que par les luttes.
Mais pour mener des luttes, il est nécessaire de mobiliser largement. Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui de construire une écologie véritablement populaire ?
Dans le champ de l’écologie, tout est fait pour que les classes populaires ne puissent pas se saisir de l’enjeu. Ça n’arrange pas celles et ceux qui définissent le champ de l’écologie qu’on débarque avec du One Piece, avec l’antiracisme, avec la lutte contre les inégalités.
Jusqu’à maintenant, les écologistes mobilisent un référentiel, des pratiques, une esthétique qui est propre à leur classe sociale. Ça crée un système qui disqualifie les classes populaires qui ne se sentent pas à leur place dans l’écologie. Un très bon exemple, c’est la lutte contre le nucléaire. Dans les années 1970 la classe ouvrière participait à la lutte anti-nucléaire. Aujourd’hui, des ingénieur·es sont arrivé·es dans le débat public et on ne parle du sujet qu’en des termes très techniques.
Parce que l’écologie, tu peux en faire ce que tu veux. Un signe de distinction, des business, des honneurs symboliques… Nous on a choisi d’en faire un outil d’émancipation collective. Et pour ça, il faut intégrer les luttes anticoloniales dans l’écologie. Mettre Franz Fanon et Thomas Sankara à côté d’Andreas Malm et André Gorz.
Dans les quartiers, on peut mobiliser en parlant de la guerre d’Algérie comme d’une lutte écologiste, une guerre de libération de la terre. On a dans notre histoire une source de fierté incroyable qui sont les luttes qui ont libéré l’Afrique de la férocité coloniale. Il faut le glorifier et s’appuyer dessus.
Je défends une écologie qui appelle à la fois un ancrage territorial, et à la liberté de naviguer dans l’immensité des océans
Dans ton livre, tu expliques que « le manque d’intérêt des populations habitant les quartiers populaires envers la question du climat est lié à leur désancrage organisé et systématique ». L’écologie que tu portes nécessite de poser l’ancre du bateau pirate quelque part ?
Pour s’en sortir, on a besoin de dire à nos enfants : vous êtes chez vous, cette terre c’est la vôtre. Il faut rompre avec le vagabondage, cette idée qu’on ne vient « ni d’ici ni d’ailleurs », avec même une sorte de fierté associée. Mais il faut bien comprendre que cette mise en errance, elle est subie, ce n’est pas nous qui choisissons d’être désancrés.
Aujourd’hui, ce n’est pas facile de s’organiser dans les quartiers. En parcellisant les espaces, en interdisant le voile dans les centres sociaux au nom de la laïcité, en transformant les centres-villes en centres commerciaux, il y a une vraie volonté d’entraver notre capacité à circuler librement et à nous auto-organiser. Il n’y a pas de syndicats, pas de partis, pas d’espaces de discussion collective. Il y a juste des murs. C’est pour ça que j’ai créé le Front de Mères en 2016.
Un projet écologiste émancipateur suppose de tisser des liens forts avec le territoire. Pour résister, on a besoin d’une terre. Et puis, comment être libre sans bateau ? Je défends une écologie qui appelle à la fois à un ancrage territorial et à la liberté de naviguer dans l’immensité des océans.