En quoi l’écologie a-t-elle besoin de la pensée décoloniale aujourd’hui ? Et pourquoi doit-elle se faire le creuset des pensées féministes, anticapitalistes et anti-impérialistes ? Pour en discuter, Pioche! est allé à la rencontre de Françoise Vergès. La politologue et militante décoloniale revient pour nous sur son dernier essai, Pour un programme de désordre absolu : Décoloniser le musée. Elle y expose, à travers l’histoire du musée occidental, les racines de la crise écologique actuelle. Jusqu’à proposer une nouvelle institution culturelle : le post-musée.
Françoise Vergès est partout ces derniers temps : dans le média écolo Reporterre pour parler des Soulèvements de la Terre, au lancement de l’édition papier du webzine de gauche radicale Frustration, ou plus récemment en dialogue avec la philosophe Judith Butler pour sa venue en France autour « d’une paix révolutionnaire pour la Palestine ».
Il ne faut pas abandonner les musées car ils font partie du dispositif qui fabrique le consentement
Une présence sur tous les fronts qui à l’instar de sa pensée se situe à l’intersectionnalité des luttes. À la fois penseuse décoloniale pour certain·es, figure d’une gauche radicale pour d’autres, icône résolument anticapitaliste et anti-impérialiste, Françoise Vergès écrit en 2023 un livre qui, non content de réunir toutes ces pensées, s’attaque aussi en profondeur à la question de la culture et de l’écologie.
Publié chez La fabrique, Pour un programme de désordre absolu : Décoloniser le musée ausculte la prétention des grands musées universels à penser le monde. En interrogeant l’histoire coloniale de ces derniers, les centaines de milliers d’objets pillés sur des décennies à d’autres pays et cultures, l’autrice fait le lien entre « les inégalités structurelles de race, de classe et de genre qui existent au sein du musée et qui font écho aux inégalités structurelles globales créées par l’esclavage, la colonisation, le capitalisme racial et l’impérialisme ».
Vers le post-musée ?
Pour Françoise Vergès le musée, loin d’être « un espace neutre », reste « le terrain de batailles idéologiques, politiques et économiques », qu’il nous faut collectivement décoloniser.
Dans son « programme de désordre absolu », expression empruntée au psychiatre et penseur décolonial Frantz Fanon, la politologue vise à interroger et accélérer l’avènement d’un « post–musée », un lieu où les « hiérarchies de genre, de classe, de race, de religion sont contestées ». Une nouvelle forme d’institution qui a failli voir le jour sur l’île de La Réunion, île d’enfance de Françoise Vergès, aux dimensions populaire, culturelle et écologique.
Rencontre avec une penseuse qui puise dans son parcours militant multiple une autre façon de concevoir radicalement le monde.
Comment en arrive-t-on à s’intéresser au musée comme un objet politique ?
Françoise Vergès : Je me suis toujours intéressée aux représentations, aux images. À La Réunion, il n’y avait pas de musée mais j’aimais beaucoup le cinéma, il y avait deux petits ciné-clubs dans lesquels ma mère m’emmenait.
Et aujourd’hui, ce qui m’intéresse dans mon travail, c’est de comprendre comment le pouvoir fabrique du consentement et comment, de l’autre côté, une dissidence à ce consentement se fabrique. Par exemple, comment le féminisme civilisationnel a-t-il construit un consentement à l’islamophobie ? Comment l’esclavage a-t-il pu durer quatre siècles en Europe ?
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C’est ainsi que progressivement, j’ai compris qu’il ne fallait pas abandonner les musées car ils participent d’un dispositif qui fabrique le consentement. Ces lieux sont souvent négligés dans les milieux de gauche radicale, perçus comme bourgeois, mais ils ont un rôle central dans ce que l’État montre de lui-même. La France est prestigieuse parce qu’elle a le Louvre, l’Angleterre parce qu’elle a le British Museum, l’Espagne parce que le Prado… C’est problématique parce que ce prestige est souvent associé à un plus haut degré de civilisation.
Et puis, dans le contexte de la destruction systématique du monde, de la planète, des guerres, de la privatisation d’extrême droite, qu’est-ce que le musée peut faire pour la paix ? Comment imaginer un autre modèle pour raconter des luttes, d’autres histoires qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie dominante ?
Pourquoi est-ce si important de décoloniser les musées aujourd’hui ? Peut-être pourriez-vous revenir sur la manière dont se sont construits ces musées comme lieux de domination.
On voit que le musée, comme dispositif, a joué un grand rôle dans la colonisation. Encore aujourd’hui, il y a beaucoup de discussions sur leur décolonisation, sur le fait que les puissances coloniales doivent rendre les œuvres d’art…
Je raconte l’histoire du Louvre, né à partir d’un geste révolutionnaire, citoyen et transformateur affirmant que l’art va être rendu au peuple, contre l’aristocratie et l’Église, puisqu’il s’est construit sur l’exploitation du peuple. Le Louvre est le premier musée de ce genre en Europe.
Même au sein de l’Europe, les musées se sont construits sur l’écrasement de ses propres différences, des sorcières, des paysan·nes, des roms, des juif·ves
Mais au nom du pays de la liberté, les révolutionnaires affirment que les arts situés dans des pays aux mains de tyrans ou de monarques absolus doivent revenir en France pour faire de Paris la nouvelle Rome. Mais personne n’a rien demandé. Ça a donné lieu au vol d’énormément d’œuvres, porté par une envie maladive d’exhaustivité : avoir tous les papillons du monde, tous les masques du Congo, tous les jupons, tous les manteaux de plumes des peuples amérindiens…
Sur cette question du vol, le XIXe, c’est la folie. Le XVIIIe avait installé le vol avec Napoléon en Europe et en Egypte, mais le XIXe fait exploser les musées. Il n’y avait plus de place alors on a créé des réserves, on ne pouvait plus tout montrer.
Ce désir d’universel, cette volonté frénétique d’accumulation doivent nous interroger. Qu’est-ce que ça a été ? Qu’est-ce que ça a produit ?
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C’est ce qu’on a appelé le modèle du « musées universel » que vous analysez dans votre livre…
Oui, et après ça, c’est admirable, on a réussi à transformer les musées en temple du Beau et du Neutre. Quand vous entrez dans un musée, vous ne voyez pas cette histoire faite de vols, vous ne voyez que des belles choses, les « trésors de l’humanité ».
Les musées ont dès le départ participé à l’entreprise coloniale. Les tableaux représentant les paysages coloniaux ont joué un grand rôle dans la construction de l’exotisme, avec des cocotiers, des bananiers… Mais dans les musées du Sud global, vous n’avez pas de meubles de la Bavière, pas de bijoux des années folles, d’outils des paysan·nes du Poitou. On ne retrouve pas cette pulsion d’accumulation. Pourtant, il y a eu des voyageur·euses assez tôt, mais ce qu’ils/elles ont rapporté, c’étaient plutôt des livres et des idées.
Et même au sein de l’Europe, les musées se sont construits sur l’écrasement des différences existant sur le continent, des sorcières, des paysan·nes, des roms, des juif·ves… Ce n’est qu’au XXe siècle qu’un musée de l’Histoire juive a été créé à Paris. Tout ça conduit à ne montrer que le monde bourgeois – avec des choses magnifiques, certes, mais qui ne reflètent pas la diversité.
Dans un sens, le musée a proposé une manière de légitimer la destruction, puisqu’on en conserve une trace
Vous faites un lien fort entre ces modes de faire et les notions de conservation, de préservation. Selon vous, cela participe d’un même geste aux destructions environnementales que nous infligeons à la planète.
Je m’intéresse actuellement à la science de la conservation, très développée en Occident. Le musée occidental propose un certain modèle de préservation qui repose en partie sur un dialogue entre la destruction et l’action de sauver. « Oui, il y a cette espèce d’oiseau qui a disparu, mais j’en ai gardé des dessins ». On peint une forêt, puis on peut installer une plantation à la place, faire travailler des esclaves et dominer la nature. Dans un sens, le musée a proposé une manière de légitimer la destruction, puisqu’on en conserve une trace.
Il y a des objets qui étaient dans des espaces publics, dans les temples en Asie, dans les mosquées… Ils appartenaient à la vie des gens. Mais une fois dans un musée, ce ne sont plus que des morceaux de pierre, des morceaux de bois qu’on ne peut plus toucher, auxquels on ne peut plus offrir de fleurs.
On pense trop souvent que la conservation est a priori une bonne chose, mais il faut bien garder à l’esprit que destruction et conservation vont ensemble, sont nées au même moment. Et aujourd’hui, face aux préoccupations environnementales, ce sont les mêmes questions qui se posent avec les parcs naturels ou les musées de sciences naturelles.
Qu’est-ce que ça a provoqué dans les sociétés d’enlever tout un pan de la mémoire collective, d’exposer ainsi des objets du quotidien ? Comment envisager la question de la restitution ?
D’abord, l’Europe a fixé des formes en essentialisant les choses. Ça fixe une certaine réalité du passé. C’est fini, on ne peut plus imaginer autre chose, et tout doit rester dans les mémoires. L’Occident a aussi imposé sa vision de la conservation, du patrimoine, de l’héritage, de la propriété privée, en disant : « Si nous ne l’avions pas conservé, il aurait disparu ».
Et puis, il y a les conditions posées par les Occidentaux, sur les conditions de conservation par exemple. Mais depuis quand le voleur pose des conditions ?
Cette volonté de préserver à tout prix pose question. Tout n’est pas à garder non plus. Je vous assure, quand vous regardez dans les réserves, il y a plein de choses qu’il n’y a aucune raison de garder, qui ne seront jamais étudiées. Il y a des choses qui peuvent disparaître, ce n’est pas grave, ça fait aussi partie de l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, si on ne repense pas le sens de la préservation, de la conservation, à un moment où beaucoup de choses disparaissent sur la planète, on ne pourra pas changer le musée.
La restitution pose des tas de questions, chaque communauté réagit différemment, en fonction du poids symbolique des objets, de l’histoire. Il faut rentrer dans la complexité de toutes ces situations, mener un vrai travail d’échange. Et puis il y a les conditions posées par les Occidentaux, sur les conditions de conservation par exemple. Mais depuis quand le voleur pose-t-il ses conditions ?
Cette question ne concerne pas seulement le musée. L’Occident a volé et il doit donc se tourner vers les gens qui réclament. Il doit écouter et donner. Et encore, qui a les moyens de faire ces démarches, de réclamer les objets de son propre passé ? C’est un vol légalisé.
Pour revenir sur le titre de votre livre, pourquoi un « programme de désordre absolu » ?
Je trouvais que le terme de décolonial était utilisé un peu n’importe comment. Je voulais rappeler que la décolonisation était un sujet très sérieux. Que lors d’une des étapes de ce processus qui a mené des pays à l’indépendance, des personnes avaient été réprimées, tuées, déportées.
Ce n’est pas qu’une question de discours et il ne faut pas la traiter avec facilité, tranquillement dans son salon. Il ne s’agit pas de changer les règles ou les textes. C’est la fin de ce système qui détruit la planète. La décolonisation, ce sera vraiment la fin de ce monde.
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Quand on vous écoute, et étant donné ce sur quoi ils sont bâtis, ne vaut-il pas mieux abolir les musées ?
Non, les musées qui existent sont des archives qu’il est agréable de visiter. Mais il faut s’intéresser aux formes qu’ils prennent, à commencer par les conditions de travail du personnel, avec des principes très simples de justice sociale, raciale, de genre, de respect du droit du travail. Pourquoi les gardien·nes de musée doivent-ils/elles rester debout pendant des heures ? De quelles conditions de travail disposent les femmes de ménage ? Quels sont les critères du concours pour travailler dans les musées ? Quel est le fonctionnement démocratique en leur sein ?
Cette pensée sur les musées vous a-t-elle aidée à penser l’écologie ?
Quand on grandit sur une île qui a été une colonie, on ne peut pas ne pas penser l’environnement. J’ai rapidement compris que le mien n’était pas naturel : les champs de canne, les normes qui s’installent, les fruits qui disparaissent, les gens qui changent de goût parce que ce sont des pommes de l’Hexagone qui sont servies dans les cantines au lieu des fruits du pays…
Je voulais rappeler que la décolonisation était un sujet très sérieux
À La Réunion, la France a imposé un paysage avec des parkings, des centres commerciaux, dans un endroit qui n’est pas fait pour ça, avec des vents et des pluies violentes. Rien n’est fait en accord avec le territoire.
Aujourd’hui, des zones sont protégées comme parc naturel et lorsque l’on propose d’y replanter des arbres pour leur redonner l’aspect d’avant la colonisation, les normes nous en empêchent. Donc ce qui a été fabriqué par la colonisation, parce que les arbres ont été coupés pour construire les bateaux et les maisons des colons, est devenu un paysage naturel protégé. On le voit ici, la relation entre conservation, destruction et écologie a des effets très concrets.
Et puis il y a aussi la question de ce que la catastrophe climatique va faire au musée. Le changement des conditions de conservation, la montée de l’extrême droite, les guerres, les évènements climatiques extrêmes… On pense toujours le musée comme étant en dehors de la société, à l’extérieur de l’histoire, mais ce n’est pas vrai.
Vous aviez justement proposé un « post-musée » à La Réunion.
On était déjà très soucieux·ses de la question environnementale, on ne voulait pas d’air conditionné, pas de lumières artificielles et on ne voulait pas dépendre de l’Hexagone. Le plus important était que le contenant ne soit pas en contradiction avec le contenu. On a laissé une grande place au confort, à la question du corps dans l’espace, avec des espaces pour se reposer, pour sortir. La question de l’accueil des classes populaires, des personnes racisées, des personnes malvoyantes est très importante pour que tout le monde se sente à l’aise. Il s’agit de repenser le musée comme quelque chose de vivant, loin des normes bourgeoises.
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Contre la fétichisation des objets, j’avais proposé qu’on ne parte pas des objets, mais des récits. On voulait utiliser les techniques du conte, du théâtre, du cinéma pour raconter des histoires.
On voulait aussi créer un espace tourné vers le temps présent, avec des ateliers, des espaces de rencontre, de discussion. On voulait entretenir le possible, stimuler l’imagination sur ce que l’on peut faire dans l’agriculture, dans l’art… On réfléchissait à un véritable musée du XXIe siècle.
C’est comme si le capitalisme nous avait bouffé l’horizon. Je trouve que la chose la plus subversive aujourd’hui, c’est d’imaginer d’autres institutions
Ce qui m’a fasciné dans ce livre, c’est comment vous partez d’un lieu, le musée, pour finalement penser l’art, puis pour penser la société. Mais vous allez plus loin que la simple analyse critique, vous proposez aussi d’autres formes d’institutions.
C’est la tâche principale aujourd’hui. On sait comment critiquer, on a les armes, les outils pour le faire. Mais dès qu’il faut imaginer ce que pourrait être une révolution, plus rien. Alors que les révolutions du passé se sont posées sur des offres de nouvelles institutions, d’autres manières d’organiser l’éducation, la santé, le logement…
C’est comme si le capitalisme nous avait bouffé l’horizon. Je trouve que la chose la plus subversive aujourd’hui, c’est d’imaginer d’autres institutions. C’est ce qui fait le plus peur mais si on ne le fait pas, on n’aura rien d’autre à offrir que de l’opposition. Dans le cas des musées, il ne faut pas seulement se demander ce qui nous dérange, mais plutôt ce qu’on a envie de préserver : des pratiques ? des graines ? des savoirs ? Comment se réapproprie-t-on la science de la conservation ?
On entre dans un vrai moment politique. Il faut mener le combat pour la justice sociale, raciale, de genre… Mais il ne faut pas abandonner les institutions publiques, il faut les préserver contre le privé et surtout les réinventer.