Du 1er mars au 25 août 2024 se tient aux Abattoirs de Toulouse l’exposition Battre la Campagne qui s’intéresse aux liens entre l’art et le monde paysan. De l’image d’Épinal du paysan dans les tableaux du XIXe siècle aux artistes contemporain·es soucieux·ses de représenter la diversité du monde agricole, l’exposition questionne nos imaginaires collectifs et nous aide à regarder l’agriculture autrement. Rencontre avec Julie Crenn, commissaire de l’exposition et Lauriane Gricourt, directrice des Abattoirs.
Pour regarder de biais des sujets d’actualité brûlants, les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse présente à partir de ce vendredi 1er mars l’exposition Arts et paysans – Battre la campagne. Dans un dialogue entre l’histoire de l’art, des artistes contemporain·es et le passé du lieu – les anciens abattoirs de la ville – le parcours de l’exposition réunit près de 150 œuvres interrogeant la représentation artistique de l’agriculture et des paysan·nes.
Les œuvres racontent en creux l’exode rural, l’industrialisation, la disparition d’une certaine agriculture, de traditions et de paysages, documentée par le travail des artistes. Autant de représentations d’un monde paysan figé et romantisé qui infusent encore aujourd’hui l’imaginaire collectif, encourageant les artistes contemporain·es à proposer d’autres regards sur l’agriculture. Des regards qui n’invisibilisent pas, laissent une place à la pluralité et interrogent les relations entre les humain·es et leur environnement.
La ferme au musée, le musée à la ferme
« Il y a une tendance à parler des paysan·nes de manière homogène, alors qu’il y a autant de manières d’être paysan·nes que d’être artistes. »
On retrouve le tableau Des glaneuses (1857) du peintre réaliste Jean-François Millet, des textes issus du recueil Mon corps de ferme de l’autrice Aurélie Olivier, des photographies d’Agnès Varda et même une salle dédiée aux « artgriculteur·ices », brouillant volontairement les frontières entre les deux mondes.
Autour de l’exposition, une programmation hors les murs et des résidences d’artistes sont également prévues dans une dizaine de lieux d’Occitanie.
On en discute avec Julie Crenn, historienne de l’art et créatrice du projet artistique Agir dans son lieu et Lauriane Gricourt, cofondatrice du collectif Enoki croisant art et alimentation, fraîchement nommée directrice des Abattoirs.
Comment l’art peut-il éclairer autrement les enjeux d’agriculture et d’alimentation, plus que jamais au cœur de l’actualité ?
Julie Crenn : Aujourd’hui, l’imaginaire collectif autour de la ruralité et de l’agriculture est très étrange. Le sujet est complètement invisibilisé, personne n’en parle, alors même que c’est un sujet qui nous concerne tous·tes et qui est au cœur de nos vies.
On n’en parle que dans des situations de crise. En même temps, lorsqu’on en parle, il y a énormément de stéréotypes qui collent à la peau des paysan·nes, et les discours véhiculent un univers rempli de nostalgie, d’une mélancolie et d’un romantisme bizarre. Il y a aussi cette tendance à parler des paysan·nes de manière homogène, alors qu’il y a autant de manières d’être paysan·ne que de manières d’être artiste.
Lauriane Gricourt : L’art est responsable en partie de la formation de cet imaginaire. Dans l’exposition, il y a une salle qui revient sur la représentation des paysan·nes à partir du milieu du XIXe siècle, grâce à des tableaux d’artistes réalistes, comme Jean-François Millet, Rosa Bonheur, Léon Lhermitte ou Jules Breton.
À cette époque, les artistes commencent à peindre en plein air, donnant à voir les paysages qui évoluent, le début de l’industrialisation et le changement de modèle de l’agriculture. Ces artistes ont souvent un lien avec le monde rural et se mettent à le représenter dans un contexte où les paysan·nes forment la grande majorité de la population et viennent d’acquérir de renforcer leur poids politique à travers le droit de vote. Mais ces représentations portent souvent une vision très sacralisée de la figure du paysan.
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Julie Crenn : Puis dans les années 1930-1940, dans beaucoup de pays occidentaux, les paysan·nes ont été utilisés à des fins de propagande, principalement par la droite. Je pense à beaucoup d’artistes russes ou d’Europe de l’Est qui peignent le paysan comme une force vive, le combattant de la patrie. C’est quand même quelque chose qui s’est imprégné dans l’esprit collectif. Parce que pour beaucoup, en France, les paysan·nes sont tous·tes des fachos.
« Jusqu’au milieu du XIXe, l’agriculture n’était pas considérée comme un sujet par les milieux des Beaux-Arts car considérée comme pas assez digne. »
Comment le monde de l’art a-t-il accueilli ces représentations du monde paysan ?
Lauriane Gricourt : Jusqu’au milieu du XIXe, l’agriculture n’était pas considérée comme un sujet par les milieux des Beaux-Arts car considérée comme pas assez digne. Avec les réalistes, ces sujets ont été progressivement acceptés, non sans scandale, avant d’être à nouveau rejetés au début du XXe siècle et relégués dans de nouveaux musées d’ethnologie dédiés aux modes de vie et aux traditions paysannes.
Car face à l’exode rural, au remembrement et à la transformation radicale de l’agriculture, de nombreuses collectes ethnographiques ont été organisées pour rassembler les objets, les savoirs-faire, la tradition orale, les chansons, les poèmes d’un monde qui est en train de disparaître. Des artistes ont été envoyé·es dans les campagnes pour dessiner et documenter ces changements. Dans Battre la campagne, on a reconstitué une vitrine de l’ancien Musée national des arts et traditions populaires de Paris, fondé en 1937.
On expose aussi aux Abattoirs une série d’objets collectés par Agnès Varda, reproduisant le tableau Des glaneuses de Jean-François Millet sur des assiettes, des pots de farine, des boîtes de biscuits, tout type d’objets du quotidien. C’est pour ça que la société et particulièrement les artistes sont imprégné·es de cet imaginaire-là, c’est ce qui est montré dans les musées et dans notre quotidien.
Julie Crenn : Jusqu’à récemment, une dizaine d’années, les étudiant·es qui souhaitaient parler de sujets agricoles dans les écoles d’art ne pouvaient pas. L’image du plouc revenait toujours. Le milieu de l’art est le reflet de la société. Ce sont les mêmes discriminations et violences qui s’y produisent, le mépris pour les agriculteur·ices ne fait pas exception à la règle.
Il y a aujourd’hui beaucoup d’artistes contemporain·es qui se réapproprient cet imaginaire stéréotypé pour le détourner et donner à voir la multiplicité des situations qui existent dans le monde agricole. Comment se traduit cette pluralité dans l’exposition ?
Lauriane Gricourt : Derrière les œuvres, il y a souvent une volonté d’informer, de raconter une histoire qu’on n’entend jamais et que la société connaît mal. Il y a une série de photos de Karoll Petit qui présente des chaises vides dans des champs ou dans des fermes, accompagnées de témoignages de personnes qui se sont suicidées. Ces photos proposent un regard sur un enjeu crucial et tabou du monde paysan, elles sont extrêmement belles et violentes à la fois.
Julie Crenn : L’exposition a été construite avec beaucoup d’artistes directement concerné·es par le sujet. Pour moi c’est très important que les paroles soient situées, que chacun·e puisse parler à partir de sa propre histoire, de sa propre expérience.
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Il y a par exemple des portraits de Damien Rouxel, un artiste né en Bretagne et qui a transformé la ferme familiale en théâtre. Dans cette série, il se met en scène, toujours avec la cotte paysanne, rejouant des tableaux anciens. Il se demande comment amener l’histoire de l’art à la ferme et inversement, la ferme dans le musée. Il montre aussi sa famille et aborde en creux la question de l’homosexualité dans le milieu paysan. Tout ça participe à montrer d’autres réalités, d’autres images de l’agriculture.
Il y a aussi une salle dédiée aux « artgriculteur·ices », des artistes qui ont une pratique paysanne. C’est par exemple le cas de Kako et Stéphane Kenkle qui ont déplanté la canne à sucre sur un terrain familial à La Réunion pour en faire un potager géant. Finalement, ils passent plus de temps dans le potager que dans leurs ateliers, et pour eux, planter et cultiver sont des gestes artistiques en soi.
« Travailler en commun fait du sens lorsqu’on s’interroge sur les pratiques agricoles, car traditionnellement ces dernières sont ancrées dans des réseaux importants de solidarités, d’entraide. »
L’exposition accueille plusieurs collectifs d’artistes, pourquoi cet accent sur la création collective ?
Lauriane Gricourt : En faisant des recherches, on s’est rendu compte qu’il y avait plusieurs collectifs qui travaillaient sur ces sujets-là. Travailler en commun a du sens lorsqu’on s’interroge sur les pratiques agricoles car traditionnellement ces dernières sont ancrées dans des réseaux importants de solidarités, d’entraide. Avant l’industrialisation, les terres nourricières étaient communes à un groupe de population.
Julie Crenn : Cette solidarité entre paysan·nes a complètement disparu dans certaines régions. La question du commun dans l’agriculture est en train de se perdre, ou en tout cas de se transformer. Alors que chez les artistes, il y a l’effet inverse. On est passé d’un modèle très individualiste à la multiplication des collectifs. Et c’est une dynamique à encourager.
« Les musées comme toutes les institutions culturelles ou artistiques, sont des caisses de résonance pour tous les sujets de société. »
Avec la colère agricole et la loi d’orientation agricole discutée en ce moment, les sujets de l’exposition font l’objet d’une vive actualité. Comment percevez-vous le rôle d’un musée dans un tel contexte ?
Lauriane Gricourt : Je pense qu’on ne peut pas s’abstraire d’une dimension politique quand on parle d’agriculture. Mais dans cette exposition, ce n’est pas nous qui parlons, ce sont les artistes qui prennent position et qui proposent des regards sur ces enjeux, sur le poids des politiques agricoles, sur l’évolution des paysages, des corps, de la place accordée aux animaux…
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Les musées, comme toutes les institutions culturelles ou artistiques, sont des caisses de résonance pour tous les sujets de société. Le musée n’a pas de position politique tranchée, mais il soulève les questions qui travaillent la société. C’est notre travail d’interroger des réalités, d’être un espace où imaginer comment le monde pourrait changer, comment on pourrait désirer d’autres futurs.
Je suis très heureuse que ce soit ma première exposition en tant que directrice, c’est un sujet qui me tient beaucoup à cœur. Comme l’a dit Raphaël Quénard aux Césars : « Pas de culture sans agriculture ».