Face à la surenchère technologique autour du métaverse, encouragée par les pouvoirs publics, les industries culturelles peinent encore à se positionner. Si l’esprit pionnier du secteur y voit des promesses créatives inédites, il doit aussi tenir compte de l’impact environnemental de ces mondes virtuels. Discussion avec Camille Pène, éco-conseillère et partisane d’un nouvel imaginaire de l’innovation technologique.
La dynamique est enclenchée depuis quelques années déjà. Les multinationales du numérique sont lancées dans une course en avant. Le métaverse, cette version futuriste d’internet faite de mondes virtuels, en est la démonstration. Sur la base d’investissements massifs et de communication extravagante, il s’impose même dans le secteur culturel. À l’image du concert virtuel de Travis Scott dans le jeu vidéo Fortnite, ou celui d’Alonzo dans GTA V, des artistes se saisissent progressivement de cet outil, imposant ainsi au secteur de prendre position face à ce nouvel horizon créatif.
En France, les institutions publiques entrent dans la danse, avec un fonds du Centre national du Cinéma et de l’image animée (CNC) doté de 3,6 millions d’euros, et plus récemment un appel à projet France 2030 « Culture immersive et métaverse ». Dans des secteurs comme la musique, habituée à explorer les nouvelles technologies depuis la « crise du disque », certain·es y voient la promesse de nouveaux modèles économiques et des pistes pour prolonger leurs actions en faveur de l’accessibilité culturelle.
Mondes virtuels, impacts réels
Mais même « virtuels », « dématérialisés », ou stockés dans des « clouds », les mondes du métaverse supposent des infrastructures bien réelles – serveurs de données, réseaux, casques… – très polluantes qui ne semblent donc pas compatibles avec les objectifs de lutte contre le dérèglement climatique. L’éco-conseillère et historienne de l’art Camille Pène les qualifie ainsi de « technologies-zombies », reprenant l’expression du physicien José Halloy pour souligner leur non-durabilité face à l’épuisement des énergies fossiles et des ressources naturelles.
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Au sein du collectif Les Augures, Camille Pène accompagne des structures culturelles dont le Palais de Tokyo, le Centre national des arts plastiques (Cnap) et le ministère de la Culture dans leurs transitions numérique, sociale et écologique. Cette ancienne spécialiste de l’innovation technologique signe un essai dans le guide Sustainable Tools for Online Music Practices (STOMP) à destination des musicien·nes, coordonné par The Green Room et Pikselkraft. Elle y défend un autre imaginaire de l’innovation technologique dans la musique, « en mode low-tech : ouverte, résiliente, partagée et réparable ». Rencontre.
Quel regard portes-tu sur cet appel à projet France 2030 « culture immersive et métaverse » lancé début 2024 ?
Camille Pène : Le Guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique publié par le ministère de la Culture comprend cinq axes, dont « Développer un numérique culturel sobre ». Tout en encourageant le secteur culturel à réduire son empreinte environnementale au travers , l’État investit dans les technologies immersives. Au sein du plan d’investissement France 2030, la dotation de cet appel à projet est bien plus importante que celle dédiée à la transition écologique du secteur culturel (respectivement 25 millions d’euros pour « Alternatives vertes 2 » contre 150 millions d’euros pour « Culture immersive et métaverse », ndlr). Cela sous-entend que les deux peuvent coexister et montre la priorisation des enjeux.
« Avant d’être un enjeu culturel, le métaverse est un enjeu économique »
Bien qu’exigeant des indicateurs d’impact écologique auprès des porteurs de projet immersifs, les financeurs sont démunis pour évaluer si une démarche d’écoconception sera véritablement mise en œuvre. Mais les études qui se penchent sur la question montrent que malgré la diversité des visions et des techniques que recouvre le métaverse – monde immersif total ou plusieurs mondes fragmentés, usage de dispositifs de réalité virtuelle… –, ces technologies font croître l’ampleur des infrastructures numériques dans des proportions incompatibles avec les objectifs des Accords de Paris.
Ces mondes virtuels ont donc des conséquences très matérielles dans le monde réel ?
Camille Pène : Il est important de rappeler la matérialité du numérique, contre toute la sémantique qui nous induit en erreur : le cloud, la dématérialisation… Derrière les technologies, il y a des infrastructures de réseaux, des câbles sous-marins, des équipements individuels, des serveurs de données… Et tous les usages liés au métaverse vont venir tirer sur ces infrastructures, encourager leur extension, avec tout ce que cela implique en termes d’extraction et de consommation de ressources : eau, sable, métaux rares…
Voilà pourquoi avant d’être un enjeu culturel, le métaverse est un enjeu économique. Il y a des marchand·es, des plateformes, des fabricant·es qui veulent vendre des équipements et des services. Le secteur culturel identifie les technologies immersives et le métaverse comme des solutions aux enjeux de démocratisation culturelle, d’inclusion sociale, de possibilité de nouveaux langages esthétiques… Pourtant, si Meta a investi plus de 10 milliards de dollars dans ces technologies en 2021, c’est bien parce que le métaverse est davantage au service des intérêts économiques des grands acteurs de l’industrie numérique que de ceux des ICC.
Comment se positionne le secteur de la culture face à ces enjeux contradictoires ?
Camille Pène : Le secteur culturel reste un secteur très fragile économiquement et très disparate avec d’un côté de grosses industries, des institutions, et de l’autre une multitude de petites structures. Et partout, il y a un vrai enjeu à développer de nouveaux revenus et de renouveler les publics. Le métaverse pourrait combler ces besoins. Au fond, c’est une motivation très saine.
C’est aussi un secteur qui expérimente beaucoup, qui est capable de s’emparer des innovations pour proposer de nouvelles esthétiques, de nouvelles expériences. Ça fait partie de ces grandes qualités.
« Le métaverse entretient l’illusion que les ressources sont illimitées, qu’on pourra augmenter à l’infini les structures qui soutiennent les technologies. Mais ce n’est objectivement pas le cas. »
Alors on pourrait se dire qu’il faut d’abord expérimenter la technologie avant de prendre une décision. C’est la position d’une partie des acteur·ices qui voient la culture comme un levier de décarbonation. Dans sa candidature pour être Capitale européenne de la Culture 2028, Bourges a insisté sur le transport ferroviaire des publics et des artistes. Et dans le même temps, elle a lancé un projet de reconstitution en réalité virtuelle de sa Sainte-Chapelle pour offrir la possibilité de la visiter sans se déplacer. Des éco-conseiller·es comme David Irle ou les travaux du Shift Project montrent bien que la plupart du temps, ces usages ne se substituent pas, ils s’additionnent.
Alors le secteur de la culture devrait renoncer complètement au métaverse ? Ou est-ce possible de s’en emparer de manière durable ?
Camille Pène : La question, ce n’est pas de dire que le métaverse c’est le mal. On voit déjà naître des usages esthétiques ou pédagogiques ultra-pertinents. Mais c’est la question de la soutenabilité. À travers l’expression de José Halloy, « technologies-zombies », on montre que le métaverse entretient l’illusion que les ressources sont illimitées, qu’on pourra augmenter à l’infini les structures qui soutiennent les technologies. Mais ce n’est objectivement pas le cas.
Les deux rapports de The Shift Project (mentionnés plus haut, ndlr) rappellent que la consommation énergétique du numérique est en forte augmentation (+6% par an), loin des objectifs de décarbonation que le secteur numérique s’est lui-même fixés, à savoir -45 % à 2030 par rapport à 2020 au niveau mondial pour tenir l’accord de Paris.
Cela est notamment dû à une montée en puissance de l’infrastructure depuis 2020 (déploiement de nouveaux sites 5G, couvertures des autoroutes et routes, généralisation des performances augmentées, etc.). Or le déploiement indifférencié des services des mondes virtuels contribuerait à placer le numérique sur une trajectoire d’impact représentant près de 7 % des émissions carbone mondiales en 2030. Car l’infrastructure actuelle des réseaux télécoms n’est pas adaptée à la transmission en temps réel des quantités d’information que nécessiteront ces nouveaux usages (métaverse, streaming faible latence, calculs déportés, rendu 3D en streaming…).
On arrive alors à la question de la régulation…
Camille Pène : Exactement, même si on se dit que le métaverse va advenir dans tous les cas, il faut garder en tête qu’il est possible de le réguler, comme toutes les technologies du numérique. On a eu un bon exemple récemment avec l’« AI Act » de l’Union européenne sur l’intelligence artificielle, adoptée malgré l’opposition de la France pendant un long moment.
On peut aussi agir pour créer des mutualisations d’accès au métaverse, retrouver une logique des communs. Le plus grand risque, c’est que chacun·e ait son casque, que l’on multiplie les équipements. On peut imaginer des cinémas du métaverse par exemple.
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Il y a également l’enjeu autour de l’accès des personnes en situation de handicap. C’est une question épineuse. Certain·es défendent que c’est une bonne alternative pour faire vivre des concerts autrement à des personnes qui sont fan de musique. Je ne sais pas quoi en penser, mais je préfère voir des efforts et des moyens se déployer en priorité dans l’accessibilité aux festivals, comme l’a fait le Cabaret Vert par exemple, avant de tout régler par le métaverse.
« La low-tech porte un numérique transparent, partagé, réparable, éco-conçu et qui est frugal. Tout l’inverse du métaverse »
Aujourd’hui, on a un gouvernement techno-solutionniste, tous les financements vont dans ce sens. Mais on peut aussi affirmer que le métaverse n’est pas un passage obligé. On pourrait imaginer un futur sans.
À quoi ressemble un numérique sobre et low-tech ?
Camille Pène : On s’aperçoit qu’autour du numérique, beaucoup de projets sont montés sans questionner les besoins ; la technologie devient prescriptrice. Or, tout projet culturel devrait partir de questions simples : qu’est-ce que je veux faire ? Pour quel public ? Quelle expérience ? Et ensuite, on réfléchit à la technique qui pourrait y répondre, en mettant en balance des alternatives low-tech, ou même no-tech.
Le low-tech porte un numérique transparent, partagé, réparable, éco-conçu et qui est frugal. Tout l’inverse du métaverse qui nécessite des investissements massifs, qui ne peuvent être portés que par des multinationales, donc dans une logique marchande.
Dans le secteur musical, il y a notamment la compagnie Organic Orchestra qui développe un logiciel de création musicale – Le Grand Méchant Loop – léger, libre et facilement appropriable. Il faut aussi regarder ce qui se fait avec les Visiophares, des projecteurs low-tech pour le spectacle vivant et les arts visuels, ou du côté de la plateforme de musique resonate.coop organisée autour d’un modèle de gouvernance coopératif et responsable auquel participent artistes, usagers et salarié·es.