Hélène Binet s’impose indéniablement comme une figure des nouveaux récits de l’écologie. Au sein de l’asso Makesense, elle organise des conférences rafraîchissantes à la Gaîté Lyrique, pilote les premiers pas du jeune média Chiche ! et accompagne les jeunes générations à s’engager pour le climat et la solidarité. Avec Pioche!, elle revient sur ses engagements et sa vision d’une écologie tournée vers l’action, capable de fédérer au-delà des convaincu·es.
Quand il nous arrive de douter, d’imaginer que les mobilisations citoyennes ne servent à rien et que les discours de l’écologie tournent en rond, il fait toujours bon jeter un œil à ce que fait Hélène Binet. Aux manettes de la communication de l’association Makesense depuis quatre ans, elle multiplie les projets originaux pour proposer aux jeunes (et aux moins jeunes) des voies vers l’engagement. Des voies faites d’optimisme lucide, de nouveaux récits et de joie militante.
Tout part de la volonté de redonner du pouvoir d’agir aux personnes
On la retrouve récemment derrière la création du média Chiche !, « média qui redonne l’espoir et les rames pour rester à bord » en alliant information et mise en action des lecteur·ices. Elle est également l’une des artisan·es du projet Fabrique de l’époque, porté à la Gaîté Lyrique par un consortium rassemblant Makesense, l’asso culturelle Arty Farty, la chaîne Arte, la maison d’édition Actes Sud et l’ONG Singa. Et parmi les nombreux usages du lieu culturel parisien, on compte désormais des conférences et ateliers dédiés à l’écologie et à la mise en action des citoyen·nes.
S’engager pour engager
Car pour cette écolo chevronnée, qui parlait déjà en 2009 dans une chronique pour Libération d’« écologie joyeuse et décomplexée » et qui passe tous ses étés à sillonner la France à vélo, c’est bien l’engagement qui peut nous sortir de l’impasse climatique. « J’ai hérité de gens qui se sont battus avant moi, et maintenant j’ai plus un rôle de transmission. Pour moi, les combats écolos c’est comme les pots de confiture. Il y en a 49 qui tentent d’ouvrir le pot et c’est le 50e gringalet qui y arrive parce que d’autres ont essayé avant lui. »
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Chevillée au corps, cette conviction s’ancre dans son propre parcours, dans ses premières années de vie professionnelle à Grenoble, entre un job au sein d’une fédération de protection de l’environnement, des randonnées en montagne et une activité militante contre un projet de construction d’autoroute.
Et quand Hélène énumère ses (nombreux) engagements passés ou présents – création d’une association invitant les habitant·es à semer des fleurs sauvages dans l’espace public, lancement du mouvement Fourchette Power, une dizaine de livres et une décennie de journalisme – un fil rouge se dessine clairement. Celui d’une écologie tournée vers le « faire », le sensible et l’humain, alimentée de récits mobilisateurs et d’une attention pour celles et ceux qui ne partagent pas ses codes. Rencontre.
Tu multiplies les projets pour atteindre les jeunes, les sensibiliser et les mettre en action. D’où vient cette conviction que l’engagement citoyen est la clé pour faire face à l’urgence écologique et sociale ?
Hélène Binet : Je pense que tout part de la volonté de redonner du pouvoir d’agir aux personnes. C’est quelque chose qui me porte depuis toujours. On est dans une société où on a délégué beaucoup de choses et il y a un vrai enjeu à retrouver de l’autonomie, à reprendre la main sur l’alimentation, le logement, le transport, à bien comprendre ce qui nous entoure.
Une fois que tu te mets en mouvement, le monde t’apparaît plus accessible et tu comprends pas mal de choses
Si je prends l’exemple de l’alimentation, on est complètement coupé·es de ce qu’on mange et beaucoup ne savent pas de quoi ils/elles dépendent pour se nourrir. Les tomates cerises en hiver me rendent dingue. Si les gens comprenaient comment ces tomates-là sont produites et acheminées, la quantité de plastique qui est gaspillé, ça ne se ferait plus.
Chez Makesense, on est convaincu·es que l’action a énormément de vertus. Ce n’est pas une coquetterie, ce n’est pas de l’agitation. Une fois que tu te mets en mouvement, le monde t’apparaît plus accessible, tu comprends pas mal de choses et ton éco-anxiété disparaît (au moins temporairement).
Il y a un témoignage que j’aime bien, qui m’a fait rire. C’est celui d’un jeune qui a suivi l’un de nos programmes. Il a dit : « Makesense, au début c’est gênant, mais après ça va ». C’est un excellent résumé de ce que l’on fait auprès des jeunes. On remue, on connecte, on agit dans la joie et au final ça fait vraiment du bien.
Comment ces convictions se traduisent au sein de Chiche !, le nouveau média de Makesense lancé fin 2023 ?
Lorsque l’on s’informe sur l’écologie, on comprend l’ampleur de la situation mais on te montre rarement ce qui fonctionne, ces choses inspirantes qui peuvent être reproductibles ailleurs. On ne dit jamais ce que l’on peut faire.
Chiche ! s’appelle « le média de l’action » parce qu’à chaque fin d’article, on propose des moyens d’aller plus loin ensuite, à travers des évènements, des mobilisations, des associations, etc. On souhaite que ce soit collaboratif, pour que chacun·e puisse parler de ce qu’il/elle fait, et de ce qui se fait près de chez soi. On veut créer une véritable communauté de l’action.
Si tu n’as pas expérimenté l’engagement à ton échelle, tu ne peux pas passer à l’échelle supérieure
Bien souvent, on décrit le partage d’initiatives positives comme quelque chose de naïf. Il ne s’agit pas de mettre en avant des solutions simplistes, mais de donner à voir des choses qui donnent du plaisir et de l’espoir. C’est absolument salutaire.
Il ne suffit pas de dénoncer, de créer de la colère ou de la peur qui trop souvent conduit à l’inaction. On ne peut pas se permettre d’avoir une société déprimée, on a besoin d’avoir des gens ultra créatif·ves et agiles.
Depuis plusieurs années, on assiste à une remise en cause d’une logique des éco-gestes qui ne seraient pas à la hauteur de l’urgence sociale et écologique. Pourtant, tu défends la nécessité de « prôner les petits pas pour se préparer au grand saut ».
Je comprends les remises en question de la logique des éco-gestes. Mais pour moi, si tu n’as pas expérimenté l’engagement à ton échelle, tu ne peux pas passer à l’échelle supérieure. Si tu n’as jamais trié tes déchets, tu ne vas pas te battre pour qu’il y ait un composteur collectif.
Donc il faut d’abord commencer chez soi, près de chez soi. C’est le chemin pour aller vers quelque chose de plus collectif. Et puis on est toujours plus à l’aise pour parler des sujets qu’on a soi-même éprouvés.
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Je crois aussi beaucoup à l’action locale, à l’échelle des communes où l’on peut faire beaucoup de choses. Mais il faut d’abord les montrer pour inspirer. C’était ce que je faisais déjà à La Ruche qui dit Oui ! (Hélène Binet y était responsable éditoriale de 2013 à 2020, ndlr). Je parcourais le territoire pour créer des ponts, raconter des histoires de gens qui travaillent dans le monde agricole.
Les enjeux écologiques touchent à des enjeux tellement grands qu’on n’a pas l’atterrissage local, on ne voit pas la portée de nos actions
Tu estimes qu’il y a donc un besoin de se réancrer, de repenser l’action depuis les territoires ?
L’éco-anxiété vient aussi de cette déconnexion avec le territoire. L’écologie touche à des enjeux tellement grands que l’on manque parfois d’atterrissage local pour voir la portée de nos actions.
Makesense et l’agence de sondage OpinionWay ont mené une étude qui montre que 75 % des jeunes considèrent leurs actions de proximité aussi efficaces que les actions nationales ou internationales.
Cela interroge aussi sur la représentativité du mouvement écolo, qui est très urbain, éduqué et finalement assez bourgeois. Tout le monde ne se retrouve pas dans les figures ou les mouvements que l’on voit tout le temps dans les médias. Des personnes incroyables comme Camille Etienne, avec son éloquence et ses références, ne répondent pas toujours aux aspirations de certain·es jeunes. Il y a un vrai besoin de faire émerger de nouvelles figures locales, des personnalités dans les territoires.
En 2023, Makesense a monté un consortium avec Banlieues Climat, l’AFEV, Article 1 et le média Bondy Blog pour accompagner, grâce à un assistant virtuel alimenté par l’IA, des jeunes de quartiers populaires vers des métiers et formations dans la transition écologique. Le projet a remporté une bourse de 800 000 euros délivrée par le programme Google.org Fellows. Tout ça répond à cette volonté d’encourager d’autres profils de jeunes à s’emparer des enjeux écologiques ?
Pour l’instant, on a tout un catalogue d’actions pour que les citoyen·nes se mettent en mouvement, s’engagent dans des actions collectives. C’est super, mais on a un public qui nous ressemble beaucoup. Alors on a essayé de voir ce qu’on pouvait faire dans les quartiers prioritaires avec un programme qui s’appelle Transition juste.
On s’est appuyé·es sur des associations qui jouent un rôle fondamental dans ces quartiers mais qui jusque-là n’avaient pas forcément inclus les questions écologiques dans leurs actions. On a travaillé ensemble pour former leurs équipes et essayé de trouver des approches, des éléments de langage qui font mouche auprès de ces jeunes.
Il y a un vrai besoin de développer des figures locales, des personnalités dans les territoires
À côté de ça, il y a l’axe « emploi » sur lequel Makesense est déjà très actif avec sa plateforme Jobs that make sense. On sait qu’il y a un besoin de main-d’œuvre dans la transition écologique mais il y a un vrai enjeu à rendre ces emplois accessibles aux jeunes de quartier.
À terme, le projet du consortium, c’est de permettre à 25 000 jeunes de s’orienter vers les métiers de la transition écologique d’ici 2025. Les associations locales s’occupent de l’accompagnement des jeunes, ce qu’elles font déjà, et nous on développe plutôt la partie intelligence artificielle et le développement d’une appli au service de leur orientation.
Dans une lettre ouverte adressée à la « génération climat », publiée dans le livre Basculons de Maxime Ollivier et Tanguy Descamps, tu écris :
« Chaque fois, c’est un même sentiment de colère, de tristesse et de culpabilité qui remonte. Colère de constater que près de cinquante ans après le rapport Meadows, le message reste coincé à la porte des publicités pour SUV. Tristesse de voir les vingtenaires ne pas refaire le monde mais tenter de le réparer avec le cœur et les dents. Culpabilité d’avoir été la génération d’avant, celle qui a tenté d’enrayer cette folie climatique sans y être parvenue. On n’a pas été assez forts, pas assez nombreux, pas assez convaincants. »
Tu parles de colère, de tristesse, de culpabilité, je trouve ça assez fort de les évoquer aussi directement. Quelle place occupent ces sentiments dans ton engagement et dans tes projets destinés à mobiliser les jeunes ?
Pour aborder les sujets d’écologie, il me semble important de ressentir les choses dans sa chair, de passer par les émotions. « Émotion » vient du latin exmovere qui veut dire « ébranler », « mettre en mouvement », c’est la même racine étymologique que la mise en action. En ce moment, il y a beaucoup de personnes qui s’enthousiasment sur le vivant mais personne ne sait reconnaître un hêtre ni une constellation.
Tu vois, j’ai des amis ornithologues qui étudient les oiseaux depuis des années mais qui n’osent plus ouvrir leurs anciens carnets d’observation parce que ça les déprime. La moitié des oiseaux qu’ils pouvaient observer à l’époque ne sont plus là aujourd’hui.
Quand on parle de l’effondrement de la population d’oiseaux, ce ne sont que des chiffres, alors que quand ce sont des choses que tu observes directement, ça te touche profondément et ça te donne envie d’agir. Je pense que si l’on réapprend aux gens à se ré-émerveiller, à regarder la nature et à l’aimer, on ne la saccagera plus, on se posera d’autres questions.
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C’est ce qui t’a séduite dans le projet Fabrique de l’époque, autour de la Gaîté Lyrique, cette possibilité de mêler art et écologie, émotions et information ?
On y est allé en se disant qu’on allait sensibiliser les artistes à nos questions, tout en nous inspirant de leurs modes de faire
On trouvait ça assez fou d’avoir une chambre d’écho destinée à la sensibilisation et la mise en action de que l’on fait déjà, mais en passant par le prisme de la culture. On y est allé·es en se disant qu’on pouvait sensibiliser les artistes à nos questions, tout en nous inspirant de leurs modes de faire. Et à terme, notre rêve, c’est vraiment que les deux pratiques s’hybrident, que des rappeur·euses se mettent à faire du vrai bon rap écolo.
On voulait aussi que les différents publics se rencontrent. Au même endroit, il y a des distributions alimentaires pour des personnes sans abri, du coworking, des conférences, des concerts, des enregistrements d’Arte… C’est devenu un lieu ouvert, ça correspond bien à l’époque. Et on sera hyper heureux·ses quand, à force de se fréquenter, ces différents publics qui aujourd’hui se croisent, se parleront, imagineront des choses ensemble et fabriqueront l’époque.