Face à l’urgence écologique, le secteur des musiques actuelles tient à montrer l’exemple. Avec le projet Déclic – bel acronyme de « Décarbonons le live collectivement » –, coordonné par le Syndicat des musiques actuelles (SMA) et la Fédération des lieux de musiques actuelles (Fedelima), 18 structures représentatives du secteur ont réalisé leurs bilans carbone. Des bilans, qui, mis bout à bout, donnent un état des lieux de l’empreinte écologique du secteur et fournissent les premières clés de sa transformation.
Pendant plusieurs mois, ces salles de concert, festivals, structures de production et école de musique ont décortiqué minutieusement les empreintes de leurs activités sur le climat, tout en se réunissant régulièrement pour envisager l’étape d’après, celle de l’action. Parce que derrière cette initiative à première vue technique se cache une grande aventure collective, aux avant-postes de la transition écologique du secteur culturel, Pioche! laisse la parole à celles et ceux qui l’ont fait vivre pendant des mois, multipliant les réunions, comptant et recomptant leurs impacts, pour en retracer le fil.
Intervenant·es :
- Marion Robinet, responsable de la vie syndicale au Syndicat des musiques actuelles (SMA)
- Margo Delfau, administratrice de production de la salle Le Temps Machine, à Joué-les-Tours
- Rémy Gonthier, administrateur du festival Les Suds, à Arles
- Virginie Riche, directrice de production de Gommette Production
- Sébastien Duenas, administrateur du collectif de production La Curieuse
- Sandrine Mandeville, directrice du Centre d’Expressions Musicales (CEM), au Havre
- Jean-Philippe Rousseau, directeur technique du Centre d’Expressions Musicales (CEM), au Havre
- Maxime Gueudet, chargé de mission transition écologique de la création au ministère de la Culture.
Un navire sans capitaine
Marion Robinet (SMA) : Les premiers germes du projet Déclic sont apparus pendant la crise sanitaire de 2020. Alors en plein passage à vide pour le secteur du spectacle vivant, les structures ont eu plus de temps pour se projeter et réfléchir plus largement à leur projet, à leur avenir, à leur modèle.
Maxime Gueudet (Ministère de la Culture) : À cette époque, on n’était vraiment pas nombreux·ses à travailler sur la transition écologique de la culture. Encore aujourd’hui, on est peu, mais à cette époque, en 2020, c’était vraiment une poignée de personnes.
Marion Robinet (SMA) : Le think tank The Shift Project travaillait alors sur son gros rapport Décarbonons la culture et avait besoin de chiffres, de données sur l’impact carbone des musiques actuelles et du spectacle vivant. On n’en avait pas spécifiquement, donc on a lancé un sondage à l’attention de nos adhérents et on s’est rendu compte que très peu de structures avaient pu réaliser des bilans carbone, sans doute par faute de moyens humains et financiers.
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Maxime Gueudet (ministère de la Culture) : On se disait tous·tes qu’il nous fallait rapidement des vrais chiffres, parce que sans diagnostic, on ne peut pas faire de réelle transformation écologique. C’est comme un navire sans capitaine.
Marion Robinet (SMA) : Alors, quand on a vu passer l’appel à projet Alternatives Vertes du ministère de la Culture, on s’est dit : bingo, c’est là qu’il faut aller. En réalisant 18 bilans carbone, l’objectif c’était que n’importe quelle structure de la filière puisse, en fonction de ses activités, de sa taille, de son implantation géographique, s’approprier les résultats et les plans d’action qui lui correspondent, sans avoir besoin de faire un bilan carbone. On a finalisé le dossier en décembre 2021, en pleines Trans Musicales de Rennes. On s’est souvient parce que c’était comme chaque année un moment assez intense, particulièrement avec cette petite cerise sur le gâteau. On a pu célébrer et trinquer à ce dossier bouclé au bar des Trans.
Colibri ou pas colibri ?
Sandrine Mandeville (CEM) : Quand on a entendu parler du projet Déclic pour la première fois, ça faisait déjà un petit moment qu’on parlait d’écologie au sein de l’équipe. On avait déjà identifié certaines choses sur lesquelles on pouvait agir, mais assez rapidement, on a été limité par le manque d’informations. On entendait parfois tout et son contraire : « Si tu remplaces ces ampoules-là, tu peux économiser de l’énergie, mais ce n’est peut-être pas judicieux parce qu’il semblerait que ça pollue plus de les changer… »
Sébastien Duenas (La Curieuse) : C’est un peu le genre de sujet sur lequel tout le monde a un avis, mais en fait dans notre secteur, personne n’avait vraiment les compétences. Un peu comme on dit en foot : il y a 70 millions de sélectionneur·euses. C’est pour ça que le projet Déclic nous a tout de suite interpellé·es et fait l’unanimité au sein de notre collectif : on allait enfin savoir d’où on part et comment progresser.
« Le projet Déclic nous a tout de suite interpellé·es et fait l’unanimité au sein de notre collectif »
Enfin, ce n’était pas une unanimité sans réserve non plus. Il y avait quand même une ou deux voix qui ont soulevé les questions de priorité, dans un contexte post-covid où tout le monde galère dans le secteur. On a aussi entendu : est-ce que c’est vraiment à nous, toute petite structure, de faire ça ? Ça a tout de suite entraîné des discussions passionnantes sur les actions individuelles, colibri ou pas colibri… Parce qu’au fond, on est tous·tes le gros riche de quelqu’un d’autre.
Rémy Gonthier (Les Suds) : Moi, au départ, j’étais assez réticent sur la question du bilan carbone. C’était une approche que j’associais aux normes ISO, à quelque chose d’un peu technocratique pour faire vivre les cabinets. Je me demandais : à quoi ça sert ? On connaît déjà les conclusions, il faut maintenant se mettre au travail. Ce n’est pas en payant un cabinet X euros et en faisant un tableau Excel qu’on va se révolutionner et faire notre transition. Mais il y avait ce côté collectif dans le projet qui nous plaisait bien. Il ne s’agissait pas seulement de mesurer notre impact, pour nous et notre communication. On participe à une démarche à l’échelle du secteur. Et là, ça prend tout son sens.
Marion Robinet (SMA) : On a reçu plus de 45 candidatures au total. Est-ce que c’est peu ou est-ce que c’est déjà beaucoup ? Je n’ai pas trop la réponse à cette question mais ça nous a permis d’avoir un panel bien diversifié. À la fois des grandes salles, des petites salles, des festivals en milieu urbain ou non, des structures de production qui travaillent aussi à l’étranger, d’autres plus locales…
L’envers du décor
Margo Delfau (Le Temps Machine) : Je me rappelle de la première réunion avec la personne de l’agence Ekodev, chargée de nous accompagner dans la récupération des données. Il a commencé par nous rappeler ce qu’est le dérèglement climatique, et même si on était tous·tes déjà un peu sensibilisé·es au sujet, il a quand même réussi à nous déprimer.
Rémy Gonthier (Les Suds) : Quand le conseiller d’Ekodev est venu à Arles, on a pu prendre le temps de lui présenter nos pratiques, notre fonctionnement, d’avoir un vrai temps d’échange sur les différents temps du projet, les enjeux et la méthodologie. On lui a posé toutes les questions qu’on avait et il a su dénouer beaucoup de craintes : combien de temps ça va nous prendre ? Qu’est-ce qui va être demandé ? Si on n’a pas toutes les données, c’est grave ? Ça a vraiment été déterminant pour nous de comprendre l’intérêt de la démarche bilan carbone, et de démystifier tout ce qu’il y a autour. On a pu se mettre rapidement en action, en suivant les process, pour aller chercher les données dans tous les pans de notre activité.
Virginie Riche (Gommette Production) : Il fallait tout décortiquer dans les tournées. De A à Z, depuis le domicile des artistes et technicien·nes, jusqu’au lieu de spectacle, avec tous les aller-retours, les enchaînements, c’était un travail assez important.
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Et mine de rien, quand tu passes une demi-journée pour le bilan carbone, tu as perdu une demi-journée sur tes autres activités. Donc tu rattrapes le soir, une fois que tout le monde est couché à la maison. Ça a parfois généré des doubles journées. Mais ça n’a pas duré très longtemps, et puis c’est aussi ça la particularité de notre travail, ce qui permet l’indépendance.
Sébastien Duenas (La Curieuse) : C’est du boulot dans lequel il est très difficile de se faire aider. J’ai eu des super collègues très volontaires qui ont proposé de l’aide, mais c’était difficile parce qu’il y a quand même un truc de méthodo à conserver, un peu comme pour la comptabilité. Donc effectivement, ça a été pénible, mais ça va, on en a connu d’autres et on va dire que c’est pour la bonne cause.
Rémy Gonthier (Les Suds) : C’est sûr que ce n’est pas le plus fun, mais au moins, c’est un truc concret. Il y a un peu le côté de l’énergie de l’action, l’optimisme de l’action. On essaye de faire quelque chose, on n’est pas en train de se lamenter en imaginant ce qu’on pourrait faire.
« Ce qui a été le plus compliqué pour moi, c’est la frustration de ne pas pouvoir fournir des données exactes »
Sébastien Duenas (La Curieuse) : Je crois que ce qui a été le plus compliqué pour moi dans cette collecte, plus que le temps passé, ça a été la frustration de ne pas pouvoir fournir des données exactes. On le sait, il y a toujours des biais, des approximations. Ne serait-ce que les jauges des salles ou festivals, par exemple : on renseigne les jauges théoriques, mais ce ne sont que rarement des jauges réelles.
Rémy Gonthier (Les Suds) : J’ai aimé le côté enquête qui permet de voir l’envers du décor. Pour la billetterie par exemple, on a découvert que l’imprimeur avec lequel on travaille historiquement sous-traite énormément en Chine et en Europe de l’Est, et que la production issue de leur site en France est assez minime. C’est intéressant de se dire : nous, Les Suds, on a une activité qui semble assez classique : on choisit et on fait venir des artistes, si je schématise. Mais on travaille avec des partenaires qui font appel à des fournisseurs et des sous-traitants, qui ont eux-même des impacts. Avec ce projet Déclic, on a pu se demander : quels sont les impacts et les retombées que notre activité a dans la société ?
Tous·tes dans le même bateau
Marion Robinet (SMA) : Quand les structures du panel se sont réunies pour la première fois, au Congrès du SMA à la salle Paloma de Nîmes, en septembre 2023, on a vraiment ressenti… alors peut-être que joie ou célébration, ce sont des grands mots, mais en tout cas, une réelle satisfaction de se réunir et d’échanger sur le projet.
Margo Delfau (Le Temps Machine) : À Paloma, c’était la première fois, je me souviens qu’on n’avait pas beaucoup avancé dans la récupération des données, même qu’on était un peu lent·es. Et ça m’a fait flipper parce que je voyais qu’il y en avait qui avaient hyper bien progressé. Mais au bout d’un moment, en parlant avec d’autres, on s’est dit : ah toi aussi tu es en retard ! Ça m’a rassurée.
Rémy Gonthier (Les Suds) : Cette rencontre à Nîmes, je m’en souviens très bien, il y avait un orage de fou. Pour moi, elle a été un peu ratée, ça n’a pas duré assez longtemps, on n’a pas vraiment eu le temps de partager autant qu’on voulait. Et puis elle arrivait un peu tard. Il aurait été plus bénéfique de le faire au printemps, d’aborder les premiers enjeux stratégiques au moment où on se lançait dans la collecte.
Jean-Philippe Rousseau (CEM) : J’ai trouvé que le niveau des moments collectifs était vraiment très élevé, aussi bien intellectuellement que positivement, dans le sens où il y avait beaucoup de possibles dans ce qui était dit. J’ai regretté qu’une partie de notre équipe n’ait pas pu être là pour se nourrir de toutes ces connaissances et de cette énergie. Quand on se retrouve à plus de 150 personnes à l’Académie du Climat pour échanger, participer à des ateliers dans l’après-midi, partager le travail des ateliers en fin de soirée, reprendre quelques détails, aller dormir avec tout ça en tête, et le lendemain c’est reparti, c’est intense !
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Sébastien Duenas (La Curieuse) : Au début, j’avais un peu la crainte que tout le monde reste très corpo. On est souvent confronté à ça dans notre quotidien : une incompréhension entre les producteur·ices, les salles, les festivals… parce que chacun regarde les choses depuis son point de vue dans la chaîne. Mais finalement, ça a été plutôt un facilitateur de rencontres, on sentait qu’on faisait tous·tes face aux mêmes enjeux, qu’on était tous·tes dans le même bateau.
Après, je savais que tout était forcément biaisé par le fait que tous les gens qui ont postulé à Déclic étaient forcément éveillé·es sur ces questions-là. Je ne m’attendais pas à avoir autour de la table des géants de l’industrie. Limite, ça aurait eu encore plus de valeur si les gens étaient un peu forcé·es de participer, si on avait fait un tirage au sort.
Sandrine Mandeville (CEM) : C’était super qu’on puisse aller à ces temps à deux, avec Jean-Philippe, parce que ça permet de souffler, d’en parler sur le trajet du retour. Et puis de se demander tout de suite : comment on réactive tout ce qu’on a appris, comment on réinterpelle nos équipes, comment on ne remet pas le couvercle sur le pot une fois rentré·es à la maison.
On est foutu
Sandrine Mandeville (CEM) : Quand on a reçu les résultats du bilan carbone, on a organisé une restitution au CEM avec les équipes et des membres du Conseil d’Administration. Ça a été un vrai choc pour tout le monde. On savait qu’on était loin d’être neutre mais quand même… On émet chaque année l’équivalent de 37 fois le tour de la Terre en voiture. Donc forcément, des chiffres comme ça, ça a créé une ambiance un peu plombante.
Sébastien Duenas (La Curieuse) : C’est tellement gros que ça devient presque décourageant. Chez certaines personnes, ça a produit l’inverse de l’effet escompté, ils/elles se disent dans un premier temps : on est foutu.
« C’est tellement gros que ça devient presque décourageant »
Margo Delfau (Le Temps Machine) : On a été surpris·es de voir que ce sont les déplacements qui génèrent le plus d’impact environnemental, et de loin. Des collègues avaient l’impression que tout ce qu’on avait pu mettre en place jusqu’ici, le rider commun, le zéro déchets, ça ne servait pas à grand-chose puisque les mobilités écrasaient le bilan carbone. Il y en a qui me disaient : donc on peut arrêter de faire tout végé ?
Jean-Philippe Rousseau (CEM) : D’un autre côté, il y avait un côté rassurant à s’apercevoir que toutes les structures devaient travailler sur le même sujet des mobilités. Parce que si chacun avait sa particularité, il y aurait sûrement eu une tendance à travailler chacun dans son coin.
Margo Delfau (Le Temps Machine) : La grande question qui est rapidement ressortie, c’est : qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Et c’est là qu’on se rend compte de nos limites. Sur les déplacements du public, on a beau dire : prenez votre vélo, ça ne marchera pas si les politiques ne suivent pas.
On fait partie de l’après
Sébastien Duenas (La Curieuse) : C’était tout l’enjeu de la restitution des données, lors des Rencontres Déclic à l’Académie du climat en avril 2024. Tout le monde était là : les structures, le ministère de la Culture, des collectivités, des artistes… C’était le moment de rentrer dans le concret. Jusque là on était sur des enjeux techniques, mais là, j’ai senti qu’on basculait vers le « à fond politique ». C’était un point de départ vers autre chose, l’occasion de se dire : il y a un avant et un après, et on fait partie de l’après. Avec cette sensation d’avoir une voix qui est entendue, ce qui n’est pas si courant dans ce boulot.
Marion Robinet (SMA) : C’était un beau moment. On a pu sentir un grand intérêt des participant·es et voir que le projet est utile pour les structures, comme les institutionnels, que tous ces gens vont pouvoir se baser sur nos travaux pour avancer. Et même si on ne le fait pas pour ça, c’est toujours réjouissant d’avoir les remerciements et les retours des structures, de savoir qu’on ne fait pas tout ça pour rien.
Maxime Gueudet (ministère de la Culture) : Maintenant, la discussion principale c’est : comment est-ce qu’on embarque les autres secteurs ? Comment on fait en sorte qu’il y ait une interconnaissance entre notre secteur et les autres ?
Sandrine Mandeville (CEM) : On a bien compris que les endroits où il faut agir, ce sont des endroits qui nous dépassent. Nous, CEM, tout petits, au bout du monde du Havre, on ne peut pas négocier avec la SNCF et on ne peut pas négocier non plus avec les boîtes de prod’ pour que les artistes décident de faire autrement. Donc c’est effectivement en se réunissant et en imaginant ensemble des stratégies communes qu’on arrivera à le faire. Sinon, de toute façon, c’est prendre le risque de crever.
« C’est en imaginant ensemble des stratégies communes qu’on y arrivera »
Maxime Gueudet (ministère de la Culture) : Sur le temps à l’Académie du Climat par exemple, je sais qu’Aurélie (Hannedouche, directrice du SMA, ndlr) tenait particulièrement à faire intervenir un représentant de Fer de France (organisme interprofessionnel du transport ferroviaire, ndlr) pour créer un premier pont avec le secteur du ferroviaire.
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Marion Robinet (SMA) : On travaille maintenant à des actions concrètes, comme la création d’une boîte à outils ou la rédaction d’un manifeste. Et on ébauche une feuille de route à l’échelle du secteur pour identifier les priorités et avancer sur ce qui est dans nos capacités et ce qui a le plus d’impact.
Sébastien Duenas (La Curieuse) : Et au-delà de ça, quelque chose que j’ai ressenti très fort dans cette aventure, c’est que ça nous a donné à tous·tes un petit sentiment d’appartenance. Je ne sais pas comment dire, mais on se sent tous·tes plus ou moins investi·es d’un rôle d’ambassadeur·ices, au sein de la filière, mais aussi auprès des autres filières qui s’intéressent au sujet. On se retrouve à intervenir par-ci par-là pour amener du concret, du chiffre, et une certaine forme d’expertise. Je n’aurais jamais pensé que ça nous emmènerait jusque-là.