Quelques années après avoir été qualifiés de non essentiels, les musées, théâtres, tiers-lieux, festivals et autres structures culturelles font face à une crise – tant économique que de sens – sans précédent. À Marseille, la Friche la Belle de Mai répond à l’urgence à travers le concept de redirection écologique. Une nouvelle grille d’action qui pose une question simple : quelle place auront les lieux de culture dans la société à venir ?
Mercredi 10 avril, Marseille. La conférence du jour se tient au deuxième étage, accessible par des escaliers extérieurs colorés par les tags et les affiches flashy. En fond, les échos de la cour, grouillant de jeunes venu·es à la Friche la Belle de Mai après l’école pour jouer au foot, danser ou prendre un cours de boxe sous le soleil de fin de journée.
« Quand tout s’écroule autour de nous, à quel point le spectacle vivant est important ? ». La question de l’éco-conseiller David Irle résonne tout particulièrement aux oreilles de la trentaine de participant·es réuni·es dans cette salle aux murs blancs, seulement meublée de chaises. Dans cette ancienne usine de tabac, tiers-lieu culturel depuis 30 ans, cette rencontre organisée par le LaboFriche – un laboratoire tourné vers les enjeux de société, ouvert au grand public et aux dizaines d’associations et d’entreprises implantées sur place – aborde frontalement l’avenir du secteur culturel.
Quand tout s’écroule autour de nous, à quel point le spectacle vivant est important ?
Au micro, on retrouve également la directrice du théâtre Massalia Emilie Robert, la cheffe du service écologie urbaine et résilience à la Ville de Marseille, Delphine Marielle, et le chercheur Diego Landivar à l’origine du concept qui réunit le public aujourd’hui : la redirection écologique. Un cadre théorique qui, appliqué à la culture, propose de transformer en profondeur les usages et la raison d’être des structures pour les adapter aux limites planétaires. Joli programme.
Choisir c’est de renoncer
« Les institutions culturelles telles qu’on les connaît s’inscrivent dans une parenthèse historique liée aux énergies fossiles » amorce Diego Landivar, co-auteur de l’ouvrage Héritage et fermeture qui théorise la redirection écologique, plaidant pour aller plus loin que les enjeux comptables de sobriété ou de bilan carbone. Et pour cela, les trio met l’accent sur les « renoncements ». Autrement dit, toutes les pratiques qu’il faut arrêter car insoutenables à terme.
« C’est aujourd’hui le cas des gros festivals qui deviennent inassurables » rebondit David Irle, éco-conseiller qui travaille à adapter l’idée de redirection écologique à la culture. En effet, des signes d’essoufflement apparaissent partout dans le secteur, faisant de sa transformation une affaire de survie. Dans les festivals comme au théâtre, 75 % des spectacles ne dépassent pas trois représentations. « Il y a beaucoup de choses auxquelles on va devoir renoncer dans tous les cas, la redirection écologique propose de l’anticiper » complète David Irle.
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Politiquement, il reste difficile d’afficher les renoncements dans une ville où un quart de la population est sous le seuil de pauvreté
Même constat du côté de tiers-lieux comme la Friche la Belle de Mai et ses 45 000 m2 : « On a un grand volume d’espace à gérer, des charges qui augmentent et des structures résidentes qui galèrent à le faire vivre parce que la culture est malmenée, témoigne Stéphane Pinard, avant de conclure : si on n’agit pas, on va devoir fermer ».
Un constat qui résonne d’autant plus fort que, quelques semaines plus tard, le festival Le Bon Air, hébergé par la Friche, affichait un renoncement de taille : la déprogrammation du DJ français I Hate Models, car ce dernier souhaitait venir en jet privé.
À rebours des logiques actuelles, ces décisions parfois douloureuses sont à la base de la redirection écologique. Que garder dans les musées ? Faut-il limiter les jauges ? Fermer une partie de l’année ? Autant de questions que Delphine Marielle, cheffe du service écologie urbaine et résilience à la Ville de Marseille, juge pertinentes. Elle temporise toutefois : « Politiquement, il reste difficile d’afficher les renoncements dans une ville où un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté ».
« Mettre les mains dans le cambouis »
Les intervenant·es s’accordent sur un point : il ne s’agit pas d’imaginer les structures culturelles parfaites ou de faire table rase des modèles existants. Se transformer, dans une optique de redirection écologique, c’est avant tout partir de ce qui existe déjà : bâtiments, modèles économiques, attentes des publics, réseaux de coopération…
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En « tirant le fil de nos dépendances », pour reprendre l’expression de David Irle, il devient possible de trouver des solutions dans le détail de chaque situation : comment réorienter les salarié·es d’industries créatives trop polluantes ? Que proposer aux publics en cas de fermeture hivernale liée au coût de l’énergie ? De quoi « mettre les mains dans le cambouis », selon Diego Landivar, et rendre les renoncements plus tolérables.
« Le problème central, c’est qu’on est attaché·e à ce qui pose problème, complète David Irle, égrenant les exemples : les organisateur·ices d’événements sont attaché·es à la croissance des jauges, les élu·es à la culture sont attaché·es à l’attractivité, les technicien·nes aux méga-concerts comme ceux des Rolling Stones ».
On s’attache…
C’est là tout le sens de la méthode proposée par la redirection écologique : travailler sur ses attachements. Qu’ils soient matériels, économiques ou affaire de représentations collectives, la compréhension de ces liens permet de savoir ce qui doit être conservé – car indispensable –, ce qui peut être abandonné et ce qui doit être transformé ou valorisé.
On a vocation à devenir une forme de refuge face au dérèglement climatique
En menant un travail d’enquête, les responsables de la Friche ont ainsi identifié que les habitant·es du quartier Belle de Mai étaient attaché·es à la Friche pour ses espaces verts, salvateurs en période de fortes chaleurs. Un constat qui invite à accélérer certaines transformations en cours : création d’une micro-forêt, végétalisation de façade, désimperméabilisation, jardins partagés…
« On a vocation à devenir une forme de refuge face au dérèglement climatique et à un espace public qui malmène les citoyen·nes, se projette Stéphane Pinard. Aujourd’hui, le travail de médiation culturelle dans un lieu comme la Friche, ce n’est plus seulement d’amener les publics à voir des œuvres. Il faut aussi créer du lien social au quotidien et s’engager pour maintenir des conditions d’habitabilité. »
Apparaît alors une évolution des usages – et de la raison d’être – des lieux culturels vers une conception plus large de la culture qui dépasse le champ artistique. À l’image des bibliothèques qui font office de lieux d’accueil et de sociabilisation pour les personnes en situation de précarité. Ou encore de certains lieux de patrimoine qui deviennent des refuges de biodiversité.
Décider ensemble
Mais demeure un problème central, souligné par une question du public à la fin de la table ronde : qui décide du sens de cette redirection écologique ? Comment dépasser les simples logiques de concertation pour décider collectivement des usages des lieux culturels ?
En ce sens, la Friche la Belle de Mai, comme une grande partie des tiers-lieux culturels, part avec un avantage. Depuis 20 ans, le lieu s’est structuré autour d’une coopérative – société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) –, qui place les structures résidentes, les artistes, les habitant·es, les collectivités locales et les publics au cœur de sa gouvernance.
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Ainsi, un collectif « Friche Verte » s’est spontanément créé pour accélérer la transition écologique du lieu : réduction des déchets, sensibilisation des résident·es et du public… Et en complément du travail des salarié·es dédié·es aux liens avec le territoire, le LaboFriche organise des enquêtes participatives, des ateliers ou des conférences permettant d’ouvrir la discussion sur le futur de ce « bout de ville ».
Ces espaces d’information et de décision collective apparaissent alors précieux pour offrir des alternatives à l’arbitrage « par le haut », « à première vue plus simple mais incapable de prendre en compte la diversité des situations ou de rendre les renoncements acceptables », selon Diego Landivar.
En étendant ces modes de faire à des structures culturelles aujourd’hui plus verticales, la redirection écologique semble alors offrir une méthode pour adapter le secteur culturel et ses modèles économiques à son époque, tout en devenant un laboratoire des transformations à venir dans l’ensemble de la société.
La programmation des prochains temps d’échange de La Friche La Belle de Mai est à retrouver en ligne.