Jusqu’au 31 mai, le Théâtre de Belleville joue la reprise de Coupures, une pièce de la compagnie La Poursuite du Bleu écrite par Paul-Éloi Forget et Samuel Valensi (également membre du Shift Project). Ou comment bouleverser – et souvent rire – avec ce combat d’un maire contre l’installation d’antennes 5G dans sa commune rurale, qui questionne subtilement notre relation à la démocratie. Brillant, vif et haletant.
Edit du 24/11/22 : Coupures revient au Théâtre de l’œuvre du 8 janvier au 30 avril 2023. Informations et réservations ici. En partenariat avec Pioche!.
Dès les premières secondes, le quatrième mur tombe. Le spectateur sera tout du long l’un des citoyens de cette commune rurale devant lesquels le maire est sommé de s’expliquer. Pourquoi, lui, maire écologiste, agriculteur, a-t-il autorisé l’implantation d’antennes 5G dans la commune, alors qu’il s’y était toujours opposé ? Mais rien n’est simple quand l’élu est aussi un voisin, un ami, un parent. Lorsque l’on connaît les difficultés financières des uns, la situation familiale des autres.
Chancelant, le public se laisse porter, au gré d’une écriture subtile et d’une mise en scène minimale mais diablement efficace. Plus l’intrigue se déplie et plus les interrogations pèsent. Et plus l’opinion, dans la salle, titube. Chacun est de bonne foi, se débat dans un faisceau d’intérêts personnels, familiaux, politiques. Mais que faire alors de la volonté de ses administrés ? Et d’ailleurs quelle est-elle, au juste ?
Au rythme effréné d‘une violoniste, d’effets de lumière et de changements de costumes à la minute, la troupe nous balade du champ de lentilles à la mairie du village, de la préfecture à un cauchemardesque plateau de télé, où l’on ne joue rien de moins que son destin. Actrices et acteurs virevoltent, tout comme le spectateur et ses réflexions. Bientôt, on ne saura plus quoi penser. Était-ce l’objectif ? Oui, répond Samuel Valensi, co-auteur et édile écologiste en question, « parce que ce qu’on apporte, ce ne sont pas des réponses mais une question : qui décide ? ».
Pendant 1h30, Coupures interroge et et propose de battre en brèche les idées préconçues. La pièce, aussi délicieuse qu’essentielle, questionne les aspérités et lacunes de la démocratie, les enjeux propres à la ruralité et au monde agricole, les combats écologiques en un formidable écho à l‘actualité. Rencontre avec Samuel Valensi, mettre en scène de la compagnie La poursuite du Bleu, chef de projet Culture au think tank The Shift Project, et maire du village.
Quel a été le point de départ de Coupures ? Comment est venue l’idée de cette pièce ?
Samuel Valensi : Cela fait longtemps qu’on s’intéresse à des sujets engagés, avec la compagnie. Nos pièces ont toujours une dimension écologique, sociale ou sociétale. À chaque fois, la création s’accompagne d’une démarche d’enquête, de terrain.
Avec Paul-Éloi, on avait discuté à plusieurs reprises des enjeux que soulève le déploiement de la 5G. On trouvait que les débats se focalisaient sur des questions très techniques, toujours abordés de manière très citadine, très intello, sans que soit questionné l’avis des concernés, des personnes qui vivent aux endroits où ces antennes vont être déployées…
Je trouvais assez passionnant que les antennes puissent être érigées sans consultation des élus locaux. Ces derniers sont « à portée de claque », comme on dit souvent : géographiquement proches de leurs électeurs et concitoyens. Ils ont un boulot en parallèle, ce qui donne des situations compliquées. On peut leur mettre la pression sur des arbitrages entre vie personnelle et politique.
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Ces enjeux, à la fois le sujet de la 5G et le choix d’une échelle locale, nous semblaient être un bon terreau pour parler de l’état de notre démocratie et ses failles. Parler d’un élu local à qui on impose des décisions un peu tombées du ciel, en l’occurrence d’un ministère puis d’un préfet.
Comment avez vous pensé l’environnement de Coupures, le choix d’installer la narration dans une commune rurale de petite taille ?
Je crois que
cette échelle de prises
de décision révèle le cœur des débats qu’on n’a pas eus.
On a choisi l’échelle d’un village, parce que dans un endroit où il y a quelques centaines d’habitants, quand tu poses une antenne, tout le monde le voit et tout le monde le sait, tout le monde se connaît. Je crois que cette échelle de prises de décision révèle le cœur des débats qu’on a pas eu. Ça permet aussi de montrer la complexité qui advient sur le terrain, sortir de la démarche qui consiste juste à dénoncer en bloc, avec des grandes idées.
L’enjeu du réseau, quand on est dans une zone blanche comme c’est le cas dans Coupures, c’est central, c’est un vrai problème du quotidien, parfois même pour avoir accès à des services publics. Comment la décision se prend-elle dans ces petites communes ? En fait, les rouages humains y sont beaucoup plus forts, on est pas sur des positions de principe.
Le public est pris à parti, c’est participatif, on se pose les questions en même temps que les personnages et on ressort sans avis tranché. Quel était le message que vous vouliez faire passer ?
On voulait que le public se pose toutes ces questions. On a pas de message, si par message on entend réponse. Ce qu’on apporte, c’est une question : qui décide ?
Le théâtre, j’aime dire que c’est une forme qui permet de nous diviser ensemble : on est pris en otage pendant la pièce, on va se poser ensemble des questions qui vont rester dans cet espace. Il y aura des personnes « pour » , des « contres »… Le théâtre est un endroit idéal pour avoir un dialogue.
L’idée, pour nous, était de transformer le public en habitants de cette commune. Que tout le monde se dise « on a pas été consulté dans cette décision ». Qu’est ce qu’on fait, maintenant qu’on a réduit l’échelle, qu’est-ce que cela change dans notre manière de réfléchir aux prises de décisions ? Ce changement d‘échelle est révélateur sur notre rapport à la démocratie, je pense.
Dans quelle mesure le théâtre peut-il servir à sensibiliser sur des enjeux sociaux et écologiques ?
Les grandes décisions qu’on prend dans la vie ont une dimension émotionnelle. La façon dont je m’alimente, dont je bouge au quotidien a été influencée par des déclics d’ordre émotionnels, artistiques…
Les grandes décisions qu’on prend dans la vie ont une dimension émotionnelle. La façon dont je m’alimente, dont je bouge au quotidien a été influencée par des déclics d’ordre émotionnels, artistiques, des films qui m‘ont marqués à jamais…
Il y a dix ans par exemple, j’étais convaincu qu’il y avait des énergies plus propres que d’autres, que le nucléaire faisait partie de la solution… Puis tu vois la série Chernobyl et tu réalises qu’en fait c’est pas une très bonne idée. On se rend compte que, quelque soit l’énergie choisie, on aura des gros problèmes. Et que la solution, c’est d’aller vers la sobriété, ce que je tente de mettre en œuvre désormais.
Il y a un chiffre qui est hyper fort : c’est celui de « l’effet Scully ». Les américaines qui ont regardé la série X-Files ont 50% de chances de plus de devenir ingénieures ou scientifiques que le reste de la population. Lorsqu’on sait ça, on ne peut plus nier le pouvoir dont on dispose. Les fictions qu’on regarde ont un rôle hyper fort sur nos prises de décision, ça joue dans la création de notre imaginaire. Dans un autre registre, je ne pense pas que Bill Gates ou Elon Musk rêveraient d’aller dans l’espace si Victor Hugo ou Jules Verne n’en avaient pas rêvé avant eux.
Tu es aussi membre du Shift project : comment on trouve le juste milieu entre activités militantes et artistiques ?
Justement, pour moi, c’est un tout, il n’y a pas de juste milieu. Je pense qu’il faut être cohérent, quand on sait qu’on a un rôle à jouer sur les imaginaires… Et même de manière humble, sur d’éventuelles prises de décision. En tant qu’artistes, on ne peut pas se permettre d’être schizophrènes. Si jamais tu portes un message d’écologie sans faire d’effort toi-même, cela rend forcément ton message inaudible.
J’ai rejoint le Shift Project parce qu’ils ont vu ce que nous faisions avec la compagnie. Dès les débuts, on a fait des choix assez forts sur nos modes de production. Lors de nos tournées, toute la nourriture est végétarienne et locale, aussi bio que possible. Nos décors, costumes et accessoires sont en très grande partie issus de récupération. On achète moins de 10% de neuf, c’est un effort d’adaptation à faire, on ne trouve pas toujours exactement ce qu’on voulait, on y passe plus de temps, mais c’est vraiment important pour nous.
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De la même manière, le décor a été conçu pour être totalement démontable et rentrer dans un petit véhicule, ce qui réduit l’empreinte carbone de nos tournées. Sur « l’autour » du spectacle, on fait des conférences, des rencontres… C’est une manière de prolonger la pensée amenée pendant la pièce, d’exploiter les émotions qui s’en sont dégagées.
Parfois, comme dans la pièce, on est face à des dilemmes plus complexes : on a fait le choix de travailler avec de la vidéo, faudrait-il qu’on arrête de travailler avec des vidéastes parce que la vidéo n’est pas écolo, ou est-ce qu’on demanderait pas plutôt un coup de pouce aux pouvoirs publics pour pouvoir louer nos vidéoprojecteurs dans les villes où on passe au lieu de les acheter ? C’est toujours une histoire de jauge dans le degré d’engagement, d’ajustement permanent.
Vous avez aussi créé une monnaie locale distribuée aux spectateurs à la fin de la pièce, les « petites coupures ». En quoi consiste ce projet ?
On a commencé en 2019, on a cherché des petits commerçants en lien avec nos engagements, on a imprimé des coupons de monnaie locale distribués le temps du spectacle dans la ville où nous sommes. Les commerçants concernés peuvent faire des réductions, offrir des invendus…
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De cette manière, ils promeuvent le spectacle et nous leur faisons venir des gens qui n’auraient peut-être pas passé la porte de ces petites boutiques engagées. On a fait de très belles rencontres par ce biais. L’un des commerçants rencontrés de cette manière est devenu un ami, et a grandement contribué à Coupures en me permettant de mieux comprendre le métier d’agriculteur qu’il a lui-même pratiqué. Ça crée des ponts, et ça prolonge la réflexion de la pièce : une fois sortis, les spectateurs ont une première chose à faire. Et s’ils n’ont pas envie, le coupon a un deuxième usage : il y a des petites graines à l’intérieur, il est aussi possible de le planter… et d’attendre de voir ce qui pousse.
Coupures se joue au Théâtre de Belleville jusqu‘au 31 mai avant de rejoindre le Festival Off d‘Avignon du 7 au 30 juillet.