Concerts en 4K, œuvres en NFT, cloud gaming, festivals toujours plus grands… Les nouveaux phares de la culture consomment toujours plus d’énergie, avec un impact exponentiel pour l’environnement. Alors qu’elle sort à peine de la crise sanitaire, la culture peut-elle amorcer sa transition écologique ? « C’est peut-être le meilleur moment », répond Samuel Valensi, chef de projet culture au think tank The Shift Project, en amont de son intervention ce jeudi à la Paris Electronic Week 2021.
Samuel Valensi est auteur et metteur en scène, fondateur de la compagnie de théâtre La Poursuite du Bleu. Diplômé d’HEC Paris, il est en parallèle le responsable culture de The Shift Project, un think tank qui a pour but d’éclairer et d’influencer le débat public sur les enjeux d’énergie et de climat. Depuis mars 2020, il y travaille à la réalisation d’un rapport sur la transition écologique de la culture.
Après un an de collecte d’informations auprès de professionnels du spectacle vivant, de l’audiovisuel, du numérique et de l’édition, Samuel Valensi et son équipe rendait, au printemps 2021, un rapport intermédiaire intitulé Décarbonons la culture !. Objet de la publication : « tenter de décrire ce que doivent faire une salle de spectacle, une productrice de films ou un éditeur de livres pour être résilients face aux chocs climatiques et énergétiques ».
Conclusion, si certaines transformations sont à la fois efficaces et indolores, d’autres demandent au contraire une adaptation radicale du secteur culturel. Comment le faire entendre aux professionnels, déjà mis à mal par la crise sanitaire actuelle ? C’est ce que nous avons demandé à Samuel Valensi, en amont de son intervention à notre micro, à la Paris Electronic Week 2021, jeudi 23 septembre à la Gaîté Lyrique.

Quel travail faites-vous au sein de The Shift Project, et dans quel objectif ?
Je vais commencer par l’objectif, qui est le plus intéressant pour expliquer pourquoi je compte des grammes de CO2. La base du travail, c’est de s’intéresser à notre avenir commun. Or, cet avenir est a priori fortement perturbé par le fait qu’on se dirige vers un monde à +4°C ou +5°C. La raison, c’est ce CO2 qu’on émet et qui va continuer à réchauffer le climat pendant 10 000 ans. Il y a aussi des risques sanitaires importants, on le voit bien. Et enfin des risques d’approvisionnement : on vit dans une économie qui dépend à 82% d’énergie de source fossile. Celles-ci mettent 200 millions d’années à se former, donc, tôt ou tard, on aura épuisé les stocks.
À lire aussi : Fakear, We Love Green, Marsatac et The Shift Project programmés à la Paris Electronic Week 2021
Face à cette raréfaction des ressources et à la crise climatique, on va devoir s’adapter. C’est ce travail de fond que fait le Shift en réalisant un vaste plan de transformation de l’économie française. Celui-ci traite aussi bien du fret, du bâtiment, de la santé, de l’administration publique, que de la culture. L’objectif est de protéger les activités de ce secteur dont dépendent à peu près 700 000 personnes en France aujourd’hui de façon directe, et probablement plusieurs millions de façon indirecte. Notre rapport vise à donner des gestes métiers et des conseils aux organisations culturelles, et à influer sur les débats d’ici à avril 2022 sur la manière de voir la culture comme un moteur de la transition écologique.
Pourquoi s’intéresser au coût climatique de la culture ? Est-il si important en comparaison d’autres secteurs ?
C’est souvent le mode de défense des acteurs culturels : il faudrait d’abord faire la transition dans les transports, l’urbanisme, l’agriculture, etc. Or, la culture aujourd’hui utilise les transports, l’énergie, les bâtiments, l’alimentation… Et ces usages ne sont pas soutenables. Pour les transports par exemple, la culture et les loisirs sont la troisième cause de mobilité des Français. On pourrait décliner de la même manière sur les autres pôles de transition.
« Réduire les jauges des festivals n’est pas tout à fait la marche de l’histoire. »
Donner le chiffre du poids total de la culture en France en termes de CO2 ne serait pas très utile. À part dire qu’il est très important, ce qu’on sait déjà, il ne dit pas grand chose de ce que l’on devrait faire. Je préfère me passer de cet ordre de grandeur, qui serait certainement imprécise, et plutôt dire à un producteur comment limiter le poids de ce qui est déplacé en tournée, passer à une régie végétarienne, ou adapter les heures des spectacles aux réseaux de transport. Ces impacts-là, on peut les quantifier de façon relativement précise et les traduire en action, ce qui est plus agréable et moins tétanisant pour les acteurs.
Quels sont les leviers possibles ? Vous avez distingué quatre classes de transformations.
Oui. Il y a d’abord des transformations qu’on appelle « transparentes ». Elles ne coûtent pas plus cher, ont des impacts intéressants et, souvent, ne changent rien à mon métier. Par exemple, dans ma compagnie de théâtre, on a arrêté de manger de la viande. C’est à peu près une diminution par dix des gaz à effets de serre liés à ce poste, et ça n’a rien changé au métier de ma scénographe ou de mes comédiens.
Les transformations « positives », elles, entraînent en plus des transitions dans d’autres secteurs. Un gros festival qui passe à une alimentation locale et biologique a un impact intéressant sur l’agriculture locale. La rénovation de ma salle, pour ne plus la chauffer au fioul, crée des emplois dans d’autres secteurs de la transition. Généralement, en plus, les pouvoirs publics m’aident à la faire.

Il y a ensuite des transitions plus douloureuses. Les mesures dites « offensives » sont celles qui coûtent en termes de métier et d’organisation. Typiquement, réduire les jauges des festivals n’est pas tout à fait la marche de l’histoire. Celles-ci ont parfois été multipliées par dix en moins de 10 ans, or, difficile de réunir autant de gens sans dépenser beaucoup d’énergie. Là, il s’agit vraiment de se réorganiser, et d’éventuellement faire dix événements de taille moyenne dans l’année plutôt qu’un très gros.
« La culture, c’est la passe décisive aux GAFAM sur certains usages. »
Enfin, il y a les mesures dites « défensives », où l’on se protège en n’acceptant pas certaines opportunités qui n’en sont pas, comme le streaming en réalité virtuelle. Ces innovations demandent tellement d’énergie, par l’obsolescence du matériel à renouveler ou en quantités de données échangées, que ça paraît assez vite déraisonnable de s’y mettre dans le contexte que j’ai rappelé au début.
Le poids carbone de la culture numérique sera d’ailleurs le sujet de votre intervention à la Paris Electronic Week.
Quand on parle de données, de cloud, ça donne l’impression que ce n’est pas matériel. Mais tout se passe dans des endroits bien réels : des antennes, des routeurs, des câbles sous-marins, des serveurs, des datas centers, etc. Tout ça demande de l’énergie qui est rarement produite par des gens qui pédalent, mais par des sources d’énergies qui ne sont pas propres. Or, sur l’ensemble des giga-bytes (Gb) échangés sur Internet, entre 60% et 80% sont de la culture. Tout dépend si l’on compte la pornographie, qui est après tout une production audiovisuelle.

En quoi c’est intéressant ? Parce que ça pèse de façon très structurelle sur le poids des matériels. Quand les réseaux existants saturent, on en demande d’autres aux ingénieurs. La 4G c’est génial, ça permet d’échanger comme si j’avais l’ADSL haut-débit dans la poche. Sauf que ça crée des usages : on commence à regarder des vidéos dans le métro au lieu de lire un bouquin, un magazine ou de regarder en l’air. Résultat, le réseau sature rapidement, donc on a besoin de la 5G. Du coup, on a besoin de mobiles compatibles avec la 5G, etc. Les deux impacts, réseaux et terminaux, se rejoignent car les deux s’entraînent. Il paraît que la 6G fait partie du prochain plan de relance, on a hâte.
Comment peut réagir le monde de la culture ? Un artiste doit-il s’empêcher de poster son clip sur YouTube ?
Non, la question est plutôt comment. Suis-je obligé de le faire en 4k sachant que la plupart des gens vont le regarder sur leur téléphone et qu’il ne feront pas la différence avec un fichier 100 fois moins pesant ? Un film HD pesait 1,5Gb il y a quelques années, c’est 50Gb aujourd’hui. Un film en 8K ou réalité virtuelle, c’est 160Gb. Dois-je me lancer dans des expériences de réalité virtuelle en streaming avec des fichiers aussi lourds ? La culture, c’est la passe décisive aux GAFAM sur ces usages. Donc il faut être très lucides sur l’impact systémique que l’on a en utilisant ces innovations.
À lire aussi : Tout le programme des conférences « musique et environnement » de Pioche! à la Paris Electronic Week 2021
Le secteur de la culture ressort blessé de la crise sanitaire. À ces exposés, ne vous répond-on pas que ce n’est peut-être pas le bon moment pour effectuer ces transformations ?
Au contraire, c’est peut-être le meilleur moment. D’abord, parce qu’il y a aujourd’hui un choc émotionnel très fort qui nous fait repenser notre rapport à ce qui nous entoure et au vivant au sens très large. Ensuite, parce que si l’on veut que nos activités reprennent et perdurent, il faut s’occuper du problème. La pire des leçons serait de ne pas prendre cette crise comme une opportunité de transformation.