Avec son dernier clip « Esperanza » tout juste sorti, Erwan Castex, alias Rone, marque à nouveau son encrage artistique vers les problématiques environnementales. Un tournant pour l’une des figures de la musique électronique française, plus connu pour ses morceaux rêveurs et dansants, à la suite du spectacle Room With A View, donné en début d’année au théâtre du Châtelet, à Paris. Un projet où, sur scène comme sur disque, se reflètent pour lui les nouvelles « responsabilités » de l’artiste d’aujourd’hui, créateur de nouveau récit et médium clé d’une prise de conscience collective.
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Cet article est réalisé par Pioche! en partenariat avec Trax, le magazine des musiques électroniques et des cultures en mouvement.
« Il s’agit simplement de consommer un peu moins bordel, c’est quand même pas la fin du monde. » La phrase n’est pas prononcée lors d’une manifestation pour le Climat, mais par l’astrophysicien Aurélien Barrau, et glissée dans le morceau « Nouveau Monde » du musicien français Erwan Castex, alias Rone. Avec son dernier projet, Room With A View, à la fois disque et spectacle de danse, la figure populaire de la musique électronique française questionne les thèmes de l’effondrement et du réchauffement climatique. Un tournant « écolo » inattendu pour un artiste davantage habitué aux rêveries electro (« Bye Bye Macadam », 2012), et aux morceaux dancefloors (« Bora Vocal », 2009).
Dans Room With A View, les jeunes danseurs du Ballet national de Marseille, dirigé par la compagnie (La)Horde, subissent les affres du monde violent et excessif dont ils héritent. Ils y confrontent leur soif de vivre, de faire la fête, y opposent leur énergie, et finalement leur désir de lutter collectivement. Le spectacle, donné au théâtre du Châtelet à Paris pour dix représentations à partir du 5 mars dernier, fut stoppé en raison de la pandémie. L’album du même nom, conçu pour en être la bande originale, est lui sorti en avril sur le label InFiné, avec une série de clips vidéos.
Après celles de « Human » et de « Ginkgo Biloba », c’est aujourd’hui mardi 8 novembre que sort la vidéo du morceau « Esperanza ». Écrite et réalisée par la dessinatrice primée Virginie Kypriotis, celle-ci déroule le fil du vivant, marqué par l’apparition de l’humain, son goût pour la fête et le vivre ensemble mais aussi par son urbanisme destructeur.
Aujourd’hui, Erwan Castex vit à Cancale, près de Saint-Malo. Avec sa famille, il a déserté son appartement à Montreuil, lui l’éternel Parisien, pour rejoindre la mer et l’iode qui l’inspirent tellement, et la Bretagne de ses grands-parents. Quasiment un coup de tête, survenu après le premier confinement. « J’ai deux enfants, je les voyais tout gris, confinés les uns sur les autres dans notre appartement, ils ne peuvent pas s’épanouir comme ça. Il leur fallait du bon air et de la nature » explique aujourd’hui par téléphone la figure de proue de l’électronique française.
Depuis son nouveau studio à deux pas de la mer, Rone revient pour Pioche! sur ce besoin irrépressible de traiter de l’urgence climatique, nourri par ses lectures d’Aurélien Barrau et de Baptiste Morizot. Il évoque aussi le rôle de l’artiste comme créateur de récits et l’importance de tisser des liens et de créer collectivement, alors qu’il prépare pour le printemps un nouvel album, entièrement fait de collaborations.
« Putain, la réalité est en train de rattraper la fiction, c’est chaud. »
Les représentations du spectacle Room With A View ont été arrêtées en raison de l’épidémie. Comment l’avez-vous vécu ?
Ça a amplifié mon sentiment d’urgence. J’étais déjà préoccupé par ces enjeux. Je lisais et m’informais beaucoup, je découvrais Aurélien Barrau. C’est pourquoi j’ai voulu faire ce spectacle. Ensuite, le confinement a été super brutal. Quand on prépare dix représentations, avec une émulsion collective très riche pendant plusieurs mois, des rires, des engueulades, on s’attend à avoir le blues quand cela se termine. Mais là, le coup de blues a été amplifié par cet arrêt forcé. J’ai aussi eu le virus deux jours après le confinement.
Ce moment un peu choc a amplifié cette sensation d’urgence à agir, à faire quelque chose. Tout à coup, les morceaux de l’album intitulés « Nouveau Monde », « Esperanza » prenaient un sens très fort. Jusqu’au nom du spectacle, « Room With A View », alors que nous étions tous chez nous. Il y avait cette résonance étrange avec ce qu’il se passait et que l’on n’avait pas vu venir. Le spectacle a visé assez juste.
Le public venait masqué lors des dernières représentations. Ce qu’il se passait sur scène rejoignait en quelque sorte la réalité ?
Cet effet miroir m’a vraiment choqué. À un moment du spectacle, il y a une sorte d’effondrement où les danseurs portent des masques à gaz. Il y a aussi une pluie de poissons, car dans certains pays, avec le réchauffement climatique, des poissons ont été expulsés de la mer et sont retombés en ville.
Au bout de la deuxième ou troisième représentation, un spectateur portait un masque, puis un autre, et un autre. Aujourd’hui, nous sommes habitués, mais à l’époque c’était troublant. J’observais le public, et cet effet miroir avec la scène avec les danseurs masqués. Je me disais « putain, la réalité est en train de rattraper la fiction, c’est chaud. »
On vous connaissait d’abord pour votre musique de danse et rêveuse, moins engagée. Comment vous est venue l’envie d’aborder ces questions d’environnement, d’écologie ? Qu’est-ce qui a fait déclic ?
Je pense que c’est ma conscience de parent. Je m’inquiète clairement plus pour l’avenir de mes enfants, qui ont 5 et 7 ans, que pour moi. Quel monde va-t-on leur laisser demain ?
Nous voulions conclure en tirant les gens vers le haut, avec cette idée d’aller vers la lumière, l’espoir, la lutte.
C’est aussi presque égoïste. Lorsqu’ils seront grands, je veux qu’ils aient le sentiment que j’ai essayé de faire mon maximum pour que les choses changent. Si à 30 ans, ils constatent que je n’ai fait que de la musique instrumentale pour danser, c’est un peu léger. Il y a une responsabilité en tant qu’artiste, un public me suit, m’écoute. C’est important d’essayer de faire passer des messages. Sans être moralisateur, parce que je pense que je fais partie du problème, mais en questionnant à travers ma musique. Ce qui n’est pas évident quand on fait de la musique instrumentale. Je ne suis pas rappeur, ou chanteur. J’ai donc pensé à la danse. On peut faire passer des messages forts à travers les mouvements, le corps.
J’ai toujours en tête le doigt d’honneur, qui est très symbolique. Ça dit beaucoup de choses juste un doigt levé. Quand le théâtre du Châtelet m’a donné carte blanche pendant 10 jours, au cœur de Paris, ça a renforcé ce sentiment de responsabilité : il fallait que j’en fasse quelque chose d’utile, que ça ait du sens. C’est pourquoi j’ai contacté (La)Horde, je connaissais la dimension politique de leur travail.
Comment avez-vous écrit ce spectacle avec (La)Horde pour traiter de l’effondrement et du réchauffement climatique ?
Nous ne voulions être ni moralisateur ni dans le greenwashing. Avec Room With A View, nous voulions nous faire comme les observateurs du monde au travers de nos arts. En tirant le fil, divers thèmes se sont dégagés, le patriarcat, les violences. Les danseurs du Ballet national de Marseille sont très jeunes, ce qui est très bien car on voulait justement mettre la jeunesse actuelle en avant, et la façon dont elle vit la situation actuelle, quand même assez morose.
Lorsque j’ai découvert Aurélien Barrau, j’ai tout lu de lui. Ce sera certainement la même chose avec Baptiste Morizot.
En même temps, je n’avais pas envie que le public sorte déprimé ou abattu, même s’il était question de problèmes graves. Nous voulions conclure en tirant les gens vers le haut, avec cette idée d’aller vers la lumière, l’espoir, la lutte. L’écriture s’est ensuite faite avec les danseurs. Chacun a été un moment chorégraphe, proposait un geste. Ce que l’on voit sur scène sont leurs propositions, c’est une œuvre horizontale et collective. Ce qui a aussi du sens pour nous, car tisser des liens, réfléchir et créer ensemble, cela fait partie des solutions.
Vous documentez-vous beaucoup sur ce sujet désormais ?
Je ne lis pas énormément, mais oui, c’est vrai que mes lectures sont quand même plus dirigées vers la philosophie, les documents, beaucoup de journaux, et moins de romans. Même si j’aime toujours lire une BD à la con qui va me faire passer une meilleure journée. J’ai une pile de bouquins à lire à côté de mon lit, dont un livre de Baptiste Morizot, un philosophe que m’a recommandé Alain Damasio, sur le rapport de l’homme à la nature.
Je suis un peu obsessionnel. Lorsque j’ai découvert Aurélien Barrau, j’ai tout lu de lui. Ce sera certainement la même chose avec Baptiste Morizot. Et je suis assez lent. Je prends beaucoup de notes, j’ai un stabilo. Et puis j’ai toujours mes références absolues. Au-delà des livres, j’adore discuter avec Alain Damasio. J’ai l’impression que chaque discussion me nourrit, m’éclaire.
Les voix d’Alain Damasio et d’Aurélien Barrau sont présentes dans le morceau « Nouveau Monde ». Ils évoquent le moins consommer, la décroissance, les low tech, la permaculture, et aussi le pouvoir de l’art pour inventer de nouvelles mythologies. Comment ces questions résonnent avec vos convictions et votre « responsabilité » d’artiste ?
Ce débat entre Alain Damasio, mon vieux copain philosophe, et Aurélien Barrau, que je découvrais, est pour moi une rencontre au sommet. En plus mené par Frédéric Taddeï, que j’aime bien. Il y a là des pistes de réflexion très intéressantes, notamment sur l’importance qu’ont les artistes à créer un nouvel imaginaire, à inventer de nouveaux récits.
Un récit peut avoir plus d’impact qu’un long discours de politicien.
Tout à coup, cela m’a fait prendre conscience de ma responsabilité, en tant que musicien, à essayer de changer les mythes, les héros. Dans les années 80, les héros avaient plein de thunes, une grosse bagnole, c’était les « winners ». On se rend compte aujourd’hui que ce sont plutôt des gros ringards. On pense « Quels beaufs ! » quand on voit leur grosse voiture qui pollue.
Plein de gens m’ont aussi écrit pour me dire qu’ils pensent encore au spectacle, que ça les a fait réfléchir. Ça me touche vachement. Avant, c’était plutôt des messages pour me dire « Wouah j’ai trop kiffé ! » Ça m’a beaucoup fait cogiter sur le petit pouvoir qu’à un artiste pour faire passer des messages. Un récit avec de la musique, de la danse et une écriture chorégraphique peut avoir plus d’impact peut-être qu’un long discours de politicien qui n’imprime pas. Ça touche l’affect, le sensible, on le mémorise mieux.
Face à l’urgence, nous attendons une réaction vive des politiques mais celle-ci n’arrive pas. Doit-on aussi demander aux artistes de prendre leur part pour que le changement se fasse ?
C’est clair et je pense que tout le monde le saisit maintenant. Il faudrait vraiment être borné pour ne pas voir qu’on ne peut plus faire des tournées avec un routing débile, des vols en jet pour un set d’une heure et revenir chez soi. Il y a vraiment une nécessité de faire les choses de manière raisonnable, raisonnée.
J’ai déjà fait ces conneries-là. C’est tellement absurde. Si je dois retourner sur l’Île de la Réunion, que j’adore, ce ne sera pas pour un concert d’une heure mais pour y rester un mois et travailler avec des artistes locaux. Les artistes ont plein de choses à changer dans leur manière de fonctionner.
Vous évoquiez le créateur d’imaginaires qu’est l’artiste. Doit-on leur demander d’utiliser ce pouvoir-là aussi ?
J’y ai beaucoup réfléchi, et je pense qu’il faut quand même que ce soit sincère, que ça vienne du cœur. Je ressens ce besoin parce que je viens d’avoir 40 ans et que je suis père de famille. Mais je ne vais pas reprocher à un artiste de 20 ans de ne pas faire de spectacle engagé ou politique. Il faut qu’il y mette ses tripes, que ce soit en adéquation avec sa conscience. Sinon ce sera fake, en surface, personne n’y croira, et ce sera contre productif. Je trouve ça génial qu’un artiste fasse un live instrumental vide de message mais instinctif, et donc plein de poésie. C’est très beau aussi.
Par contre, je me suis demandé très longtemps si je devais parler d’écologie, avec la peur d’être ridicule. Aujourd’hui, je pense que si ça commence à te questionner il faut foncer, et attaquer ce thème avec ce que tu sais faire : la musique, le dessin, le film. Il ne faut pas hésiter à s’exprimer si on en ressent le besoin.
Dans votre travail, on note chaque fois un appel à l’action, au positif. Pourquoi est-ce pour vous important d’ajouter cet aspect-là ?
Je suis optimiste par réflexe. Si une partie de moi peut basculer vers le pessimisme et l’inquiétude qu’on fonce droit dans le mur, la plupart du temps je me dis qu’on peut redresser la barre. L’énergie de la jeunesse qui réagit à tout ça par exemple, c’est ça qu’il faut mettre en avant. Aussi parce que cela injecte une espèce de niaque.
Il faut réussir à ne pas perdre cet instinct vital qui nous traverse aujourd’hui.
C’est ce que je ressens quand je lis Alain Damasio. C’est l’un des rares auteurs de science-fiction qui n’est pas pessimiste, où ça ne se termine pas mal, mais qui donne plutôt envie de militer, de se battre. De vivre en fait. J’aimerais que ma musique donne cette sensation-là, qu’on se sente gonflé à bloc pour lutter. Magali Payen, du collectif On Est Prêt, me parlait aussi d’une étude selon laquelle les images les plus impactantes ne sont pas celles montrant des choses horribles, mais plutôt les super belles images de nature, on les mémorise mieux.
Le dernier morceau s’appelle « Solastalgia ». Êtes-vous en proie à la solastalgie ?
La solastalgie, c’est la nostalgie d’une nature qui a disparu ou qui disparaît. Je ne le ressens pas de manière frontale, hormis peut-être pour la neige. J’ai l’impression qu’il neigeait pratiquement tous les hivers quand j’étais petit, et là ça me manque un peu. J’ai appelé un autre morceau « Crapaud Doré », qui est la première espèce animale qui a disparu à cause du réchauffement climatique. Je pense que la solastalgie va devenir un mot de plus en plus courant. Comme le dit Aurélien Barrau, il y a de plus en plus d’espèces qui disparaissent et l’on va être de plus en plus nostalgique de ce qu’on ne verra plus.
Pendant le premier confinement, on voyait ces images assez dingues d’animaux qui se baladaient au beau milieu de la ville déserte. Dans ce contexte glauque d’hôpitaux saturés, c’était quelque chose d’assez poétique, ça faisait réfléchir. Cette espèce de pause de l’humanité fait du bien. Le morceau « Nouveau Monde » a encore plus de sens maintenant, il faut vraiment que ça change. Même s’il y a de grandes chances pour que les choses redeviennent comme avant une fois que le virus aura disparu, il faut réussir à ne pas perdre cet instinct vital qui nous traverse aujourd’hui.