Le collectif Bonne Vie organisait ce mois-ci, en partenariat avec Pioche!, un concours d’écriture pour imaginer d’autres futurs, désirables et décarbonés. Les participant·es étaient invité·es à se projeter en 2035, dans un monde en pleine transition, pour écrire une lettre à des membres d’une civilisation extraterrestre qui s’apprêtent à venir sur Terre, dans un village écologique et participatif désormais emblématique de la société. Parmi les dizaines de belles propositions, la rédaction de Pioche! a attribué son coup de cœur au texte de Manon Rolland que nous publions ici. Bonne lecture !
Village Pomme d’Amour, France (Terre),
le 6 juin 2035
Cher·es voisin·es de galaxie,
Nous espérons que ce courrier vous trouvera dans la meilleure forme oblongo-trapézoïdale possible, et que la Vie par chez vous se porte bien. Comme vous dites par chez vous, ⇥⧪⥺⥁⥁ ⠟⳪✜ ! Excusez notre vocabulaire encore limité, votre langue est une merveille de linguistique que nous avons hâte d’approfondir.
Par nous, comprenez la Commission Sourire de l’écovillage Pomme d’Amour : si vous décidez de venir passer un petit bout de vie chez nous, vous découvrirez sans doute cette friandise typiquement terrienne au goût nostalgique du sucre de canne. Toutefois il nous faut avouer que nous n’en produisons pas chez nous, mais que nous vivons dans le Val d’Amour, et nous avons des pommiers dans le jardin mais trêve d’explication de jeux de mots, vous en dégusterez à qui mieux mieux lorsque vous serez ici, car nous les terrien·ne·s aimons franchement rigoler.
Et chez les Pommes d’Amour, nous sommes tout particulièrement frétillant·es de bonheur en ce moment, car notre village a été sélectionné pour vous accueillir. C’est l’effervescence ici, imaginez ! Nous entendons parler depuis plusieurs mois de votre fantastique civilisation aux écosystèmes uniques et connectés jusque dans leurs plus petits atomes. Alors, certes, nous n’avons pas encore retrouvé l’équilibre que vous connaissez sur votre planète et que nous avons sérieusement mis en danger chez nous – notre réputation nous précède jusqu’aux plus lointaines galaxies. Mais promis, nous avons tiré les leçons de la Crise des Abeilles et de celle du Permafrost. Eh oui, nous les humain·es, nous avons besoin de bons petits tsunamis pour réagir, mais une fois que nous nous y sommes mis·es, nous avons découvert une sacrée capacité d’adaptation qui dormait en nous !
Nous ne sommes pas peu fier·es que la France ait été la première, avant même que les crises n’éclatent, à favoriser la création des écovillages qui ont fleuri partout sur le territoire dans les dix dernières années. Le village Pomme d’Amour est né de cet élan citoyen et politique qui a compris qu’il nous fallait revenir à « l’essentiel, pas moins, pas plus » (un slogan qui a marché du tonnerre) si nous
voulions garder une planète vivable. Alors oui, vous allez nous dire, on a surtout accéléré la cadence pour que l’espèce humaine survive, parce que le reste du Vivant, lui, aurait fini par s’en sortir même après notre disparition. Non, en effet, ce ne sont pas les bébés phoques et les palmiers amazoniens qui nous ont fait sortir le grand jeu. Mais le résultat est là : nous sommes sérieusement en route vers
l’essentiel, pas moins, pas plus.
L’essentiel, tel que nous l’avons défini, c’est d’abord le lien. Le lien entre les humain·es, entre l’humanité et le reste du Vivant, et le lien de soi à soi. Ce qui chez vous est inné a été un long apprentissage, ou ré-apprentissage, chez nous : réapprendre à vivre ensemble, à compter les un·es sur les autres, à se connecter aux rythmes naturels, à partager, à comprendre la grande toile du vivant comme un tout qui nous englobe. Les villages comme le nôtre, mais aussi les éco-quartiers, les immeubles partagés, sont devenus la norme : vivre seul·e, de façon individualiste, commence à devenir totalement has been ! Au sein de nos lieux de vie, nous partageons des équipements, des espaces communs, des temps de vie, des responsabilités. Nos enfants sont gardé·es en alternance par l’ensemble de la communauté. Les outils de gouvernance partagée et horizontale se développent : chez nous, nous expérimentons la décision par consentement au sein de nos différentes commissions. Ce n’est pas toujours facile, mais on progresse. Alors évidemment, pour vous qui communiquez par télé-empathie, tout cela peut vous paraître bien peu évolué, mais… nous partons de loin !
Vous avez sans doute encore cette image d’une semaine de travail étouffante, déshumanisante, qui nous menait à des surchauffes ou nous coupait de qui nous étions vraiment. Rassurez-vous, vous nous trouverez bien changé·es ! Alors certes, les inégalités existent toujours, mais nous sommes sur la bonne voie : la semaine de vingt-quatre heures est en passe d’être adoptée dans toute l’Europe, les écarts de salaire se réduisent – et nous réfléchissons même, au sein de nos communautés, à ne plus utiliser que la mesure du temps de travail plutôt que de lui donner une valeur financière –, le chômage est quasiment inexistant, le revenu universel permet à tout le monde de vivre dignement quelque soit son âge ou ses capacités. Des lois ont, il y a plusieurs années déjà, imposé une égalité stricte entre hommes et femmes, et de nombreuses actions ont été menées pour lutter contre les discriminations de genre, d’orientation sexuelle, de religion ou d’ethnie. Nous espérons vivement bénéficier de votre expérience en la matière pour nous améliorer encore.
À l’école, vous verrez maintenant des enfants épanoui·es, qui ne passent plus sept heures par jour assis·es sur une chaise, comme vous l’aviez sans doute vu sur les photos. Non, aujourd’hui, les enfants s’engagent dans des projets, font école dehors, choisissent leur rythme d’apprentissage. On leur enseigne à reconnaître, accueillir et exprimer leurs émotions ; à entrer en empathie avec les autres et avec le reste du vivant ; à prendre soin de leur corps et de leur psyché. Les notes n’existent plus, bon débarras !
Et puis, évidemment, nous qui avons frôlé la catastrophe, nous avons réappris à vivre avec la nature dont nous faisons partie, à la respecter… plus encore, à la traiter d’égale à égale ! Nous avons retrouvé, ou presque, notre niche écologique : notre place dans l’écosystème est sur le chemin d’un retour à l’équilibre. Au village Pomme d’Amour, par exemple, vous trouverez un potager en permaculture, un jardin-forêt, des récupérateurs d’eau de pluie connectés à un système d’irrigation goutte à goutte, des toilettes sèches, des abris pour la faune, des ruches, des haies mellifères, une mare, un sous-bois, et tout ce qui est nécessaire à la création de mosaïques de milieux. Venez au printemps, c’est un régal pour les yeux et les narines ! Nous avons entièrement rénové la maison pour l’isoler avec des matériaux naturels, et n’avons quasiment plus besoin de chauffage (il faut dire qu’il faudra encore un bout de temps pour qu’on retrouve les hivers d’il y a trente ans). De toute façon, nous avons nos pyjamas-plaids pour nous réchauffer. Rien que pour voir ça, ça vaut le coup de venir nous rendre visite (ci-joint, un dessin de ma fille de la famille en pyjama-plaid pour vous faire une idée).
Mais nous sommes encore en apprentissage, et nous serions absolument ravi·e·s de pouvoir échanger avec vous sur tous ces sujets. Aujourd’hui, nos traducteur·ices sont des merveilles de technologie – nous arrivons à comprendre les langages de plusieurs autres espèces animales, et nous commençons à comprendre le chant de certaines espèces végétales – et nous espérons pouvoir continuer à refaire le monde (littéralement) avec vous. En échange, au village Pomme d’Amour, nous serons en joie de vous enseigner à jouer à la centaine de jeux de société présente chez nous (nous savons que vous en êtes friand·es !), à écrire de la poésie terrienne et à danser la batchata.
Dans la joyeuse espérance d’une réponse positive de votre part, nous vous souhaitons le plus sincèrement du monde terrestre une belle journée orange sur votre planète.
Avec tout notre amour,
Les Pommes d’Amour
PS : veuillez nous excuser pour les tournures faisant apparaître des genres ; nous n’avons que très récemment fait voter en France le développement d’un genre neutre, en cours d’élaboration, qui correspondra sans doute mieux à votre réalité.