Pourquoi l’idée d’Europe peine une fois encore à mobiliser les électeur·ices ? Alors que l’abstention devrait être l’une des gagnantes des élections européennes, ce dimanche 9 juin, nous avons questionné la docteure en neurosciences Samah Karaki sur les raisons de cette absence d’élan, lorsqu’il s’agit d’aller désigner nos représentant·es européen·nes.
Comme lors de toute élection, a fortiori européenne, l’abstention devrait être l’un des mots forts de ce 9 juin, pour commenter les résultats des élections européennes 2024. Ainsi entre 50% et 55% des Français·es n’iraient pas mettre leur bulletin dans l’urne dimanche.
Pourquoi le sujet de l’Europe ne prend-il pas ? Est-ce affaire de manque de connaissance ou de représentation, de sentiment d’illégitimité, de colère de n’être pas écouté·e ? Quelles pistes de (re)construction identifier, notamment pour les jeunes ? Et quelles leçons tirer, aussi, pour cet autre sujet du désengagement politique contemporain qu’est l’écologie ?
Ces questions, nous les avons posées à Samah Karaki. D’abord biologiste, c’est en travaillant sur les bases génétiques de certains comportements migratoires chez les oiseaux que cette Franco-libanaise de 40 ans a rencontré les neurosciences, discipline dont elle est devenue docteure.
« Mon rôle est d’apporter des faits objectifs qui peuvent avoir une portée émancipatrice »
Son parcours lui fait aborder les liens entre biologie et sciences sociales, dans une vue transformative de la société. Samah Karaki interroge ainsi « les dynamiques psychosociales qui interagissent avec nos contraintes biologiques » pour « montrer à quel point nous sommes écrasé·es par les structures sociales et comment notre biologie, notre corps est façonné par les structures sociales ».
Engagée, elle assume que son discours soit parfois lu comme militant. « La science a un apport à donner sur les luttes émancipatrices. Je ne suis pas neutre, mon rôle, c’est d’apporter des faits objectifs qui peuvent avoir une portée émancipatrice. » C’est dans cette optique que la chercheuse fonde en 2014 le Social Brain Institute, s’appuyant sur les apports des sciences cognitives pour promouvoir la justice sociale et environnementale.
Son travail est aujourd’hui axé autour de trois grands champs que sont l’école, le travail et le milieu de la santé. Son dernier livre, Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite (Jean-Claude Lattès, 2023) porte sur la méritocratie, qu’elle voit comme la manière dont « la société façonne ses compétences biologiquement ». Pour elle, la méritocratie suppose en soi des inégalités de conditions de vie.
Rencontre avec une chercheuse des mécaniques neuro-sociologiques collectives à l’occasion de sa participation, en tant qu’experte, à l’événement Take the Lead – cette journée de mobilisation des influenceur·euses et de leurs communautés pour les Élections européennes.
Tu es née au Liban et tu es arrivée en France plus tard, dans le cadre de tes études. Quelle relation as-tu avec cette idée d’Europe ?
Samah Karaki : Quand je suis partie du Liban pour la France, je disais que je partais pour l’Europe. Ce n’était pas l’idée d’appartenance à un pays qui définissait mon envie de venir. Pendant mes études, puis dans le monde de la recherche, j’ai évolué dans un milieu plutôt européen, voire international. J’y ai découvert cette tendance à séparer les causes et les projets, surtout lorsqu’on aborde les sujets de migrations ou de crise climatique. En tant que biologiste, j’ai toujours trouvé absurde que l’on ne réfléchisse pas à ces problématiques à l’échelle planétaire. On ne peut pas arrêter les problèmes aux frontières.
Je pense que c’est une continuité de cette idéologie individualiste qui fait qu’on est enfermé·e dans des appartements isolés, avec cette illusion que nous avons des identités bien délimitées des autres. En créant des séparations géographiques, mais aussi des séparations de nos conditions de vie, on s’imagine isolé·es du reste du monde. Ça marche, jusqu’à ce que le reste nous tombe dessus et qu’on se retrouve devant l’obligation de reconnaître que nos actes s’inscrivent dans une interdépendance avec les autres.
Il y a donc un enjeu à dépasser les identités nationales pour se penser à l’échelle d’un écosystème plus large ?
Samah Karaki : Certain·es imaginent également qu’en faisant fondre certaines frontières, on perd notre singularité culturelle. C’est aussi une illusion parce que l’identité d’un endroit est toujours fluide, mouvante. C’est en mutualisant certaines luttes que l’on peut rendre notre singularité encore plus présente, encore plus colorée.
« Lorsqu’on pense l’identité comme quelque chose de figé, on la tue »
Tandis que lorsqu’on pense l’identité comme quelque chose de figé, elle meurt, on la tue. La meilleure façon de faire disparaître une culture, c’est de la mettre sous une pression de survie. On le voit très bien quand on observe les réfugié·es qui arrivent dans un nouveau lieu et qui n’arrivent plus à retrouver leur singularité culturelle, à pratiquer leur singularité culturelle, parce que justement, ils/elles sont sous une charge mentale d’existence et de survie.
Quand je suis venue en France, je n’étais déjà pas attachée à l’idée de nationalisme libanais. Quand on est scientifique, et particulièrement biologiste, avec une formation en géologie et une passion pour cette vision du monde dans sa globalité, on comprend l’idée des nations dans un prisme plutôt historique. Je ne peux pas penser mon identité comme quelque chose qu’il y aurait dans mon essence : libanaise, française, terrienne…
Comment tes travaux peuvent-ils éclairer les taux d’abstention records qui s’annoncent pour les élections européennes de cette semaine ? Pourquoi est-ce que les sujets nationaux parviennent davantage à mobiliser que l’Europe ? Pourquoi les jeunes se tiennent aussi loin des urnes ?
Samah Karaki : Nous sommes tous·tes sujet·tes à ce qu’on appelle un biais de disponibilité. Ça veut dire que notre pensée est engagée dans les sujets qui sont les plus disponibles à notre écoute, qui sont déjà présents dans notre esprit. La question de l’identité par exemple nous préoccupe tous·tes mais le traitement politique et médiatique de cette question se centre sur l’échelle nationale : « qui je suis ? », « est-ce que tu es assez comme moi ? ».
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C’est un biais qui nous fait imaginer qu’il y a des événements plus fréquents que d’autres, plus dangereux, plus négatifs et qui nous aveuglent. Il y a un réel bruit de fond, autour de la laïcité par exemple, avec l’objectif de créer une panique morale et de la distraction. C’est souvent une manière de ne pas parler du sujet lui-même, quelque chose qui ressemble à la loi de Parkinson : on parle du design du bureau parce qu’on ne veut pas commencer à travailler.
Parce que si on posait réellement la question : « qu’est-ce que c’est d’être Français·e aujourd’hui ou d’être Européen·ne ? », on pourrait aborder des menaces bien réelles, comme la dissolution de nos systèmes de santé ou de nos systèmes scolaires ou toutes les problématiques que rencontrent les paysan·es aujourd’hui.
On retrouve des parallèles avec les enjeux écologiques. Malgré l’urgence et l’importance du message porté par les scientifiques et activistes, on peine encore à mobiliser largement les citoyen·nes.
Samah Karaki : Pour l’expliquer, on peut faire appel à l’idée d’engourdissement psychique. C’est lorsqu’on est matraqué·e par des informations négatives, on finit par ne plus avoir le désir de nous engager. La circulation permanente d’informations menaçantes finit par nous faire considérer que le monde ressemble à ça et qu’on n’y peut rien.
Il y a aussi un phénomène très proche qu’on appelle l’impuissance acquise. Cela intervient à force d’essayer et d’échouer, on finit par ne plus avoir la perception de notre marge de manœuvre sur le monde. Ce long sentiment d’impuissance fait qu’on n’a plus conscience de l’impact de nos gestes. Ça peut expliquer le fait qu’on n’aille pas voter. On se dit « de toute façon, ce sera toujours les mêmes au pouvoir ».
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D’ailleurs, ça concerne aussi la problématique de l’empreinte carbone au niveau individuel. Se dire : « à quoi ça sert que je fasse des sacrifices parce que je ne vois pas quelque chose se produire ? ». Le cerveau a besoin de voir que nos engagements et nos investissements mènent à des résultats, aussi minimes soient-ils.
Et puis, on peut aussi expliquer en partie l’abstention par une forme de ce qu’on appelle « aversion à la perte » ou « aversion du risque ». On préfère toujours un statu quo qu’on connaît plutôt qu’un avenir incertain. Et le projet européen ou tout projet d’émancipation sociale, provoque beaucoup de perceptions que le monde n’est plus ce qu’il était. On entend parfois des personnes privilégiées parler de fin de civilisation, de fin de l’identité… Dans ce cas-là, ce qui fait réagir ce n’est pas juste le risque du changement, mais aussi le risque de perdre ses privilèges.
Quelles sont les pistes à explorer pour reconstruire une forme de confiance et de mobilisation autour de ces projets d’émancipation ?
Samah Karaki : Il y a deux leviers. D’abord, il manque encore une information claire sur les projets par lesquels il faudrait commencer. Pour revenir au biais de disponibilité : qu’est-ce qui est facilement disponible comme information et qui m’invite à l’engagement ? Pour l’instant, on baigne dans des informations qui semblent trop lointaines. Ce point questionne le choix des sujets des médias : si on passe notre temps à relever les histoires et polémiques politiciennes, on ne laisse pas de place aux informations de fond. C’est le travail qui est déjà bien accompli par certains médias, mais qui reste réservé à un entre-soi engagé.
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Ça me fait arriver au levier motivationnel. Qu’est-ce qui fait que je vais intégrer un mouvement qui se mobilise pour une action ? Il faut que je me sente légitime dans ces milieux, que je me sente reconnue avec ma spécificité et ma singularité. Il y aurait beaucoup de critiques à faire sur l’exclusion et sur une forme de normativité dans les milieux de lutte.
C’est-à-dire que ceux et celles qui luttent ont une forme de savoir-être spécifique qui est excluante. Heureusement, de temps en temps, il y a des mouvements qui nous rappellent qui sont les personnes concernées. Parce que dans les milieux de lutte, on se retrouve entre expert·es et militant·es. Avec des modes de vie dans lesquels il y a beaucoup de personnes qui ne se reconnaissent pas.
Pourquoi mon fils aime aller à l’école ? Parce qu’il retrouve ses copains. C’est souvent pareil pour les luttes. Je m’engage aussi parce que je sais qu’il y aura de la joie, que je vais comprendre ce qu’il se passe, que je ne vais pas avoir peur de dire une connerie, qu’il y a un droit à une incertitude, un droit à la formation, un droit à l’erreur.
Il y aurait donc un travail à faire pour ouvrir et diversifier les milieux militants ?
Samah Karaki : Exactement. En ce sens, j’appelle toujours, par exemple, à la reconnaissance des mouvements qui se font dans les quartiers, qui sont des mouvements d’écologie populaire, qui n’ont pas assez d’espace qui permettent à ce qu’on se sente reconnu.
« Il faut pouvoir entendre la diversité des résistances »
Il faut qu’on puisse considérer les gens comme dignes, capables de penser et de décider. Je parle des jeunes mais je parle aussi des communautés qu’on appelle défavorisées, pour dire « on n’a pas besoin de les aider à comprendre ». Il y a cette condescendance militante autour des sujets comme l’écologie qui peut être très excluante. Je fais aussi une autocritique, c’est-à-dire qu’il faut qu’on puisse accepter d’autres formes de résolution de problèmes et entendre la diversité des résistances.