Après une enfance passée à observer les animaux, Sylvère Petit les invite au cinéma. Mais loin des standards du cinéma animalier, ses films donnent à voir de véritables rencontres entre les humains et d’autres vivants, et proposent une nouvelle approche « inter-espèce » du septième art. Rencontre avec ce cinéaste passionné du vivant.
À l’occasion du festival de cinéma Atmosphères dédié à l’écologie, qui se tiendra du 9 au 13 octobre 2024 à Courbevoie (Hauts-de-Seine), Pioche! a voulu en savoir plus sur ce réalisateur mi-poète mi-éthologue, et sa manière inédite de faire du cinéma.
« Je me suis longtemps senti écartelé entre le cinéma animalier qui souffre d’une pauvreté créative, et le cinéma de fiction qui ne laisse pas de place aux autres espèces. » Depuis sa rencontre avec le cinéma au lycée, Sylvère Petit a tourné sa caméra vers le monde vivant. Ses premiers films nous plongent tour à tour dans la peau d’une abeille pendant une transhumance de ruche (Les ventileuses, 2009), d’un taureau un jour de course camarguaise (Biòu, 2014), ou de patients d’une clinique vétérinaire (Ani-Maux, 2017).
Dans son documentaire Vivant parmi les vivants (2024), produit par ARTE et les Films d’Ici Méditerranée, il filme le quotidien de Stipa, vieille jument de Przewalski habitant sur le causse Méjean, et d’Alba, chienne timide et observatrice perplexe de notre monde d’humains. À leurs côtés, on découvre les philosophes Vinciane Despret et Baptiste Morizot, tantôt conférencier·es, tantôt apprenti·es éthologues, construisant devant la caméra leur « pensée du vivant ».
Dans ce dialogue inter-espèce, fait rare au cinéma, la frontière entre l’humain et l’animal vole en éclat. La caméra de Sylvère Petit suit chacun·e des personnages avec la même empathie, la même poésie. Les images d’Alba et de Stipa résonnent avec les pensées des deux philosophes qui envisagent la crise écologique comme « une crise de nos relations au vivant », selon la formule de Baptiste Morizot. Et l’on en ressort avec cette sensation propre aux rencontres, les vraies, de celles qui déplacent le regard.
« Je n’étais pas vraiment intéressé par les humains »
Cette fascination de Sylvère Petit pour les animaux prend racine dans son enfance sur le chemin de l’école, une départementale des années 1980, à observer, collecter, et plus tard photographier les papillons, libellules, chats et couleuvres percutés par les voitures. « Je n’étais pas vraiment intéressé par les humains, je passais mon temps à observer les oiseaux, à faire des affûts, à essayer de comprendre les guêpiers d’Europe, les huppes fasciées et toutes les espèces qui m’entouraient », se souvient le quarantenaire, originaire du Gard.
Il raconte la secousse de sa rencontre avec les penseur·ses du vivant, quelques années après la fin des cours de philosophie du lycée dans lesquels il « conviait (s)es amis de la garrigue pour contester tous·tes les philosophes qui ne percevaient les grandes questions existentielles qu’à travers le seul point de vue humain ». Les mots de Vinciane Despret, de Baptiste Morizot ou de l’anthropologue Philippe Descola – critique de l’opposition entre nature et culture – trouvent immédiatement un écho dans sa pratique du septième art, et dans sa volonté d’inventer « une nouvelle grammaire cinématographique » adaptée à tous les vivants. Tout un programme.
Un western écologique à venir
Pour son prochain film, Sylvère Petit retourne du côté de la fiction avec un western écologique ambitieux. Inspiré d’une histoire vraie, La Baleine met en scène un vigneron malade et misanthrope déterminé à dépecer une baleine échouée sur une plage de la Méditerranée pour en reconstituer le squelette dans sa cave, réveillant par ce projet les peurs et la violence de ses voisin·es. Le synopsis remportait en 2020 la Mention spéciale du jury du concours « Synopsis longs métrages » du festival Atmosphères, qui aura lieu cette année du 9 au 13 octibre à Courbevoie.
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Fidèle à son parcours, le cinéaste conçoit le tournage de ce film, qui débutera à l’automne 2024, comme un espace de rencontre et de création inter-espèces. Il réunira ainsi les acteur·ices Sergi Lopez, Solène Rigot, Thomas VDB, Moussa Maaskri, Bernard Blancan, Annie Grégorio mais aussi une chouette effraie, une corneille, un chien, du plancton et une véritable baleine échouée.
Comment s’est passée ta rencontre avec le cinéma ?
Sylvère Petit : J’ai rejoint une option cinéma quand je suis entré au lycée. Je voulais devenir photographe animalier parce que c’était le seul moyen de faire un métier lié aux animaux tout en étant nul en sciences. Quand j’y repense, ça traduit bien l’étrange héritage de notre société : travailler avec le vivant est réservé à l’approche scientifique, tandis que les littéraires et les artistes doivent se cantonner aux choses humaines.
Finalement je me suis bien fait avoir puisqu’on a fait très peu de photos en trois ans, mais tous les vendredi soir, on allait au cinéma pour voir des films choisis par les profs. Et à chaque fois je prenais une claque. Je découvre alors Jacques Audiard, Abbas Kiarostami Théo Angelopoulos… toute la richesse de l’histoire du cinéma, portée par des formes narratives variées et créatives. C’est aussi pour moi une porte d’entrée vers le monde des humains.
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Dans tes films, tu invite les spectateur·ices à regarder le monde à hauteur d’abeille, de taureau, de corneille ou de chien. Qu’est-ce qui t’as amené à t’intéresser, caméra au poing, aux relations entre les humains et d’autres vivants ?
Sylvère Petit : Ce qui me dérangeait dans les films du vendredi soir, c’est que ça restait du cinéma d’humains, entre nous, entre primates sociaux. On adore se regarder au cinéma et on se prive de la complexité du monde. Avec mes films, j’essaye de faire des alliances avec d’autres espèces pour proposer de nouvelles histoires.
Pour filmer la jument Stipa dans Vivant parmi les vivants, j’ai passé plusieurs semaines sur le Causse Méjean à observer, à rentrer dans un monde de vieille jument – et ce même après sa mort – pour essayer de lire des comportements, une personnalité, une organisation sociale, et de traduire une émotion équine plutôt qu’un discours scientifique avec la caméra. Ce n’est pas évident, mais ça ouvre à des formes très créatives, ça décentre notre regard et surtout ça évite de ramener continuellement le centre de gravité vers notre nombril.
« Quand j’ai découvert la pensée de Vinciane Despret, j’ai eu la sensation libératrice de rencontrer une amie. »
Dans ses livres, la philosophe Vinciane Despret nous invite à « faire preuve d’imagination pour nouer d’autres relations au vivant ». C’est ce que tu essayes de faire avec ton cinéma ?
Sylvère Petit : Quand j’ai découvert la pensée de Vinciane Despret, avec son livre Quand le loup habitera avec l’agneau, j’ai eu la sensation libératrice de rencontrer une amie. J’étais heureux de savoir qu’il y avait quelque part une penseuse qui invitait les autres vivants en philosophie. Et j’ai eu le même enthousiasme avec Baptiste Morizot qui complétait le geste en quittant lui-même les amphithéâtres pour s’inviter sur le terrain parmi les autres vivants. Je les attendais depuis longtemps !
Vinciane et Baptiste nous expliquent que l’enjeu autour du vivant, ce n’est pas une affaire d’écolos qui aiment les fleurs et les animaux. C’est une question de représentation au monde et d’habitabilité de la Terre. Il est impératif de transformer nos relations au monde vivant, et à partir de là, inventer des formes d’organisation politique qui intègre l’ensemble des formes de vie.
En tant que réalisateur, ces enquêtes philosophiques autour du vivant m’accompagnent beaucoup. Mon travail, c’est de fabriquer des histoires avec des images, et cela influe sur les inconscients, les héritages culturels et les imaginaires collectifs. Il y a là une lourde responsabilité indirecte. C’est pour ça que j’essaye de faire des films inter-espèces, d’imaginer des récits dans lesquels on vit tous ensemble. Je veux inviter les vautours, le plancton, les abeilles ou les chevaux de Przewalski dans nos imaginaires.
Cette transformation des imaginaires ne se retrouve pas dans le cinéma animalier classique ?
Sylvère Petit : Le cinéma animalier est très codé et hérite pleinement de notre tradition dualiste homme/animaux, nature/société. Schématiquement, il est divisé en plusieurs courants portant chacun des imaginaires simplistes du vivant. Il y a d’abord le film scientifique qui véhicule une vision naturaliste : la nature est quelque chose d’extérieur à nous que l’on étudie. Je dis souvent que c’est un cinéma qui nous apporte de la connaissance mais qui nous fait rarement faire connaissance.
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Un autre biais du cinéma animalier est l’anthropomorphisme. Il invite des animaux comme Flipper le dauphin ou le loup du Chaperon rouge qui ont des comportements humains. Donc on ne nous parle pas des autres vivants, mais toujours de nous-même.
Et enfin, il y a les films-spectacle : le requin blanc qui avale une otarie, le lion dominateur dans la savane… Le problème c’est que ces films perpétuentl’idée que l’on se fait des vivants comme figés dans le temps et strictement déterminés avec des schémas comme la loi de la jungle ou l’instinct. Ils s’appuient sur des généralités, sans s’intéresser à l’individu et encore moins à ses interactions complexes avec le milieu qui est le sien.
« Le cinéma animalier est très codé et hérite pleinement de notre tradition dualiste homme/animaux »
J’ai tout de même en tête des films qui m’ont beaucoup touché comme Crin Blanc d’Albert Lamorisse, L’Étalon Noir ou Un homme parmi les loups de Carroll Ballard mais qui semblent s’adresser à la jeunesse. Comme si les animaux, c’était forcément enfantin.
Il y a aussi les documentaires de Jacques Perrin (Microcosmos, Le peuple migrateur, Océans…) qui ont révolutionné le genre en supprimant la voix off, en proposant aux spectateur·ices de devenir oiseau parmi les oiseaux, poisson parmi les poissons, insecte parmi les insectes et en inventant un genre : l’opéra sauvage.
Sur le plateau de ton prochain tournage, La Baleine, tu auras une baleine échouée, une corneille, une chouette effraie, un chien, du plancton… Comment tout cela s’organise ?
Sylvère Petit : C’est sûr que ça change pas mal de choses. On a des tournages séparés, parfois mixtes : avec les acteur·ices humain·es, avec la baleine échouée, au microscope avec le plancton… On veut absolument tourner avec une véritable baleine, donc on attend qu’il y en ait une qui s’échoue quelque part pour qu’elle soit déplacée et déposée sur la plage du tournage.
Quand nous avons présenté ce projet à des professionnel·les du cinéma, ils/elles ont tout de suite mentionné les images de synthèse et maintenant l’intelligence artificielle. Mais c’est à l’opposé de ma démarche. Jamais une intelligence artificielle ou une image de synthèse ne nous remettra en cause. L’objectif, c’est que les vivants invités sur le plateau nous bousculent et participent à la création du film. Les algorithmes et les datas ne sont que le reflet de ce que nous nous imaginons être une chouette, une baleine, du plancton… Et si nous souhaitons déplacer nos regards, nous ne pouvons plus faire confiance qu’à nous-mêmes…
Pour préparer ce tournage, j’ai passé beaucoup de temps avec Blanche, la chouette effraie, et Lazare, la corneille, pour saisir leurs personnalités et construire leurs personnages. Mais je sais aussi très bien qu’au moment de tourner, tout ce sur quoi je travaille depuis six ans, elles ne vont pas le faire ! Ce sera le moment où il faudra être à l’écoute de ce qu’elles proposent, elles.
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Donc les vivants ne sont pas uniquement sur le plateau, ils sont aussi pleinement intégrés à l’écriture et à la création du film ?
Sylvère Petit : Pendant la réalisation de Vivant parmi les vivants, j’ai arrêté de dire que je faisais un film sur les chevaux de Przewalski, et j’ai commencé à dire que je faisais un film avec eux. Aujourd’hui, je dis même : les chevaux de Przewalski me font faire un film. C’est une nouvelle grammaire qui suppose une relation de coopération, que Vinciane Despret, inspirée par Bruno Latour, appelle la voie moyenne.
« L’objectif, c’est que les vivants invités sur le plateau nous bousculent et participent à la création du film »
Ça change toute la manière de travailler, en abandonnant la figure de l’artiste démiurge, avec une intention toute puissante qui précède la création. Si on s’appuie uniquement sur l’intention, on ignore tout le reste du vivant qui n’a – ou n’aurait – pas d’intention. La création inter-espèces se fait donc dans l’action, dans l’observation, dans des choses que l’on peut partager avec d’autres vivants.
Pour cela, il faut reconnaître que l’artiste est intégré·e dans une époque, dans des relations qu’il/elle noue, dans des choses qui le/la traversent et qui façonnent son geste artistique. Ça laisse tout de même une grande liberté d’auteur·ice qui me semble capitale : le choix de ce qui nous traverse. On ne fera pas la même œuvre selon qu’on ait passé du temps avec les habitants d’une forêt, d’une grande ville ou à regarder des films de guerre. Pour ma part, j’essaye de proposer une subjectivité accompagnée de huppes fasciées, de baleines, de chouettes effraie, de chevaux et de plancton.
Toutes les informations, séances et réservations du festival Atmosphères, organisé du 9 au 13 octobre à Courbevoie (92), sur le site Internet de l’événement.