Arrivée en France en 2006 pour écrire son premier album, un sac à dos et 200 euros en poche, la brésilienne Flavia Coelho a progressivement conquis le public français de sa voix chaleureuse, mélangeant à l’envie les influences reggae, bossa, hip-hop, funk… La chanteuse à l’énergie solaire, actuellement en tournée pour son cinquième album Ginga, revient avec Pioche! sur son parcours, ses engagements et réaffirme avec force la puissance des artistes face à l’extrême droite.
Le 21 juin dernier, à l’occasion de la fête de la Musique, près de 500 artistes se sont mobilisé·es contre l’extrême droite autour d’une tribune publiée dans Les Inrocks. Parmi les signataires, on retrouve la chanteuse brésilienne Flavia Coelho, installée en France depuis quasiment 20 ans. Celle qui a connu en 2019 l’arrivée de l’extrême droite dans son pays natal avec l’élection de Jair Bolsonaro n’a pas hésité une seule seconde à prendre position, lorsqu’elle a vu le scénario se répéter dans son pays d’adoption.
« Je sais ce que c’est quand le doute commence à s’installer dans la tête des gens, avec ce discours qui prétend s’adresser au peuple. J’ai vu à quel point ça laisse beaucoup de traces, de l’homophobie, du racisme, la peur de l’autre… »
Son album DNA sorti en 2019 aborde frontalement la corruption, la stigmatisation des minorités sexuelles, en rendant hommage aux Billy Django, super-héros·ïnes en lutte contre l’extrême droite. Toujours en portugais et au rythme de sa « Bossa Muffin », un style qu’elle fait évoluer d’album en album, croisant les influences reggae, cumbia, hip-hop, électro, sans oublier les musiques traditionnelles brésiliennes (bossa, baile funk, samba…).
Retour en adolescence
Ce printemps, Flavia Coelho dévoilait Ginga, un cinquième album plus intime, enregistré avec son producteur de longue date Victor Vagh-Weinmann. Une plongée dans son adolescence, période de chambardement personnel, dans le Brésil des années 1990 lui-même en pleine transformation au sortir de la dictature militaire qui a dirigé le pays jusqu’en 1985.
Le disque s’ouvre sur Mama Santa, un hymne à la résilience et un hommage discret à la figure féministe que représente sa mère, artiste et coiffeuse-maquilleuse dans les cabarets et proche des communautés LGBTQ+, décédée lorsque Flavia avait 11 ans. Dans Nordestina, Flavia chante de sa voix chaleureuse, et sur des rythmes d’amapiano, son admiration pour les femmes du Nordeste, région dont ses parents sont originaires. Et avec Lapa, elle nous emène dans un voyage musical, à traverser un samedi soir le Rio de Janeiro des années 1990 pour aller danser.
Rencontre avec Flavia Coelho, entre deux dates de sa grande tournée qui l’emmènera jusqu’à l’Olympia en mars 2025.
Le 11 juin dernier, deux jours après la dissolution de l’Assemblée nationale, tu écris sur ton compte Instagram :
« Ce matin, mon permis de séjour m’a rappelé que je n’étais qu’une luciole au milieu de la nuit sombre, qu’une fourmi qui fait de son mieux pour éteindre le feu, qu’une immigrée dans la politique des chiffres… »
Qu’est-ce qui t’a poussée à écrire ces quelques mots ?
Flavia Coelho : La nuit de dimanche (9 juin, jour de la dissolution de l’Assemblée nationale, ndlr) a été assez compliquée, je n’ai pas dormi. Et quand je ne dors pas, c’est auprès des livres que j’essaye de trouver les mots. Ce soir-là, je lisais le livre d’Edouard Louis, Qui a tué mon père ?, dans lequel il parle de combien son père a été victime d’un système et d’une organisation politique capable de noyer les gens. C’est à partir de là que j’ai voulu écrire ces quelques mots.
C’était un moment de grande tristesse, parce que j’ai déjà vécu ça dans mon pays à deux reprises. Je suis née sous la dictature militaire, j’avais à peine 6 ans lorsqu’elle s’est terminée. Toute mon adolescence s’est faite au moment de la transition vers la République. On a vécu avec des interdictions qui ont été levées petit à petit, et on a bien vu les conséquences de ces interdictions sur la vie des gens. Personnellement, j’ai eu beaucoup de mal à me défaire de cette sensation de ne pas trouver sa légitimité quelque part, d’être toujours diminuée…
Il y a beaucoup de choses dans ma vie qui se sont produites grâce à la France, aux personnes que j’y ai rencontrées. Et donc quand je vois ce qui arrive aujourd’hui, je suis envahie par la tristesse
C’est vraiment en quittant le Brésil, en venant en France, que j’ai compris la notion de liberté, de féminisme, que j’ai découvert mes droits, que j’ai commencé à me penser comme un être humain à part. J’ai pourtant grandi avec une mère très féministe qui m’a appris à être moi-même, à ne pas avoir peur de l’autre, mais je ne pouvais pas mettre de mots sur tout ça. J’ai rencontré, ici en France, des femmes qui se battent pour leurs droits, des gens qui luttent pour l’éducation, pour la culture, pour le social, qui se mobilisent pour les droits d’autres personnes dans d’autres pays. J’ai découvert un pays curieux de la culture des autres.
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Il y a beaucoup de choses dans ma vie qui se sont produites grâce à la France, aux personnes que j’y ai rencontrées. Et donc quand je vois ce qui arrive aujourd’hui, je suis envahie par la tristesse. J’ai du mal à comprendre comment on en est arrivé là.
On retrouve régulièrement en France un argument : « l’extrême droite, on n’a jamais essayé ». Toi qui as connu, à travers ta famille et tes ami·es, l’arrivée de l’extrême droite de Jair Bolsonaro au pouvoir, en 2019 au Brésil, qu’est-ce que tu as envie de répondre à cet argument ?
Au Brésil, l’extrême droite est d’abord arrivée par des phrases chocs. Les codes sont toujours les mêmes : l’extrême droite se maquille dans un discours qui prétend s’adresser au peuple, qui prétend parler de manière franche. C’est un faux discours car ces personnes sont vraiment loin des préoccupations du peuple. Ce sont des gens qui ne pensent qu’à eux, qui ne sont pas solidaires.
L’extrême droite est contre la culture
Quand ils sont arrivés au pouvoir, ça a réveillé des choses dangereuses. Les gens se sentaient libres pour être racistes. Comment peut-on être raciste au Brésil alors que la grande majorité du pays est métissée ? L’homophobie a gagné du terrain, les droits des femmes ont reculé… Il y a même, en ce moment, un projet de loi sur la table qui vise à criminaliser les femmes qui ont été violées et qui avortent. C’est ça l’extrême droite.
Quelles conséquences il y a eues pour les artistes et la culture ?
L’extrême droite est contre la culture. Déjà, au Brésil on n’a pas beaucoup de culture subventionnée comme ici, on a pas de SMAC (scènes de musiques actuelles, ndlr) ou de conservatoires. On a quand même des salles de concert publiques, mais quand l’extrême droite est arrivée, elle a coupé une grande partie de leurs subventions. Pareil pour les financements dirigés vers les associations qui essayent de sensibiliser les jeunes contre l’usage de drogue, contre la violence, pour le vivre-ensemble. Tous ces projets-là ont été mis à l’écart.
Pendant quatre ans, le gouvernement a beaucoup soutenu la musique country brésilienne, populaire chez les grands fermiers, les mêmes qui soutiennent l’extrême droite et rasent l’Amazonie. Les artistes niches étaient oublié·es. On a vu des artistes qui soutenaient le gouvernement avoir des avantages énormes, et ceux/celles qui s’y sont opposé·es en ont subi les conséquences.
En 2019, tu sors l’album DNA qui aborde frontalement la corruption et la situation politique du Brésil. C’est la première fois que tu abordes l’actualité et que tu prends explicitement position dans ta musique. Comment ça s’est passé ? Ça a été facile de mettre ta colère en musique ?
Flavia Coelho : À la base, je travaillais sur un album autour de la beauté du métissage, cette richesse dont je suis très fière, surtout depuis que je suis en France. Quand la nouvelle (de l’arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir, ndlr) est tombée, j’ai passé deux semaines en bad. Je ne me voyais plus faire un album lumineux qui essayait d’apporter une lumière au bout du tunnel alors qu’on venait d’entrer dans un tunnel de quatre ans.
Quand tu grandis dans des favelas, avec un parcours de vie compliqué, tu es engagé·e par essence
Même si je n’avais jamais parlé directement de mes engagements sociaux et politiques, ils ont toujours été dans mes premiers disques. Je m’inspirais d’un mouvement brésilien né sous la dictature qui s’appelle le tropicalisme. Il réunissait des artistes comme Caetano Veloso, Gilberto Gil, Baby Consuelo. Ils/elles utilisaient tous les subterfuges de la langue pour cacher leurs messages et la dénonciation de la dictature derrière de beaux mots. C’était une manière d‘éviter la répression.
Mais sur DNA, je ne pouvais pas faire ça. Quand tu grandis dans des favelas, avec un parcours de vie compliqué, tu es engagé·e par essence. Tu ne peux pas t’éloigner de ça, rester les bras croisés face au racisme. Alors, à ce moment, c’était important pour moi, au nom de tout ce que je suis, de parler directement de la situation politique du Brésil. J’ai fait un accord avec ma sœur et mon père que j’écrirai ce disque, et que je ne rentrerai pas au pays pendant que ce monsieur (Jair Bolsonaro, dont Flavia refuse de prononcer le nom, ndlr) serait au pouvoir.
C’était très dur de chanter ces morceaux. Quand on écrit une musique, on doit la chanter des centaines de fois avant de les enregistrer. C’était très dur de m’entendre répéter que la ville dans laquelle j’ai grandi est touchée par la corruption, que mon pays soutient des politiques racistes… J’ai aussi eu des retours malheureux, il y a une bonne partie de ma famille qui a coupé les ponts.
As-tu un conseil à donner aux artistes français·es qui sont désorienté·es et qui s’interrogent sur leur place dans cette période troublée ?
N’essayez pas d’aller sur des terrains sur lesquels vous n’êtes pas à l’aise. C’est important de s’inspirer des livres, des choses qu’on entend, mais il faut toujours utiliser les mots avec un maximum de sincérité. Allez là où le coeur parle et n’utilisez pas des mots qui ne veulent rien dire pour vous, juste pour faire plaisir aux un·es et aux autres.
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Je vois qu’ici, l’extrême droite s’approprie les couleurs du drapeau, les codes de la jeunesse, les réseaux sociaux, la musique… Même les mots sont repris, comme celui de « rassemblement ». C’est une forme d’effacement du passé. Je pense que notre travail d’artiste, c’est de récupérer ce qu’ils veulent nous prendre, on est aussi là pour être la mémoire de notre temps, pour regarder le temps long, et trouver les mots pour apaiser les mœurs.
Je comprends aussi que des artistes aient peur, on voit parfois le déferlement de haine qui touche ceux/celles qui parlent de ces sujets. Mais il faut garder en tête que propager l’amour, l’empathie, la conscience, c’est ça notre travail.
Je pense que notre travail d’artiste, c’est de récupérer ce qu’ils veulent nous prendre, on est aussi là pour être la mémoire de notre temps
Avec Ginga, tu proposes un disque plus intime et personnel. Tu te replonges dans cette période particulière qu’est l’adolescence, la tienne qui s’est déroulée dans le Brésil des années 1990 en pleine transformation. Comment en es-tu venue à vouloir écrire sur ce moment de ta vie ?
Il m’a fallu cinq ans entre les deux disques. L’écriture de cet album s’est enclenchée en entendant une phrase : « on vit les vingt premières années et on passe les vingt suivantes à comprendre les vingt premières ». Je me suis dit : Bingo ! J’avais besoin de revenir à cette époque des premières fois, des premiers émois, de la découverte : l’adolescence. Je parle de choses très personnelles, mais qui ont quelque chose d’universel, parce qu’on est tous·tes passé·es par là.
C’est à cette période que j’ai commencé à chanter. À 14 ans, j’ai répondu à une annonce de casting pour la première fois, un groupe de pagode qui cherchait une chanteuse. J’avais séché l’école pour traverser la ville de Rio de Janeiro avec mon petit copain de l’époque, sac sur le dos. C’était la première fois que je m’entendais chanter dans un micro. Je chantais sûrement très mal mais j’avais quelque chose dans les yeux alors j’ai réussi à les convaincre de me prendre.
Dans Ginga, je raconte un peu cette transition d’un monde qui change, la fin de la machine à écrire, l’arrivée de l’ordinateur, la fin des lettres écrites… J’ai vu tout ça. Et en même temps rien de tout ça ne me manque. Je suis très heureuse de vivre l’instant présent. Ce n’est pas un disque de boomer, qui dit que c’était mieux avant.
Le mot clé de cet album, c’est la résilience
Le mot-clé de cet album, c’est la résilience. C’est indispensable pour se construire, pour devenir ce qu’on veut être. Je ne parle pas de la résilience qui dit qu’il faut courber l’échine, mais de celle qui nous permet d’accepter de prendre des coups, de ralentir, de prendre du recul… C’est cette résilience qui m’a permis de vivre 18 ans loin de mon pays, de ne pas me rendre au Brésil pendant quatre ans parce que je ne veux pas vivre dans une ambiance haineuse.
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Et musicalement, comment se traduit cette plongée dans le passé ?
La musique, comme la mode, c’est cyclique. On est obligé de revenir là où tout a commencé. Je suis allée explorer à nouveau des chansons de mon adolescence, surtout la musique traditionnelle brésilienne qui m’a été imposée. Je dis imposée parce que dans mon immeuble, comme partout au Brésil, on écoutait la musique très fort. J’écoutais donc la musique des voisin·es : samba, pagode, baile funk… Et par la suite, la musique qui est arrivée de l’étranger avec la fin de la dictature : la soul, la pop britannique, ou le hip hop qui est arrivé avec force grâce à Mos Def, NWA, Notorious B.I.G…
J’ai aussi voulu faire des chansons qui durent un peu plus longtemps, pour renouer avec une autre manière d’écouter de la musique. Qu’on puisse prendre le temps d’écouter les morceaux, de connaître les solos, de prêter attention aux chœurs… J’ai même remis au goût du jour le troisième couplet et placé quelques outro pour ne pas perdre le fil entre chaque morceau tout au long de l’album. J’ai pensé ce disque comme l’écriture d’un roman. C’est une manière de retrouver mon rapport à la musique de l’adolescence.