Ce mardi 14 mai, le jury du Prix du roman d’écologie a annoncé le lauréat de l’année 2024. Et vous passerez comme des vents fous, de Clara Arnaud, a remporté (presque) tous les suffrages. Mais non sans des débats denses, parfois houleux, au sein du jury, qui disent beaucoup des liens entre l’écologie et le romanesque.
« On était ici aux marges d’un monde et au début d’un autre, que ne gouvernaient pas seulement les lois humaines. Ceux qui le peuplaient étaient des êtres de lisière. »
S’il évoque par des couleurs tranchées et des émotions vives notre rapport au sauvage, Et vous passerez comme des vents fous de Clara Arnaud (Actes Sud) est aussi un récit du tâtonnement et du seuil. La lisière, cette ligne de démarcation entre deux territoires, est un fil rouge de l’ouvrage. L’écrivaine s’attache ainsi à observer la frontière entre l’humain et le non-humain, le désir et le dégoût, la vie et la mort.
C’est ce récit de la transformation qui a remporté la septième édition du Prix du roman d’écologie, parmi une sélection de six romans, le 14 mai dernier, au Mob Hôtel à Saint-Ouen (93). Un choix qui résonne avec le manifeste du Prix, qui distingue cette appellation de « roman d’écologie » par sa capacité à « nous donner à voir la condition humaine et son enchevêtrement avec le monde sous un jour nouveau ».
Une victoire jouée d’avance ? Pioche! s’est invité dans les discussions du jury, organisées à huis clos le 30 avril dernier à Paris. Autour de la longue table garnie de fromage et de vin rouge, réunissant les quinze juré·es dont une moitié d’étudiant·es – deux autres, présents en visio, n’auront pas la chance de se mêler aux mains gourmandes –, les débats vont bon train. Notamment entre les générations.
Visions du monde
« Il y a beaucoup de sexe mais c’est superfétatoire » glisse l’un des jurés en évoquant Dans la Réserve d’Hélène Zimmer (P.O.L). Le roman, qui raconte la crise écologique du point de vue de trois jeunes protagonistes engagé·es et résistant·es, superpose un peu grossièrement désir et bestialité.
Pour autant, Dans la réserve n’oublie pas de faire une place au cadre de l’intrigue, la Wild French Réserve. Établie grâce à un partenariat public-privé, la « WFR » permet « de gérer et d’exploiter le cœur du Grand Parc National » et répond à « une promesse de gestion efficace et résiliente de la nature », décrit le narrateur. Ce contexte ancré dans le réel suscite l’intérêt du jury, la dimension politique étant primordiale dans la sélection du Prix. Le vivant, le minéral, la chair ne sont pas des métaphores.
Voilà qui semble tenir à l’écart Le Jour des caméléons d’Ananda Devi (Grasset). Aussi Laurent Quintreau, co-président du Prix et juré, s’interroge-t-il : « En quoi est-ce un roman de l’écologie ? », « est-on vraiment dans le cadre ? ». Certes, répond Lucile Schmid, présidente du Prix du roman d’écologie et vice-présidente de la Fabrique écologique, l’écologie n’y apparaît pas avec évidence : elle « est abordée très à la marge et n’est pas la chair du roman ». Mais, rappelle la fondatrice, « le débat sur ce qui est écologique ou non est sans fin et le Prix propose plutôt une définition large sur la transformation du monde ».
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Et à cela en effet, Le Jour des caméléons est attentif. Tirant son titre du nom de l’animal dont la peau « s’adapte aux couleurs ambiantes, aux teintes éployées de la lumière », le roman raconte les mutations qui sourdent à l’Île Maurice. Maxime Le Godec, étudiant à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy (ENSAPC), apprécie « le décentrement par rapport à l’Occident et les touches qui renvoient au réalisme magique ». Mais, sourit-il d’un air gêné, le formalisme de l’autrice y est peut-être la marque « d’une façon plus ancienne » de penser l’écologie.
« Le roman permet de toucher du doigt l’extrême complexité du monde, donc de l’écologie »
« Formalisme » : c’est aussi le terme qu’emploie Laurent Quintreau pour décrire L’Orchidéiste de Vidya Narine (Les Avrils). À travers les plantes que soigne Sylvain, personnage principal du roman, on parcourt le monde. Un voyage manquant de fougue selon le co-président, mais fascinant pour d’autres juré·es. En résumé, l’ouvrage permet « de toucher du doigt l’extrême complexité du monde, donc de l’écologie », et invite à envisager celle-ci « comme une relation de savoir » propose Lucile Schmid.
Sans doute lui manque-t-il toutefois ce qui fait le sel de Humus de Gaspard Kœnig (L’Observatoire) : une certaine vision de notre époque. Car Le Jour du caméléon et L’Orchidéiste, qui font la part belle à la contemplation, perdent un peu de vue l’effervescence du contemporain, semble dire une partie du jury. Au contraire d’Humus qui est, pour Laurent Quintreau, « vraiment écologique ».
Du poétique au politique
« Dès le premier jour, Arthur s’était senti en exil » : dans le roman de Gaspard Kœnig, Arthur, issu d’un milieu bourgeois, et Kevin, fils d’ouvriers agricoles, sont dans leur école d’ingénieur, AgroParisTech, comme en terrain hostile. Codes sociaux, idées politiques, rapport au vivant : ils ne se sentent pas à leur place. Alors comme d’autres jeunes – bien réel·les – les personnages fictifs de Humus songent à « bifurquer », soit à quitter avec fracas leur école pour dénoncer le manque de prise en compte des enjeux écologiques.
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Ils entreprennent plutôt de se tourner vers la lombriculture, l’un pour découvrir un autre rapport à la terre, l’autre pour investir un marché. De la paysannerie à la start-up, Gaspard Kœnig décrit autant les espoirs et les humiliations de ses personnages que les milieux qui les suscitent. Des enjeux politiques qu’explore avec un intérêt manifeste celui qui s’est présenté aux dernières élections présidentielles.
Pour Loïc Rosnarho, étudiant à l’ENSAPC, le roman est « surtout un portrait de notre époque, un tour d’horizon ». Autrement dit, il tire ses qualités de l’acuité de son regard sur l’actualité. Mais cette prétention à saisir l’époque peut confiner à la caricature. Car tout « brillantissime » qu’il soit, « il est très Figaro-compatible », s’amuse un juré. À se demander où l’auteur cherche à embarquer ses lecteur·ices, pointe Jacques Tassin, écologue : « C’est tellement brillant que j’ai l’impression de me faire manipuler ».
« L’esprit pionnier de la démarche »
« Moi je bous en vous écoutant ! ». Lucile Schmid tempête. Pour la fondatrice du Prix du roman d’écologie, le succès de Humus témoigne d’une évolution majeure dans le milieu littéraire : « On n’avait jamais vu un roman comme ça depuis que le Prix existe ».
Au fondement du Prix du roman d’écologie, il y avait un esprit d’initiative. Une volonté de « chercher, au fond, si le roman d’écologie a une histoire » raconte Lucile Schmid. « Cela peut sembler évident aujourd’hui mais à l’époque, il y a beaucoup de scepticisme », souligne-t-elle.
C’est avec « un vrai esprit pionnier dans sa démarche » que le Prix lance sa première sélection en 2018. Six romans – dont un seul écrit par une femme – marqués par la disparition. Quand l’écologie imprègne l’intrigue romanesque, c’est alors sous le sceau de l’angoisse. Six éditions plus tard, les représentations liées à l’écologie sont nettement plus contrastées. Dans la sélection 2024, les six romans – dont un seul écrit par un homme – laissent place à l’apprentissage, à la vitalité, à l’émancipation.
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Au politique, aussi. Si l’est Humus, ce n’est pas au sens où il est au service d’une idéologie, s’insurge Lucile Schmid, mais au sens où il est porteur d’une vision du monde. Là réside sa justesse : « Quand même, les bifurqueur·euses, c’est ça qui saisit la jeunesse ! ».
Feu le vieux monde ?
La thématique trouve un écho dans l’accueil qui est fait à Feu le vieux monde de Sophie Vandeveugle (Denoël). À propos du premier roman de cette autrice de 25 ans, les avis divergent. D’un côté, les juré·es dont l’âge avoisine le sien – les étudiant·es. Pour elles et eux, le roman déploie une vision fine et nuancée de l’écologie qui dépasse le reste de la sélection. Ainsi de Maxime Le Godec, prenant la parole au nom de ses camarades : « La pensée écologique naît par le récit, c’est une belle réussite littéraire », plaide-t-il. « Le fait de l’encourager compte beaucoup pour nous. » En plus de récompenser des qualités littéraires, le Prix permet de soutenir des auteur·ices.
« La pensée écologique naît par le récit, c’est une belle réussite littéraire »
Les autres juré·es commencent par souligner les défauts du roman. « Il est pauvre en monde, tranche l’un d’eux. C’est répétitif, mécanique ». « C’est plutôt plombant, j’ai trouvé ça presque indigeste » continue un autre. Lucile Schmid corrige : « C’est une très belle langue mais c’est étriqué ». Prenant de la hauteur, elle ajoute : « On a des romans du rétrécissement et du feu aujourd’hui. »
Ce qui fait la beauté d’un monde de papier, ce que vise à récompenser un prix littéraire… De grands débats dans lesquels Feu le vieux monde se retrouve comme pris au piège. Alexis Jenni, écrivain et président du Prix du roman d’écologie, avertit : « Il y a des livres pour lesquels le plus intéressant est la discussion qu’ils font naître. Il faut faire attention à discerner ce qui est de l’ordre du commentaire. » C’est peut-être alors par l’attention au texte que s’évite cet écueil.
Retour à la terre
En évoquant le roman de Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous, les membres du jury s’en rappellent des passages. Qui le vol liminal de l’ourson, qui les descriptions des paysages pyrénéens. Pierre Schoentjes, professeur à l’Université de Gand, qui assiste à la réunion à distance – et dont la connexion, qui peine quelque peu, lui laissera du répit le temps de défendre le roman de Clara Arnaud –, ne tarit pas d’éloges. « J’ai une grande admiration pour ce livre, commence-t-il. L’autrice invente véritablement un style. »
Le roman, au moment du vote final, apparaît en tête des bulletins – en excellente position pour être définitivement choisi comme lauréat à l’issue de la deuxième réunion du jury, une semaine avant l’annonce officielle du 14 mai. Ce n’est pas Loïc Rosnarho qui s’en étonnera : « Quand on parle du roman d’écologie, c’est à celui-ci que je pense ». Non pas parce qu’il illustre le terme mais parce qu’il l’amène à se transformer. Ainsi le roman fait-il le récit de nos écologies.
Plus d’informations sur le Prix du roman d’écologie sur le site de l’association.