En mars dernier, la sociologue Alice Canabate (L’écologie ou la narration du pire) et l’écrivaine Corinne Morel-Darleux (Alors nous irons trouver la beauté ailleurs, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce) sont intervenues à la table ronde inaugurale des Rencontres des pensées de l’écologie de Cluny : « Quels récits pour une société écologique et solidaire ? ». L’occasion d’interroger l’injonction aux nouveaux récits, devenue marotte des discours écolos.
L’idée est désormais largement partagée par les acteur·ices de l’écologie : il faut investir les « imaginaires collectifs », proposer des « récits » qui rendent « désirables » d’autres manières de vivre ensemble et d’habiter la Terre. Ainsi se multiplient les scénarios de prospective imaginant la vie en 2050, les concours d’utopie littéraire, les films dédiés aux alternatives écologiques ou les ateliers type « fresque » tournés vers les nouveaux récits.
La pluralité de ces initiatives donne à voir le flou qui entoure ce qui est annoncé comme une vraie « bataille culturelle » par l’écologie contemporaine. Que signifie-t-on avec cette formule magique des « nouveaux récits » ? Qui les émet et à qui s’adressent-ils ? Quelle vision de la société véhiculent-ils ? Et quelle place pour les artistes et le secteur culturel dans leur création et leur diffusion ?
« Je pense que l’écologie ne doit pas viser une quelconque hégémonie car c’est justement ce contre quoi elle s’érige : une pensée dominante et une prescription unitaire »
Alice Canabate est sociologue, chercheure associée au laboratoire de changement social et politique de l’Université Paris Cité. Elle s’intéresse aux courants de l’écologie qui visent à transformer les imaginaires sociaux en proposant d’autres manières de penser la société : éco-féminisme, décroissance, écologie décoloniale… Elle envisage les pratiques et imaginaires qu’on y trouve comme des outils d’illustration et de diffusion de récits à plus large échelle, capables de renouveler la puissance d’action et d’alimenter cette « dispute pour la perception de la réalité ».
De son côté, l’autrice et militante Corinne Morel-Darleux entre dans l’écologie par le politique et dans le récit par l’intime. Tant dans ses romans que dans ses essais poétiques rédigés à la première personne, elle fait sentir ses doutes, sa colère, ses luttes et ses rencontres dans cette époque de « naufrage généralisé ». Elle envisage la littérature comme une rare occasion de « voir le monde à travers d’autres yeux », capable de transformer notre rapport au monde par l’émotion.
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Depuis leurs parcours intellectuels et militants respectifs, Alice Canabate et Corinne Morel-Darleux appellent à adosser les imaginaires de l’écologie aux luttes et alternatives qui se développent sur le territoire, tout en interrogeant la place des artistes dans la création de ces nouveaux récits. Discussion croisée.
En novembre 2022, lors des premières Rencontres des pensées de l’écologie à Cluny, le journaliste Hervé Kempf (Reporterre) et le philosophe Patrice Maniglier expliquaient que l’objectif d’un tel évènement est d’« aller vers l’hégémonie culturelle ». C’est la finalité des récits de l’écologie selon vous ?
Corinne Morel-Darleux : Je parlerais plus aisément de bataille culturelle, parce que parler aujourd’hui d’hégémonie me semble présomptueux. On n’y est pas du tout. Les idées portées par le milieu écologiste au sens large restent très minoritaires, à l’échelle nationale comme à l’échelle mondiale. Ça semble aussi illusoire que d’affirmer que l’on va rester sous la barre de 1,5°C de réchauffement climatique.
Alice Canabate : Mes recherches s’intéressent en partie à la bataille culturelle et à la conflictualité entre cultures dominantes et sous-cultures. Je pense que l’écologie ne doit pas viser une quelconque hégémonie car c’est justement ce contre quoi elle s’érige : une pensée dominante et une prescription unitaire. J’essaye de ne pas épouser le vocabulaire du système dont on cherche à sortir. Il est en revanche certain que l’écologie doit aujourd’hui aider à nous faire intégrer la matérialité du monde et les limites avec lesquelles il nous faut composer. En cela il y a « bataille culturelle » car des formes fortes de déni prospèrent.
« Si je faisais des fictions uniquement pour avoir de l’impact, je ne ferais pas des livres mais plutôt des jeux vidéo ou des séries Netflix… »
Corinne Morel-Darleux : Je crois que j’ai moins de pudeur que toi. Moi j’aimerais bien que l’on soit hégémonique ! Je suis tellement inquiète de la situation que la perspective d’une société dans laquelle la culture dominante serait celle de l’écologie et de la solidarité me semble désirable.
Par contre, je ne peux pas honnêtement dire que mon objectif en écrivant des livres soit de viser l’hégémonie culturelle. Si j’écris, c’est d’abord parce que ça me plaît. Si je faisais des fictions uniquement pour avoir de l’impact, je ne ferais pas des livres mais plutôt des jeux vidéo ou des séries Netflix…
Alice Canabate : Aujourd’hui, l’écologie n’est plus perçue comme une opinion. L’accélération de la crise écologique et les conséquences matérielles qui l’accompagnent (sécheresses, pénuries, chute sans pareil de la biodiversité, catastrophes climatiques) sont en train de nous indiquer le périmètre dans lequel il est encore possible d’organiser une société.
C’est notre régime de réalité qu’il faut totalement revoir. C’est-à-dire le prisme à travers lequel on perçoit et on organise le monde social. Il faut que l’élément premier qui détermine tout le reste soit l’écologie. C’est une question de survie. C’est aussi dramatique que ça.
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Corinne Morel-Darleux : Je n’ai plus de doute sur le fait que les choses vont se corser. On va au-devant de conflits d’usage sur l’eau qui vont être déchirants, ça a déjà commencé. Je pense que la bataille culturelle se joue aussi sur l’ambiance sociale, la social mood dans laquelle ces conflits vont intervenir. S’ils arrivent dans des territoires qui ont déjà des tissus sociaux forts, faits d’échanges, de solidarité, ça peut mieux se passer.
Et pour cela, on peut s’appuyer sur les initiatives qui se construisent un peu partout, comme les réseaux de ravitaillement ou les cantines solidaires, et sur les fictions qui racontent autre chose que des héros testostéronés ou des guerres à la Hunger Games ou Squid Game.
« Il existe un fossé entre les conceptions institutionnelles et les visions citoyennes des nouveaux récits »
Quel regard critique portez-vous sur certaines initiatives qui se revendiquent comme étant des nouveaux récits ?
Alice Canabate : La question des nouveaux récits a le vent en poupe et il faut veiller à ne pas tout confondre lorsqu’on l’incante. Il existe un fossé entre les conceptions institutionnelles et les visions citoyennes des nouveaux récits. Les premières s’appuient sur des scénarios d’anticipation d’un futur défini comme désirable, à partir duquel on cherche à modeler les comportements, en emportant si possible l’adhésion des citoyen·nes. C’est une approche descendante et normative, qui suppose que nous adhérerions au récit sans résistance, sur le seul motif qu’il a été formulé. Cette approche s’appuie également sur des outils de communication et de publicité, proche du storytelling, empreints de multiples écueils.
De l’autre côté, il y a des récits citoyens, plus inquiets voire désespérés, mais qui nourrissent des actions, des pratiques collectives, des « formes de vie » pour reprendre le philosophe italien Giorgio Agamben. On peut y voir là des micro-mondes en gestation qui alimentent une narration commune visant une certaine « reprise en main » dans un monde en tout point déconnecté.
Corinne Morel-Darleux : Je suis, moi aussi, parfois un peu agacée par la manière dont la question des nouveaux récits est dévoyée. On entend des discours qui supposent qu’il suffirait que chacun change son rapport au monde, lise les bons livres, aille se balader en forêt, pense comme un ruisseau, pour que tout à coup, la société soit meilleure. On revient sur une responsabilité individuelle, et donc une vision néolibérale de la société.
C’est complètement dépolitisant car ça occulte tous les rapports de force et de domination. Et ça m’énerve d’autant plus que je crois très fort à l’importance des récits et de l’imaginaire. Paradoxalement, le succès de cette thématique l’affaiblit. Il faut remettre du politique au cœur des nouveaux récits.
C’est donc une vision des nouveaux récits très concrète, tournée vers des actions et des luttes matérielles ?
Corinne Morel-Darleux : Je m’appuie sur la théorie du trépied de la transformation sociale. Il y a trois leviers qu’il faut activer si on veut espérer avoir une transformation en profondeur de la société : la bataille culturelle, la résistance – c’est-à-dire s’opposer frontalement aux grands projets ou à la destruction des terres agricoles à travers des occupations, des blocages ou des désarmements –, et les alternatives.
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Sur ce dernier point, je préfère parler d’actions préfiguratives, en référence à l’anthropologue américain David Graeber qui nous invitait à vivre dès aujourd’hui « comme si nous étions déjà libres », sans attendre une hypothétique prise de pouvoir, une révolution ou un changement des consciences. En France, c’est ce qui se passe par exemple avec l’association Longo Maï ou dans les ZAD, les tiers-lieux et les fermes collectives, qui inventent d’autres manières de s’organiser.
Alice Canabate : Ces lieux alternatifs créent de nouveaux imaginaires sociaux à partir de pratiques très concrètes. Tout part des formes de vie qui tissent une conformité entre les convictions politiques et les manières de vivre-ensemble, d’habiter, de se nourrir… C’est aussi une approche culturelle qui est souvent oubliée quand on évoque les nouveaux récits.
« On entend des discours qui supposent qu’il suffirait que chacun change son rapport au monde, lise les bons livres, aille se balader en forêt, pense comme un ruisseau, pour que tout à coup, la société soit meilleure. On revient sur une responsabilité individuelle, et donc une vision néolibérale de la société. »
Quelle place occupent les artistes dans la création et la diffusion de ces nouveaux récits ?
Alice Canabate : Les artistes sont important·es en ce qu’ils/elles œuvrent à desserrer les représentations : ils/elles nous interrogent et nous encouragent à prendre le temps du pas de côté. C’est inestimable, particulièrement face aux industries culturelles qui sont des rouleaux compresseurs qui moyennisent la culture avec des moyens gigantesques.
Corinne Morel-Darleux : Les artistes ont la place qu’on leur laisse. Il faut revenir à des choses très matérielles comme les conditions de travail, de rémunération, de statut des artistes et des auteur·ices. C’est la base pour envisager la diversité. Aujourd’hui, pour être auteur·ice, il faut être rentier·e ou sérieusement motivé·e. Ça fait un sacré tri qui nuit à la pluralité des voix et à la diversité.
Plus largement, il y a toute la question du financement. J’ai été conseillère régionale à la région Auvergne Rhône-Alpes sous Laurent Wauquiez. Il y a de quoi être inquiet·e : il y a de plus en plus d’accrocs quant à l’indépendance des institutions culturelles et des artistes. Normalement, le financement public ne donne pas de droit de regard sur la création ou la programmation mais cette règle est souvent mise à mal.
Comment faire pour créer une œuvre, toucher le public, et l’amener aux questions d’écologie, sans soumettre son art à des considérations militantes, en conservant un espace de créativité et de liberté ?
Corinne Morel-Darleux : Je suis régulièrement contactée par des artistes qui doutent énormément de la pertinence de continuer leur pratique dans un monde en train de sombrer. Ils/elles se sentent futiles, vain·es, inutiles ou non essentiel·les. Et à partir de ça, on observe une auto-pression à mettre à tout prix sa pratique artistique au service d’une cause et de messages politiques.
« Il faut le dire clairement aux artistes : vous avez le droit de créer en toute liberté, sans injonctions ni objectifs utilitaristes »
Pourtant, on n’a jamais autant eu besoin d’avoir aussi des espaces « inutiles », gratuits, simplement beaux, inattendus ou dérangeants. Quand j’ouvre un roman, je veux pouvoir m’évader, respirer à nouveau, être loin de ce monde pendant une heure. Je n’ai surtout pas besoin qu’on me glisse un tract politique à l’intérieur, comme le font certains romans à thèse. Ça ne veut pas dire que je veux que l’on me propose un monde édulcoré, sans misère ni violence, mais en matière de fiction, j’ai besoin que l’on m’emmène ailleurs. Sinon je lis des essais…
Il faut le dire clairement aux artistes : vous avez le droit de créer en toute liberté, sans injonctions ni objectifs utilitaristes. D’autant que les inquiétudes et convictions profondes des artistes transparaissent toujours dans leurs œuvres. Pas besoin donc de vouloir écrire un livre sur le dérèglement climatique ou l’effondrement de la biodiversité pour produire une œuvre écologiste.
Comment ce travail sur les imaginaires peut-il être articulé avec l’action politique ?
Alice Canabate : Il n’y a pas d’action politique sans « représentations » préalables et tout imaginaire à des secrétions idéologiques. La question est donc plutôt celle du courage collectif que nous acceptons d’avoir ou non, pour mieux comprendre notre monde et celui qui vient…
L’écologie a le potentiel pour proposer un récit commun, une forme de grand récit. Mais cela ne peut passer que par plus de modestie et par une relecture de l’histoire ; je pense aux travaux d’historien·nes comme Christophe Bonneuil, François Jarrige ou Jean-Baptiste Fressoz. Ils permettent de détricoter le fil de l’histoire et de se rendre compte que nos narrations communes, celles qui nous sont enseignées, ne correspondent pas tout à fait à la réalité : les Trente Glorieuses n’étaient pas si glorieuses, la grande « révolution » industrielle a aussi et surtout été un moment de saccage des espaces naturels.
On doit accepter que l’on s’est trompé·es, et qu’il nous faut réajuster nos modes de productions et plus largement d’organisations. Et autour de ça, il peut y avoir quelque chose d’unitaire.
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Corinne Morel-Darleux : On a vraiment besoin de récits politiques pour raconter ce qu’on fait de bien, nos victoires militantes, les territoires et communes qui ont été métamorphosées… Dans la ville de Loos-en-Gohelle par exemple (petite ville minière du Pas-de-Calais, pionnière de la transition écologique, ndlr.), le maire Jean-François Carron a nommé une personne en charge de la mise en récit des politiques publiques. Ça a permis une large diffusion de leurs actions, avec des éléments symboliques qui marquent les esprits : la plantation d’arbres fruitiers, le « concours de confitures » entre voisin·es…
Alice Canabate : Je conseille au personnel politique de se tourner avec humilité vers ce qui se passe dans nombres d’initiatives citoyennes (Villes en transition, écolieux, coopératives Longo Maï, tiers-lieux, ZAD…). Ils regorgent de pratiques et d’imaginaires, magiques, qui font déjà exister le monde de demain.
Corinne Morel-Darleux : Et du côté des militant·es, il se passe quelque chose de chouette depuis quelques années avec le retour du soin porté à l’esthétique des luttes, à travers les banderoles, les danses, les chants, les affiches… Ça fait un bien fou.