À l’approche des élections législatives anticipées, Pioche! donne la parole à des penseur·euses capables de nous aider à comprendre cette période troublée. Aujourd’hui, cap sur les pensées et luttes écoféministes avec Jeanne Burgart-Goutal, autrice de l’essai Être écoféministe (L’Échappée, 2020), du roman graphique ReSisters (Tana, 2021) et de Yoga Shalala (Tana, 2024).
« Chaque prise de conscience féministe, antiraciste, écologiste, sociale, loin de déclencher un progrès linéaire, semble suivie immédiatement d’un brutal retour de bâton. » Au printemps 2024, la philosophe Jeanne Burgart-Goutal dresse, pour un hors-série de la revue Nectart, un tableau pessimiste de l’état des luttes progressistes. En s’appuyant sur son expérience de professeure de philosophie dans les quartiers nord de Marseille et ses travaux sur les pensées écoféministes – ce courant d’idées né de l’intersection entre luttes écologistes et féministes –, elle détaille quelques obstacles à surmonter avant de parvenir à « changer nos paysages intérieurs, nos relations et nos institutions ».
Puis l’actualité intervient : une victoire écrasante du Rassemblement national aux élections européennes, la dissolution de l’Assemblée nationale et la menace de l’extrême droite à l’issue des législatives anticipées. Nous avons alors voulu échanger avec la philosophe pour comprendre comment l’écoféminisme pouvait nous accompagner dans cette période singulière.
Comment avez-vous vécu ces deux dernières semaines, depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale ?
Jeanne Burgart-Goutal : La perspective du Rassemblement national au pouvoir me fait craindre pour beaucoup de mes élèves qui sont racisé·es. Et puis il faut bien rappeler que l’extrême-droite est un danger pour les droits des femmes et pour l’environnement. On entend parfois l’argument qu’« on n’a jamais essayé » le RN. Mais dans les faits, il y a déjà des élu·es RN qui votent à à l’Assemblée nationale, et qui dirigent des villes. Dans la ville d’Orange par exemple, une des premières choses qu’a faites le maire Jacques Bompard à son arrivée en 1995, c’est de fermer une Maison Verte dans un quartier défavorisé.
Les lycées dans lesquels j’enseigne sont des lieux de diversité idéologique. Il y a des élèves dont les parents ne votent pas, des familles de gauche, des familles de droite… Je refuse donc d’adopter une posture estimant que la vérité se situe uniquement d’un seul côté, parce que je côtoie et respecte cette pluralité au quotidien. C’est exactement ce qu’on travaille dans les cours de philo : ouvrir des espaces de dialogue.
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« Ce qui me tient vraiment à cœur, ce n’est pas de convaincre tout le monde mais de rendre possible le dialogue »
Du coup, j’ai du mal à avoir une réaction unifiée et je fais des choses un peu contradictoires. Par exemple, j’ai distribué des tracts pour la première fois cette semaine, mais je ne suis pas très efficace. Parce que ce qui m’intéresse est d’écouter les gens pour essayer de comprendre ce qu’ils/elles vivent. Je m’embarque dans de longues discussions avec des électeur·ices RN ou des abstentionnistes. C’est ma curiosité de philosophe ou d’anthropologue qui prend le pas. Et je constate que ce qui me tient vraiment à cœur, ce n’est pas de convaincre tout le monde (je n’aimerais pas du tout un monde de pensée unique), mais de rendre possible le dialogue, l’écoute mutuelle respectueuse et pacifique malgré les désaccords.
J’ai pu constater la dose de souffrance, d’émotions, d’expériences douloureuses, de peur ou de traumatisme qu’il y a derrière chaque choix électoral. Je comprends de plus en plus à quel point les questions politiques se jouent aussi sur des enjeux psychologiques. Certes, il y a des arguments et des rationalisations de nos convictions mais derrière, il y a surtout des histoires et des affects.
Comment les pensées et l’histoire des luttes écoféministes peuvent-elles nous aider à comprendre et à agir dans cette période particulière ?
Jeanne Burgart-Goutal : Je n’ai pas forcément de réponse toute prête. C’est pour ça que ma manière d’agir, c’est d’enseigner le questionnement philosophique. L’écoféminisme amène surtout des clés d’analyse critique, des utopies, et des pratiques du quotidien, moins des éléments opérationnels. La dernière fois que quelqu’un·e a essayé de faire une version programmatique de l’écoféminisme, c’est Sandrine Rousseau, et elle s’est fait taper dessus de tous les côtés.
Par contre, une chose qui peut nous aider dans ces pensées, c’est la sensation qu’il n’y a pas besoin d’espoir pour avoir l’énergie d’agir. On l’observe beaucoup dans les luttes écoféministes, une détermination qui persiste même lorsqu’on ne se fait pas d’illusion sur la réussite d’un combat. Ça s’explique grâce au travail mené autour du corps, du collectif et du quotidien. Si on prend par exemple les pratiques de la militante Starhawk, il y a un travail très profond autour de la respiration, de l’émotionnel, du soin, de la création et de la pérennisation de groupes non hierarchisés, du spirituel…
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Des situations désespérantes peuvent alors être traversées sans désespoir, parce qu’il y a l’énergie tirée du sentiment d’appartenance à une communauté (sociale, humaine, mais aussi naturelle et cosmique). C’est quelque chose qui transforme le rapport au monde et à l’action d’une façon qui évite que l’aigreur prenne le pas et détermine les choix politiques.
Dans une perspective écoféministe, est-ce qu’il y a des mauvaises manières de lutter contre l’extrême droite ?
Jeanne Burgart-Goutal : L’écoféminisme permet de penser l’intersection des luttes : féminisme, écologie, antiracisme, anticapitalisme… En théorie, une perspective écoféministe critique les luttes qui séparent ces enjeux. Mais toujours avec une attention particulière au contexte culturel et géographique, et à la temporalité : à quel moment historique sommes-nous ? Avec cette question en sous-texte : est-ce le moment d’être puriste ?
On retrouve dans bon nombre de textes et de collectifs écoféministes la volonté d’éviter les divisions. Il n’y a pas cette approche de distribuer des bons et des mauvais points au sein d’un mouvement qui a intérêt à garder l’unité. Le « il faut » ou « il ne faut pas » n’est pas dans la tonalité écoféministe, à mon sens.
Cela ouvre à une pluralité de lignes idéologiques et de manières de lutter. Au début du mouvement, chez les femmes qui ont participé au campement de Greenham Common dans les années 1980 (un camp de femmes en Angleterre, luttant contre l’implantation de missiles nucléaires, ndlr), il y a une reconnaissance explicite des désaccords, notamment entre féministes essentialistes et constructivistes. Mais elles ont toujours fait passer la solidarité dans la lutte avant les dissensions internes autour de la stratégie ou de l’idéologie.
Dans votre roman graphique ReSisters (2021), écrit avec Aurore Chapon, vous vous projetez en 2030, dans un contexte d’aggravation des inégalités et de dérive autoritaire. Comment la fiction peut-elle nous orienter ?
Jeanne Burgart-Goutal : On a parfois souligné le côté anxiogène de cet ouvrage, alors que j’ai simplement eu l’impression de tirer les lignes logiques depuis la situation que l’on vivait. J’espère que l’avenir me donnera tort… Et puis à côté de cette société dystopique, le livre décrit une communauté de vie en rupture avec la société, les Resisters, qui vivent selon les idéaux écoféministes : autogestion, décroissance, partage… Lorsque le réel est dur, la fiction est un bon moyen d’imaginer autre chose et d’ouvrir de nouveaux chemins pour nos désirs.
« Lorsque le réel est dur, la fiction est un bon moyen d’ouvrir des nouveaux chemins pour nos désirs »
Il y a également une contre-armée écoféministe composée de personnes qui sont restées vivre dans le système, et qui, à leurs manières variées, opposent des formes de résistance au fonctionnement de la société devenue irrespirable. C’était une manière de mettre en avant cette posture de résistance, qui est déjà celle de toute personne écolo, féministe ou antiraciste dans le système « patriarcapitaliste » actuel, et pourrait devenir de plus en plus indispensable.
Jeanne Burgart-Goutal sera présente aux 20 ans des éditions de L’Attribut, La Bascule, aux côtés de Geneviève Azam, David Irle, Joëlle Zask ou Edwy Plenel.