En mai 2023, en plein cœur de Paris, la Gaîté Lyrique ouvrait sa Fabrique de l’époque : une toute nouvelle étape pour ce bâtiment, un chantier aux allures de manifeste. L’ambition des cinq structures porteuses : faire de la Gaîté Lyrique un lieu ouvert, un territoire où l’on se croise, une place sociale, écolo, festive, régénérative, un endroit où les pratiques se font et se défont. Tour d’horizon avec deux bâtisseuses, Juliette Donadieu et Hanieh Hadizadeh.
Après dix ans majoritairement consacrés aux cultures numériques, la Gaîté Lyrique a ouvert, il y a un an, un nouveau chapitre de son histoire. À la suite d’un appel à candidature lancé en 2022 par la Ville de Paris, c’est la réunion inédite de cinq structures qui prend le gouvernail pour les cinq années à venir : l’association culturelle Arty Farty, l’ONG internationale Singa dédiée à l’accueil et à l’inclusion de personnes issues de l’immigration, l’association de mobilisation Makesense, le média Arte et la maison d’édition Actes Sud. Le projet, intitulé la Fabrique de l’époque, entend, par la création et l’engagement, « proposer des réponses à l’urgence culturelle, sociale, démocratique et climatique ».
L’idée : que cet immense bâtiment de 10 000 m² en plein cœur du 3e arrondissement parisien devienne un « lieu régénératif ». Penser alors en écosystème, et non plus de façon individuelle. « Avec qui partager nos locaux ? Nos flux ? Quelle restauration des écosystèmes à proximité (squares, jardins) ? Comment permettre à chaque visiteur·euse de réduire son impact environnemental à l’occasion de sa visite ? Et comment écrire des pédagogies ? De nouveaux imaginaires ? » sont les questions que soulève le projet. Avec un défi, et non des moindres : faire rimer fête et sobriété, joie et radicalité.
Sur le parvis de la Gaîté Lyrique, certains lisent, d’autres jouent aux cartes, déjeunent sur le pouce, se réunissent entre collègues ou entre ami·es. À l’entrée du bâtiment, pas de files bien droites ni de portique de sécurité : la porte est ouverte, il n’y a qu’à la pousser. Flâner dans les dédales des salles d’exposition, s’installer à une table pour lire, travailler ou faire une sieste, grappiller un morceau de conférence ou d’enregistrement de podcast : les usages sont libres, à chacun de s’en emparer. Nous retrouvons Juliette Donadieu, directrice de la Gaîté Lyrique et Hanieh Hadizadeh, directrice de Singa Paris, dans une impressionnante pièce cerclée de colonnes et dorures, dont les immenses fenêtres donnent sur le square Émile Chautemps.
Aujourd’hui, les activités de la Gaîté Lyrique sont pensées et organisées par un consortium, dont vous faites toutes deux partie. Comment cette alliance est-elle née ?
L’idée « coopération versus compétition » irrigue l’ensemble du projet
Juliette Donadieu : Lors de l’appel à projet, en 2022, on s’est demandé ce qu’est une institution culturelle, quel est son rôle. On a tout de suite eu la conviction qu’une institution culturelle doit répondre à une responsabilité artistique, mais aussi sociale et écologique. Et qu’on doit pour cela avoir une approche collective.
C’est là qu’Arty Farty, qui fait partie du consortium, et particulièrement son directeur général (Vincent Carry, ndlr), nous a invité·es à réfléchir en mettant autour de la table une maison d’édition avec Actes Sud, un média avec Arte et des acteurs de la société civile avec MakeSense et Singa.
On retrouve cet ADN dans tout ce qu’on construit depuis. L’idée « coopération versus compétition » irrigue l’ensemble du projet. On a intégré les cinq partenaires dans toutes ses dimensions : la gouvernance, le bâtiment – car notre métier est d’exploiter un lieu –, et aussi dans la programmation.
Hanieh Hadizadeh : C’est ce qu’on a appelé la Fabrique de l’époque lors de l’appel à projet.
Avec la Fabrique de l’époque, vous avez exprimé l’intention de décloisonner l‘espace et les usages au sein de la Gaîté Lyrique. Qu’avez-vous accompli en ce sens, en un an ?
Juliette : Avant d’être un lieu culturel, une structure se doit d’être un lieu public. Plusieurs milliers de mètres carrés nous ont été confiés en plein cœur de Paris. Je crois qu’en un an, on a réussi à mettre en partage cette ressource qui nous est confiée.
Hanieh : Ce que j’ai trouvé intelligent comme intention avec la Fabrique de l’époque, c’était de ne pas flécher les usages et la manière dont les personnes allaient s’en emparer. Pas de dire : « ici on fait ça, ici on pense ça… c’est ça les communs, c’est ça, l’écologie ». L’idée, c’était de laisser l’espace libre pour que pour que les gens se l’approprient. Au quotidien, on voit des personnes qui télétravaillent, d’autres qui jouent aux cartes ou se reposent…
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On a aussi des personnes en grande précarité qui viennent simplement s’asseoir au chaud ou bénéficier des distributions alimentaires, il n’y a plus beaucoup d’espaces de gratuité totale dans une grande ville comme Paris. Et ça fonctionne, ces publics se côtoient.
S’il y avait un mot-clé pour définir vos pratiques et vos ambitions, vos espoirs en termes d’évolution des usages à la Gaîté Lyrique, quel serait-il ?
Juliette : Il y a un mot qui revient souvent dans nos discussions, c’est la douceur : il y a une douceur dans cet espace qui vit avec des temporalités différentes. La Gaîté du matin n’est pas la même que celle de l’après-midi, elle se transforme le soir avec de l’événementiel, des concerts, des conférences en même temps. Et ça va être tout l’enjeu pour la suite, garder cette douceur vis-à-vis des usages qu’on ne maîtrise pas ou qu’on accompagne sans vouloir les chapeauter.
Il y a un mot qui revient souvent dans nos discussions, c’est la douceur
Hanieh : Il y a aussi quelque chose qui se joue dans le rapport à la gestion de risque qui est de l’ordre de la confiance. Dans les métiers de l’accueil du public, dans les lieux culturels, on limite beaucoup de choses sans se poser de questions, par principe. Pourquoi a-t-on mis un panneau interdit ici ? Pourquoi la circulation est-elle fléchée dans tel sens ? Les gens courent-ils vraiment un risque en se mettant à tel endroit ?
Juliette : On mène une grande réflexion sur comment sortir des logiques de contrôle dans nos métiers. On se libère de ça en se faisant confiance, tout en assurant la sécurité à la fois des travailleur·euses et des publics, ce qui est notre métier. Au bout d’un an et demi, on voit que ce qui relevait de mots et de valeurs est devenu assez systématique pour l’ensemble des équipes.
Pour aller plus loin sur la question de l’espace, qui est centrale dans votre approche, vous exprimez la volonté de penser la Gaîté Lyrique comme un établissement régénératif. Que mettez vous derrière ces termes ?
Juliette : La Gaîté Lyrique était déjà très avancée – et chacun des membres du consortium aussi –, sur les questions d’écologie et de bilan carbone. Mais en se réunissant, on en est arrivé·es à ce dire que réduire nos impacts négatifs n’est plus suffisant, il faut aller beaucoup plus loin.
Aller vers un lieu régénératif, c’est aborder le projet dans son ensemble
Aller vers un lieu régénératif, c’est aborder notre projet, notre bâtiment, mais aussi notre quartier et le secteur culturel dans son ensemble, avec la volonté d’avoir un impact positif. Comment réduire au seuil incompressible notre impact négatif ? Comment et à quoi on renonce, à certains endroits, individuellement et collectivement ? Et comment on participe d’une régénération pour remettre le vivant humain et non-humain à tous les endroits de nos processus de décision ? Pour moi c’est ça, aller vers un lieu régénératif.
Hanieh : J’aime bien me dire que de toute façon, un bâtiment de cette taille-là, en plein cœur de Paris, c’est déjà une aberration, on produit déjà des externalités négatives. On aura beau mettre des éco-cups et éteindre toutes les lumières, on produit et on consomme trop pour le monde qui nous attend.
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Alors la seule manière d’avoir un vrai impact positif, c’est de penser au-delà de la réduction du bilan carbone, aller sur le terrain de la transformation des usages. Parmi les idées, il y a celle de proposer de l’hébergement temporaire pour personnes à la rue, en partenariat avec J’accueille et les Bureaux du cœur : il y a des salles qui pourraient avoir un double usage, il y a des douches dans les loges…
Juliette : On est aujourd’hui en discussion pour accueillir les personnes à la rue. C’est une bataille de fond, on ne pourra pas accueillir des dizaines de personnes, mais si tout le lieu culturel s’y met, ça change un peu la donne.
Un autre axe du lieu régénératif, c’est le vivant : on est très imbriqué, très urbain, mais quand on lève un peu la tête, on voit qu’il y a un superbe square en face de nous : comment l’investit-on collectivement avec le quartier, comment met-on en valeur sa biodiversité, que fait-on pour l’augmenter ? Comment accompagne-t-on cet espace, avec la Ville, avec les jardiniers, pour qu’il soit partagé par tous·tes ? Le défi, c’est de se reconnecter au vivant non humain, dont on est matériellement coupé·es.
Comment fait-on pour que les différents publics qui se croisent ici fassent un peu plus que se croiser, pour que ceux qui venaient pour une activité en découvrent peut-être une autre ?
Juliette : Ça se passe tous les jours ! Mais il faut accepter que ça prenne du temps. On invite, on fait en sorte que les gens se sentent bien. Il y a d’abord la nécessité de remplir des besoins pour les personnes en précarité, avec les distributions alimentaires qu’on accueille par exemple. Et progressivement, on propose un atelier artistique tout en ayant bien pensé la logistique. Ces interstices, ils se construisent avec le temps et nécessitent de s’adresser aux personnes, de répondre à leurs besoins, partir de là pour construire la relation plutôt que d’être dans des envies théoriques.
Hanieh : Et à l’autre bout de la chaîne, on a la personne qui vient consommer son concert à la Gaîté Lyrique, qui ne sait absolument pas ce qu’il s’y passe. Elle a l’habitude de faire la queue, prendre sa bière, profiter du concert et repartir. Peut-être qu’elle va passer en montant les étages par une conférence et y rester un peu, apprendre des choses et avoir envie de revenir. Peut-être qu’elle regardera l’agenda avec une nouvelle curiosité la prochaine fois.
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Je pense qu’il faut aussi casser cette dichotomie entre des bénéficiaires, des gens à qui il faudrait apporter la lumière, les savoirs, le progressisme… et d’autres qui détiendraient le savoir, qui ont la culture et les codes suffisants pour être celles et ceux qui tiennent le micro, faire confiance aux gens dans les deux sens.
Juliette : C’est une volonté vraiment importante que tu pointes, cette notion de casser les hiérarchies présentes consciemment ou inconsciemment dans les institutions culturelles. On y travaille à toutes les échelles : la communication, la programmation… Pour nous, c’est se dire qu’on apporte le même soin aux personnes qui viennent pour une distribution alimentaire qu’à celles qui paient des dizaines de milliers d’euros pour un événement privatisé. Ça a l’air évident, mais ça implique de repenser tout l’organigramme et les pratiques intégrées. Et ce n’est que le début, on verra où on en sera en 2027 !
Justement, où vous voyez-vous, que projetez-vous d’ici 2027 ?
Juliette : On a des objectifs de programmation, des objectifs de fréquentation, comme tout lieu culturel. Il y a aussi du chemin à parcourir, des choses à inventer sur la manière d’occuper les lieux, et on se questionne aussi sur comment on partage tout cela, hors les murs, avec d’autres partenaires culturels, avec d’autres lieux à l’échelle de la France, à l’échelle européenne.
Dans une époque où il y a du resserrement, on essaie de faire se rencontrer différentes bulles
Après un an d’ouverture, on est à un moment où il y a à la fois une forme de fierté d’avoir accompli tout ça, de voir comment on a fait pivoter le lieu au quotidien. On est aussi et surtout rassuré·es de voir que ce n’étaient pas que des mots, qu’on y parvient. Les briques sont là. Maintenant, il faut qu’on bâtisse et qu’on affine.
Hanieh : C’est important aussi qu’on documente nos avancées, peut-être même de former, dans nos rêves les plus fous, d’autres lieux à lever eux aussi certaines cloisons, à s’emparer du mot « régénératif ». Ce chemin-là, il est passionnant à vivre. En un an, des belles choses se passent à tous les étages, par les incubateurs, les résidences d’artistes, on voit plein de choses éclore aussi. Dans une époque où il y a du resserrement, on essaie de faire se rencontrer différentes bulles.
Juliette : On aime bien dire on s’empare de l’époque et des sujets qui peuvent être complexes, assez sensibles, mais avec notre gaîté, en dansant. On y croit, c’est compatible et ici, on en a des preuves au quotidien.
La Gaîté Lyrique est ouverte du mardi au vendredi de 9h à 22h et samedi-dimanche de 11h à 19h. Plus d’infos sur le site de la Gaîté Lyrique.