Si le terme « tiers-lieux » est partout, jusqu’à avoir conquis les politiques publiques, le sociologue Antoine Burret fait un détour pour rappeler « l’histoire, l’identité, la force » d’un concept profondément émancipateur. Car ici comme ailleurs, les tiers-lieux ont d’abord été ces lieux de dialogue et de rencontres informelles, ancrés dans une géographie du quotidien.
Cet entretien a été réalisé dans le cadre du PAM Fest organisé par l’agence Ancoats au tiers-lieu Le Sample, à Bagnolet, mi-octobre. Ce festival d’idées explore la place de la culture dans les tiers-lieux, et celle des tiers-lieux culturels dans leurs territoires.
C’est d’abord par le monde des fablabs, des hackerspaces, des biohackerspaces et des coworking, étudié pour sa thèse, en 2017, que le sociologue Antoine Burret a abordé le monde des tiers-lieux. « Il n’y en avait pas énormément en France alors j’ai pu aller directement voir ceux qui existaient. Les voir et surtout travailler directement avec eux […]. À ce moment, le terrain était quasi vierge, personne ne savait exactement ce que voulait dire le mot “tiers-lieu”. Mon objectif était que les tiers-lieux deviennent un vrai sujet dans l’espace public. »
Mi-octobre, notre chercheur devenu spécialiste des tiers-lieux était au PAM Festival, festival organisé par l’agence Ancoats à Bagnolet, pour présenter son ouvrage Nos tiers-lieux. Défendre les lieux de sociabilité du quotidien, tout juste publié aux éditions FYP. Dans ce dernier travail, il replace le « moment tiers-lieux » français dans une histoire plus longue et dans une perspective mondiale, souvent oubliées, qui ont comme point comme la sociabilité.
Qu’est-ce qui a changé depuis la publication de ta thèse en 2017 dans le paysage des tiers-lieux ?
À mon avis, avec cette focale sur l’entrepreneuriat, nous sommes en train de passer à côté des tiers-lieux
Antoine Burret : Avec le mouvement des gilets jaunes et la crise sanitaire, les termes ont un peu changé, mais les centaines de millions d’euros qui ont été investis par le gouvernement dans le secteur sont principalement orientés vers les questions de créations d’activité. Pourtant, si l’on regarde de près le fonctionnement des programmes publics qui ont été mis en place, on s’aperçoit que nous sommes face à un afflux difficilement gérable. N’importe quoi se revendique tiers-lieux pour obtenir des financements, les structures sont ultra fragiles. Elles ne survivent qu’avec des emplois précaires et quasiment personne n’a de visibilité pour l’année à venir. J’appelle ça des « incubateurs de précarité ». À mon avis, avec cette focale sur la création d’activité et l’entrepreneuriat, nous sommes en train de passer à côté des tiers-lieux.
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Quelle est ta trajectoire dans le monde des tiers-lieux ?
J’ai grandi dans un tiers-lieu situé dans une petite ville ouvrière de l’est de la France, Oyonnax. Mes parents tenaient un bistrot qui s’appelait « la brioche », peut-être en rapport au mot que l’on attribue à Marie-Antoinette en 1789 : « Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la brioche ! ». Alors pour ainsi dire, j’ai toujours vécu dans les tiers-lieux et c’est tout naturellement que j’ai décidé de les étudier pour ma thèse de sociologie. Nous sommes au début des années 2010 et à ce moment-là, je m’intéresse surtout aux nouveaux types de tiers-lieux qui commencent à apparaître en lien avec la démocratisation des technologies numériques comme les fablabs, les makerspaces et hackerspaces, et l’émergence de collectifs de personnes intéressées par un apprentissage commun de technologies numériques (imprimantes 3D, logiciels libres…).
Ailleurs qu’en France, comment résonne ce concept ? Considères-tu un universalisme de l’approche ou au contraire une exception culturelle française ?
Le mot a été formulé aux États-Unis dans les années 1980. L’idée était de créer un mot pour en faire une arme rhétorique que les habitant·es puissent utiliser pour revendiquer auprès des élus et des aménageurs le droit d’avoir des lieux pour se rassembler quotidiennement. Pour cette revendication, le modèle de référence était les lieux de sociabilité de la culture européenne : le café, le bistrot ou le pub. Ainsi, aux États-Unis et dans la plupart des pays où le terme est employé, c’est pour faire référence à ce type de lieu.
Il y a autant de tiers-lieux que de cultures
Mais je suis intervenu dans plusieurs pays dans lesquels on s’aperçoit très vite que les habitant·es s’approprient rarement ces tiers-lieux là car ils coûtent cher. Par exemple, en Égypte ou à Cuba, les tiers-lieux sont ailleurs, dans la rue, sur les trottoirs ou sur les corniches. En fait, il y a autant de tiers-lieux que de cultures. Celle ou celui qui s’intéresse au sujet des tiers-lieux à tout intérêt à aller débusquer ce que sont les tiers-lieux caribéens ou africains, ce qu’ils sont et ce qui s’y fait. C’est cette diversité-là qui rend le domaine important.
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De ce point de vue, avec cette analyse de l’évolution en France du paysage des tiers-lieux, comment le concept de tiers-lieu a-t-il été reformulé ?
Le bon côté de ladite politique publique des tiers-lieux, c’est que le terme est maintenant entré dans le vocabulaire. On l’entend régulièrement dans les médias, on peut en parler en famille, il est même entré dans le dictionnaire. Le sujet est là sur la table, à nous de nous en saisir. En revanche, les dictionnaires en donnent une définition parfaitement en décalage avec le reste du monde. Le Robert par exemple le définit comme un « espace physique hybride (bâtiment, local, etc.) destiné à être utilisé par des professionnels indépendants, des associatifs, des bénévoles, etc., afin qu’ils puissent y élaborer des projets collectifs, échanger leurs expériences, transmettre leur savoir-faire. »
Ce qui surprend ici, c’est que l’on reprend juste les arguments du gouvernement sans s’intéresser à la véracité du concept. Dans le monde entier, le tiers-lieu c’est simplement le lieu où l’on rencontre ses ami·es ou sa communauté au quotidien. Un lieu banal, pas forcément spectaculaire, mais qui fait partie intégrante de notre vie sociale. Cafés, bistrots, coiffeurs, commerces de proximité, halls d’immeubles, places publiques, lieux de culture, bibliothèques, friches, squats, centres sociaux, MJC, hackerspaces. Des lieux simples mais essentiels.
Je crois qu’il faut remettre de l’attention sur les tiers-lieux, tous les tiers-lieux. C’est là qu’on peut discuter en face à face, s’engueuler même, mais surtout continuer à vivre ensemble dans cette période de haute tension.
Je crois qu’il faut remettre de l’attention sur les tiers-lieux, tous les tiers-lieux
D’ailleurs, emploie-t-on le terme tiers-lieu ?
Dans les milieux universitaires ou bien dans certains secteurs économiques, oui, largement. Mais on ne peut pas dire que le mot soit connu partout. La plupart du temps je suis obligé de faire un effort de traduction d’un contexte à un autre. Mais une fois le terme connu, il est tout de suite poussé, repris et travaillé. Il comble un vide sémantique important car il désigne quelque chose que tout le monde connaît, qui est vieux comme l’humanité et pour lequel nous n’avions pas de terme adéquat.
On voit aussi que, quand il est connu, le mot est souvent associé à Starbucks ou à la console Sony de Playstation parce que ces entreprises en ont fait leur slogan. Les magasins Starbucks voulaient devenir les tiers-lieux d’Amérique du Nord mais se sont progressivement rétractés, car le rôle était trop lourd à porter dans l’espace public. Avoir le rôle de tiers-lieu, c’est assumer une présence politique et de solidarité que les entreprises commerciales ne veulent pas forcément.
Pour Oldenburg – qui a inventé le mot « tiers-lieux » dans son ouvrage The Great Good Place en 1989 –, la France était le modèle à suivre du fait de l’importance qu’y ont les cafés et les bistrots dans la vie des habitant·es. Alors ce n’est pas anodin si le mot tiers-lieux connaît un tel succès ici aujourd’hui. Mais il faut lui redonner son sens premier, celui d’un lieu de sociabilité. C’est simple, c’est beau et essentiel de nos jours.
Quels sont les grands partis pris de ton ouvrage qui sort chez FYP Éditions à l’automne ?
Il faut savoir reprendre nos mots et ne pas sous-estimer la bataille du vocabulaire
Mon premier objectif est de donner les arguments et les connaissances pour se ressaisir du mot. Ne pas le laisser devenir un mot fourre-tout qui se déplace et se vide de sens au gré des agendas et des discours marketing. Le mot tiers-lieu a une histoire, une identité, une force. Il a été créé pour les habitant·es, pour qu’ils revendiquent un droit sur leurs lieux de sociabilité. Il faut savoir s’en saisir, reprendre nos mots et ne pas sous-estimer la bataille du vocabulaire.
Mon second objectif est de montrer le rôle et l’importance des tiers-lieux dans l’histoire. Il ne s’agit pas uniquement d’aller chercher dans l’histoire européenne et les cafés – même si c’est central. Mais il s’agit d’aller chercher ailleurs, par exemple les barbershop pendant le mouvement des droits civiques dans les années 60 aux États-Unis. Affirmer le rôle politique des tiers-lieux est essentiel pour comprendre pourquoi ils connaissent depuis toujours de fortes tensions avec les autorités publiques. Depuis les cabarets mésopotamiens que les royaumes taxait de lieux de prostitutions et de repère de brigand pour en dégrader l’image publique, jusqu’aux contrôles des cafés dans de nombreux régimes en passant par les fermetures intempestives des lieux des communautés LGBTQ+ dans certains pays, la relation entre tiers-lieux et monde politique a toujours été tumultueuse.
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Mon dernier objectif, lié aux précédents, est de mettre la lumière sur tous les tiers-lieux, sur ce qu’ils apportent, mais aussi sur les tensions, les dangers et les menaces qu’ils rencontrent. Rappeler pourquoi ils sont essentiels à notre vie quotidienne et comment on peut s’en saisir, se reparler pour éviter de tous·tes se taper dessus. J’évoque pour cela le besoin d’un droit au tiers-lieu, c’est-à-dire la garantie pour toute personne de pouvoir accéder, créer ou préserver un lieu de sociabilité informel afin de se réunir librement avec ses ami·es et ses communautés.
Le droit au tiers-lieu, c’est la garantie pour toute personne de pouvoir accéder, créer ou préserver un lieu de sociabilité informel
Comment ces initiatives se reflètent aujourd’hui dans le mouvement tiers-lieux en France ? Quels principaux apprentissages en tires-tu ?
Je ne crois pas qu’il existe un mouvement des tiers-lieux en France. Il y a, c’est certain, des lieux qui veulent être des tiers-lieux, mais qui peinent à être pleinement reconnus comme tel par les habitant·es. Ce que je vois surtout, c’est une envie, un désir de tiers-lieu de la part du plus grand nombre. S’il devait exister un mouvement des tiers-lieux, il devrait désigner tous les tiers-lieux, pas uniquement ceux reconnus par les institutions pour leur potentiel de création d’activité. Et ce mouvement ne pourrait venir que de celles et ceux qui les habitent.
Ce mouvement des tiers-lieux là, je le vois par exemple en miroir du mouvement des places des années 2010, lorsque dans de nombreux pays, les places publiques étaient occupées comme lieux symboliques de rassemblement et de protestation. Un mouvement des tiers-lieux, cela voudrait dire que partout, des habitant·es se saisissent de leur tiers-lieux, peu importe la forme qu’il prend, pour se réunir, discuter et agir sur les questionnements qui les traversent.
Se procurer le livre d’Antoine Burret, Nos tiers-lieux. Défendre les lieux de sociabilité du quotidien, publié le 17 novembre aux éditions FYP.