Vous avez dit transitoire ? Depuis dix ans, Soukmachines se promène dans les bâtiments inoccupés du Grand Paris pour les mettre à disposition d’artistes et d’associations dépassé·es par la flambée de l’immobilier. Des espaces de vie, de création et de fête qui se nichent pour quelques mois dans les interstices laissées par la ville qui se transforme. À mi-chemin entre le squat et l’institution culturelle, cet « urbanisme transitoire » gagne peu à peu la confiance des pouvoirs publics pour transformer en profondeur les territoires qui l’accueillent.
Cet article est né dans le cadre du festival d’idées PAM Fest organisé par l’agence Ancoats au Sample (Bagnolet). Les participant·es étaient invité·es à une visite de trois tiers-lieux de Seine-Saint-Denis – Artagon à Patin, la Recyclerie de La Noue à Bagnolet et le Préavie au Pré-Saint-Gervais – à la découverte de ces lieux hybrides, de leur relation aux territoires et de leurs habitant·es.
Une ancienne usine de salaison, un grand hangar et des chambres froides au sous-sol. Le bâtiment récupéré par l’association Soukmachines en janvier 2019 au Pré-Saint-Gervais n’a alors rien de très gai. Pourtant, lorsqu’on s’y promène plus de quatre ans plus tard, un mercredi pluvieux du mois d’octobre, on se surprend à qualifier le lieu de chaleureux, convivial et même d’inspirant.
Au rez-de chaussée, la grande halle a été renommée « Labo » et accueille des ateliers de construction. Menuisier·es, scénographes, architectes, décorateur·ices, ébénistes se sont partagé l’espace en montant des cloisons, entre lesquelles on travaille le bois, le métal, on crée des installations, des meubles ou des décors. Les murs couverts de panneaux improvisés – « ne rien entreposer ici », « récupération de matériaux », « ne fermer cette porte qu’en cas de pluie » – laissent imaginer une organisation chaotique mais bel et bien fonctionnelle.
Au sous-sol, les anciennes chambres froides sont rendues presque accueillantes par les couturier·es, réparateur·ices de vélos ou studios de musique qui s’y sont installé·es. « L’avantage c’est que c’est bien isolé, et puis on perd un peu la notion du temps ici » décrit une céramiste, parcourant du regard les murs blancs sans fenêtres de l’ancien frigo. Quant aux plasticien·nes, ils/elles ont investi les étages supérieurs pour profiter de la lumière naturelle, aux côtés des bureaux d’associations ou de structures culturelles.
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Squat légal
Au total, ce sont 7 000 m2 de bâtiments qui ont été transformés en espaces de travail, de vie et de création artistique. Le temps des carcasses pendues au plafond semble bien loin. Moins cher qu’une entreprise de gardiennage, les propriétaires du bâtiment ont fait confiance à Soukmachines pour l’occuper et le valoriser en attendant la destruction du squat, la paperasse en plus.
« Si ça ne tenait qu’à moi, je l’aurais aussi classé au patrimoine ce bâtiment, il est magnifique » s’enthousiasme Yoann-Till Dimet, fondateur et directeur artistique de Soukmachines, évoquant sans le nommer le Pavillon du Docteur Pierre, une ancienne usine de dentifrice classée au patrimoine historique de Nanterre, premier bâtiment occupé par l’association en 2015.
Après s’être fait connaître sur la capitale dès 2005 en organisant des fêtes mémorables dans des lieux atypiques, Soukmachines est devenue, près de vingt ans plus tard, une championne de l’« urbanisme transitoire ». Elle a particulièrement marqué les esprits du Nord-Est parisien avec la Halle Papin de Pantin, et l’occupation des Tours Mercuriales de Bagnolet, offrant à chaque fois des lieux de résidence à bas prix qui permettent de faire face à la flambée de l’immobilier et à la précarisation des jeunes artistes.
Il y a plus de 2 000 personnes inscrites sur nos listes d’attentes, on est contacté tous les jours sans exception
« Il y a plus de 2 000 personnes inscrites sur nos listes d’attente, on est contacté tous les jours sans exception » raconte Anne-Sophie Levet, directrice adjointe de Soukmachines. « Il nous faudrait 70 000 m2 pour accueillir tout le monde ».
« Occupation chronométrée, création démesurée »
Les occupations temporaires remplissent aussi une partie des rôles qui étaient jusqu’ici l’apanage des squats : offrir des lieux de création et d’exposition peu institutionnalisés, et des espaces de convivialité qui mettent à distance le spectre de la ville-dortoir. Les résident·es du Préavie sont ainsi principalement choisi·es pour leur ancrage dans le nord-est de Paris, et une guinguette accueille les Gervaisien·es dans la cour du bâtiment pendant les beaux jours.
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Mais même si l’occupation est institutionnalisée, une forme de précarité demeure. « Ça fait deux ans que la procédure de destruction est bloquée par des recours d’habitant·es, on est reconduits tous les trois mois, on n’a aucune visibilité au-delà » explique Yoann-Till Dimet. Une situation intenable pour certains résident·es qui ont quitté le carrelage blanc et les néons du Préavie pour fuir une incertitude incompatible avec des projets professionnels de long terme. « L’urbanisme transitoire reste un sport de combat » plaisante le fondateur du collectif.
L’urbanisme transitoire reste un sport de combat
Souk long terme
Cet été, l’horizon de Soukmachines s’est dégagé avec l’ouverture de deux nouveaux lieux au nord du Grand Paris. Les studios de cinéma L’éclair à Épinay-sur-Seine et les anciens locaux d’Orange à Gennevilliers seront dédiés aux artistes et au public pour respectivement 6 et 10 ans… minimum. « Nouvelle dimension, nouveaux défis » suggère Yoann-Till Dimet. Car sans l’épée de Damoclès de l’expulsion, ces projets pourront véritablement s’enraciner dans leurs territoires, mettant le transitoire de côté pour devenir de véritables institutions culturelles à même de transformer la ville.