Peut-on être féministe et prof de yoga ? Méditer et se battre pour la planète ? À l’heure où les pratiques de bien-être sont régulièrement accusées d’être individualistes, une réflexion s’ouvre sur la place apportée à la santé mentale, au corps et aux émotions dans les luttes sociales, féministes ou écologiques. Rencontre avec Camille Teste, autrice de Politiser le bien-être, à l’occasion de sa venue au 2030 festival de Montpellier, du 26 juin au 2 juillet 2023.
« Tu es vraiment passée de journaliste à prof de yoga ? ». Camille Teste ne compte plus les interlocuteur·rices ébahi·es face à son parcours de vie singulier. Malgré sa récente installation dans un petit village d’Île-de-France et une reconversion professionnelle, elle refuse d’opposer ses études à Sciences Po et son militantisme féministe à sa « nouvelle vie » dédiée aux pratiques de bien-être. « Pour moi c’est quasiment le même métier », explique-t-elle. « Ce sont deux manières de proposer aux gens des pistes de solutions qui améliorent leur vie, améliorent le monde. »
Avec Politiser le bien-être, publié ce printemps aux éditions Binge Audio, Camille Teste propose un essai clair et percutant pour réconcilier « deux mondes qui ne se parlent pas ». D’un côté, le monde du bien-être, véritable poule aux œufs d’or capitaliste, embourbé dans les injonctions à devenir « la meilleure version de soi-même » et les diktats du corps parfait. De l’autre, le monde militant et politique qui valorise les nuits sacrifiées au service de l’engagement, préfère la rationalité froide aux émotions et rabaisse le corps au rang du vulgaire. Double impasse.
Parce que sans surprise le racisme, le sexisme ou les rapports de classes ne s’arrêtent pas à la porte du studio de Pilates
L’autrice refuse alors de « jeter le bien-être avec l’eau du bain ». Au contraire, à travers la sociologie, les théories féministes et intersectionnelles, elle invite les ostéopathes, les masseur·euses, les profs de yoga et autres professionnel·les du bien-être à prendre en compte les mécanismes de domination qui affectent les individus dans leur chair. « Parce que sans surprise le racisme, le sexisme ou les rapports de classes ne s’arrêtent pas à la porte du studio de Pilates » résume-t-elle.
Elle interpelle aussi les militant·es, en les exhortant à replacer la question du corps, du bien-être et des émotions au centre des luttes progressistes. Avec comme ambition de « hacker le bien-être » pour en faire un outil d’émancipation individuelle et collective. En bref, une proposition-miroir : s’intéresser aux injustices sociales pour agir sur le corps, s’intéresser au corps pour agir sur les injustices sociales.
Pourquoi vouloir réconcilier le monde du bien-être avec les luttes pour la justice sociale, l’écologie ou le féminisme ?
Camille Teste : Ce livre est né d’un décalage personnel. Depuis petite, j’ai toujours été intéressée par la question du corps et du bien-être, mais lorsque je suis devenue journaliste, j’ai senti autour de moi une indifférence générale, voire du mépris pour ce sujet. Maltraiter son corps était même plutôt bien vu.
Je veux montrer qu’un bien-être révolutionnaire est possible
Et à l’inverse, dans les milieux du bien-être, je me suis heurtée à beaucoup de réticences lorsque je parlais de féminisme ou des questions sociales qui me tiennent à cœur. Il y a cette idée ancrée que les espaces de bien-être doivent rester hors du temps, hors du quotidien et de la société. Mais on sait bien que la politique est partout, et qu’en choisissant de l’ignorer on favorise les dominations.
Avec ce livre, je veux montrer qu’un bien-être révolutionnaire est possible. Cela passe par des pratiques qui aident les individus à être plus autonomes, qui libèrent des injonctions à être toujours plus mince, à rester jeune ou à être toujours plus efficace au travail. Le bien-être peut aussi nourrir les luttes, en invitant chacun·e à repérer en soi, dans son expérience intime, le poids des structures sociales.
À lire aussi : « Il est normal de flipper face à la catastrophe écologique, c’est l’inverse qui est inquiétant »
Quels rôles peuvent jouer les pratiques de bien-être dans les luttes progressistes ?
Camille Teste : Le militantisme reste encore empreint d’une culture productiviste et virile. D’abord, il y a cette idée que les combats sont tellement importants qu’il faut toujours être efficace au maximum. Il n’y a pas de temps à perdre pour autre chose. Et puis on demande aux militant·es de se couper de toute forme de vulnérabilité, de ne pas penser leurs douleurs, de se plonger corps et âme dans la lutte. Plusieurs chercheur·euses ont montré que le militantisme est même parfois une façon d’affirmer sa virilité.
On se bat pour se débarrasser des injonctions libérales et patriarcales, mais nos façons de lutter restent ancrées dans ces logiques-là
Ça nous met face à un grand paradoxe, parce qu’on se bat pour se débarrasser des injonctions libérales et patriarcales mais nos façons de lutter restent ancrées dans ces logiques-là. Être militant·e, dans les faits, c’est souvent faire face à la précarité, aux échecs successifs, à des conséquences sur nos emplois ou sur notre vie de famille. C’est très épuisant. Des militantes féministes ont d’ailleurs théorisé le terme de burn-out militant.
À partir de là, le bien-être peut proposer de la douceur, du repos et de la bienveillance pour accompagner les combats, les rendre plus sains, et aider à tenir dans la durée. Par exemple, depuis les années 1980, des éco-féministes comme Starhawk ont intégré des pratiques assez spirituelles dans leurs luttes. Ces rituels ne permettent pas directement de remporter des combats politiques, mais ils ont vocation à faire sentir la force du collectif et à exprimer les douleurs intimes qui naissent dans l’engagement.
Dans le livre, tu proposes de partir des pratiques de bien-être pour « décoloniser nos corps ». Qu’est-ce que tu entends par là ?
Camille Teste : Je me suis inspirée des milieux de la décroissance qui appellent à « décoloniser les imaginaires » pour nous débarrasser de tous les discours, les histoires et les croyances qui empêchent de penser un monde différent. Je pense que pour aller au bout de ce travail, il faut prendre en compte le corps.
Pour changer de société, il faut réapprendre à nos corps à fonctionner autrement
Depuis tout·es petit·es, nos corps intègrent un certain nombre de réflexes qui ne sont pas naturels. L’école est un très bon exemple : on se lève très tôt, on reste assis longtemps, la parole est contrôlée etc. Nos corps sont profondément disciplinés pour travailler et on ne se valorise plus que dans l’agir, dans l’interaction. Au point que lorsqu’on passe une semaine à se reposer sans être productif·ves, on se sent mal dans sa peau.
Donc pour changer de société, il faut réapprendre à nos corps à fonctionner autrement. Réapprendre la lenteur. Découvrir le plaisir ailleurs que dans la consommation. C’est ce que j’essaye de transmettre dans mes retraites et mes cours de yoga. Cela passe par des longues marches silencieuses ou des pratiques d’exploration où on fait plein de choses un peu absurdes avec nos corps, comme quand on était enfant, pour se le réapproprier loin du regard des autres.
À lire aussi : Blocage de l’AG de TotalÉnergies : « Le contraste entre la danse et les gaz est flagrant »
Pourquoi intégrer la question du corps et des émotions dans les sujets politiques et écologiques ?
Camille Teste : Dès que tu te reconnectes avec ton corps, tu te reconnectes aussi à tes sensations, à tes émotions et à une forme de vulnérabilité qui permet d’avoir des relations profondes avec les autres. C’est très libérateur de laisser de la place pour l’imperfection, pour le silence. Mais surtout, je suis convaincue que si nous étions tous·tes attentif·ves au corps des autres, et particulièrement à ceux qui s’abîment au travail, les réalités sociales seraient très différentes.
Sur la question écologique, le philosophe Baptiste Morizot montre qu’en se coupant du lien sensible avec la nature et le vivant, on se prive de tout un tas de relations et de plaisirs simples et enrichissants : écouter les bruits des oiseaux, savoir les reconnaître, communiquer avec les animaux, etc. Autant de sensations qui réduiraient la tentation de dominer la nature, et permettraient d’habiter le monde différemment.
Dans le cadre du 2030 Festival de Montpellier, Camille Teste sera présente au tiers-lieu La Carmagnole le lundi 26 juin prochain à partir de 19h30. Au programme : une discussion collective animée par la librairie Fiers de Lettres sur les liens entre bien-être personnel et lutte pour la planète, entre santé mentale et engagement politique. Entrée libre. Plus d’informations sur le site du 2030 Festival.