Tous les étés, nombreux·ses sont les DJs à enchaîner trois vols dans la même nuit et au moins le double de trajets en voiture pour jouer dans les clubs du monde entier. Si le booking impose de jongler entre les dates, une poignée d’artistes et d’acteur·ices de la scène ont choisi de ralentir pour mettre en place des tournées plus responsables.
À l’occasion de leur venue au club parisien Virage, on a ouvert le sujet avec les DJs Louisahhh, La Fraicheur, Maelstrom et Michel D. À leur côté, la journaliste du (feu) magazine spécialisé Trax Lolita Mang, l’adjoint à la vie nocturne à la Mairie de Paris Frédéric Hocquard, et le président de l’association Technopol Tommy Vaudecrane. Une rencontre animée par Pioche!.
On a tous·tes en tête le mythe du DJ qui se produit dans des festivals géants et qui fait des allers-retours dans les clubs des capitales avec son flycase à l’aéroport. Mais ce mythe se confronte aujourd’hui à l’exigence de sobriété (comme l’explique bien Samuel Valensi dans cet article chez Bon Pote, ndlr.). Alors comment adapter sa pratique de DJ à ces enjeux et imaginer le DJ du monde d’après ?
Louisahhh : Déjà si nous sommes là ce soir, c’est que nous nous questionnons tous·tes sur l’impact qu’on peut avoir sur le climat, dans nos pratiques et dans les messages qu’on véhicule. C’est important d’en parler entre nous et à notre public parce que l’industrie musicale se base beaucoup sur les réseaux sociaux. Et à travers eux, on peut montrer l’exemple, avancer ensemble et créer de nouveaux systèmes de valeurs.
La Fraîcheur : Pour venir ici, j’ai fait Barcelone-Paris en train. Ça a été sept heures de train pour limiter au maximum l’empreinte de mon métier de DJ. Mais j’essaye de communiquer là-dessus, pour déstigmatiser le train, casser l’idée que ce n’est pas « glamour ». Dans le train, je peux faire de la musique, dormir, lire, me reposer… au lieu de faire la queue dans un aéroport. Personnellement, je ne considère pas que mon succès dépend du nombre d’avions que je prends par semaine. Mon succès dépend de la qualité de la prestation que j’offre aux danseurs et aux danseuses sur place. Créer un moment de communion. C’est ça mon succès.
Louisahhh : Je suis convaincu que la responsabilité individuelle des artistes est importante, mais ça reste une goutte d’eau dans l’océan face à l’industrie de la musique, basée sur la consommation de masse, l’hyper-commercialisation et le capitalisme. Cela ressemble souvent à une surenchère permanente. Mais on peut tout de même changer nos modes de transports, demander à nos partenaires et aux festivals d’être plus durables. Parce que si les standards de l’industrie, ça reste Tomorrowland, on est foutu·es.
Est-ce qu’à votre échelle, vous avez l’impression que les choses bougent et que le monde du DJing avance sur ces enjeux ?
Maelstrom : Je pense qu’il y a un gros travail à faire sur l’organisation des évènements technos, et particulièrement en arrêtant de considérer qu’il faut absolument un DJ international pour que la soirée ait une valeur. On pourrait aussi rééquilibrer les line-ups à une échelle plus locale, et rééquilibrer aussi entre les DJ pour que ce ne soit pas une minorité qui prenne tous les cachets. Il faudrait que chacun ait la possibilité de jouer sur son territoire, et puisse en vivre. Une fois, alors qu’on partait en Australie pour tourner avec Louisahhh, ma petite fille m’a demandé « Mais ils n’ont pas de DJ en Australie ? », et c’est très bien vu !
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Frédéric Hocquard : Je suis en charge de la vie nocturne à la Mairie de Paris depuis 2014, et je remarque que du point de vue des clubs, il y a une vraie prise de conscience sur la question de l’éco-responsabilité depuis quelques années. J’aime bien l’idée de travailler sur de nouvelles formes à inventer pour les musiques électroniques et les clubs. Peut-être qu’il faut à terme multiplier les petits endroits, avec des concerts de 500 personnes au lieu de 5 000 par exemple.
Tommy Vaudecrane : Avec Technopol, on travaille sur le circuit court artistique. Un grand problème actuellement, c’est qu’il faut jouer à Berlin et à Barcelone pour être booké en France. Alors on essaye de privilégier l’émergence des scènes locales. Pour ça, il faut des dispositifs qui permettent aux artistes d’être mis en avant, et de se dire « chez nous, on a ce qu’il faut, ce n’est pas la peine d’aller chercher à l’autre bout de la planète ». C’est un travail collectif qui concerne les clubs, les festivals, mais aussi les artistes, leur management, et le public. Est-ce que tu as envie de prendre EasyJet tous les week-ends pour aller à Berlin plutôt que d’aller à Virage, Kilomètre 25 ou au Glazart à côté de chez toi ?
Alors comment faire en sorte de changer collectivement le modèle économique et les imaginaires autour de l’industrie du Djing?
Lolita Mang : La presse a une responsabilité dans les artistes et les festivals qu’elle décide de mettre en avant. Ça, c’est impossible de le nier aujourd’hui. Mais il faut aussi comprendre qu’on est souvent contraints par notre modèle économique. Chez Trax, les festivals restent un gros soutien financier en termes de partenariat, et les articles sur les gros artistes sont toujours les plus lus. On a un grand travail à faire pour parler davantage de ce qu’il se passe ici à Virage, à Kilomètre 25, et pour rendre les articles sur les petits artistes plus sexy.
La Fraîcheur : On peut envisager plus de transparence du côté des clubs. Je pense que si un club ou un festival demandait : « Est-ce que vous préférez qu’on book une grosse tête d’affiche comme Amélie Lens, ou qu’on programme quatre autres DJ à la place, avec des billets moins chers ? », ça permettrait d’impliquer le public, et de prendre des décisions plus intelligentes pour tout le monde.
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Frédéric Hocquard : Il faut aussi se poser la question du public, et de ses manières de se déplacer. Car c’est à cet endroit-là qu’il y a l’impact carbone le plus important. Et puis il y a aussi le problème des exclusivités. C’est un sujet parce que quand vous avez des exclusivités sur les programmations, évidemment, ça ne favorise pas le partage, ça ne favorise pas que la mutualisation. Ça favorise effectivement que les DJ vont venir, vont faire une date et puis après vont aller faire une autre date 500 kilomètres plus loin
Est-ce que c’est difficile, en tant qu’artiste, de prendre la parole sur les sujets d’écologie ?
Louisahhh : Je suis convaincu que la techno est profondément politique, c’est un art qui demande la participation. Alors on a souvent envie de parler de nos convictions pour éviter d’être seulement vu comme du divertissement, mais il faut aussi arbitrer avec la nécessité d’être booké, de pouvoir continuer à tourner.
La Fraîcheur : Évidemment qu’il y a des risques dès qu’on ouvre sa gueule. Je sais bien qu’à chaque fois que je fais une story sur un truc écologique, un truc politique, un truc queer, un truc féministe, quoi que ce soit, je perds tout le monde. Et c’est comme ça, mon Instagram est descendu au même niveau que celui de ma nièce au collège. Parce que les gens ne sont pas forcément d’accord, et surtout parce qu’il y a beaucoup de gens qui veulent que les artistes restent des figures, des images d’Épinal figées qui ne sont là que pour le divertissement, pour être créatifs, beaux et cools.
Pioche! organise, le 21 septembre, un atelier intitulé « Comment construire une vraie tournée écologique pour un artiste ? » lors de la Paris Electronic Week, le salon de référence des musiques électroniques en France. Quelles synergies mettre en place pour y parvenir ? Comment sensibiliser les artistes ? Et de quels modèles de tournées s’inspirer ? Pour y répondre, autour de la table, la tourneuse Peggy Szkudlarek (Dif Productions), le DJ Deborah Aime la Bagarre, et l’expert Rudy Guilhem-Ducléon (Collectif des Festivals). Informations et réservations sur le site de la « PEW ».