Réinventer le Palais de Tokyo en s’inspirant des principes de la permaculture, c’est le pari que tient depuis deux ans le plus grand centre d’art d’Europe. Mais les institutions culturelles et le monde de l’art sont-ils prêts à changer ? Rencontre avec son président, Guillaume Désanges.
Cet entretien a été réalisé avant la démission, le 5 mai 2024, de Sandra Hegedüs-Mulliez du Conseil d’administration des Amis du Palais de Tokyo, pour, selon elle, « ne pas être associée à la nouvelle orientation très politique du Palais (…), dictée par la défense de “causes” très orientées (wokisme, anticapitalisme, pro-Palestine, etc.) ».
Aucune institution culturelle n’est sortie indemne de la crise du Covid-19. Les mois de fermeture, les étiquettes « d’activités non essentielles » et les longs délais pour retrouver les fréquentations d’avant crise ont transformé durablement les manières de faire, et jusqu’aux raisons d’être des théâtres, festivals, musées… Le Palais de Tokyo n’y fait pas exception.
Mais la crise a aussi accéléré les prises de conscience de l’urgence écologique et encouragé certaines structures à repenser leur rôle politique et social. À la sortie de la crise, le président du Palais de Tokyo Guillaume Désanges écrivait dans une tribune publiée dans Le Monde : « L’art, en tant qu’industrie, fait partie du problème ». Avant d’appeler de ses vœux à un tournant dans les économies et les activités du secteur culturel.
L’ancien critique d’art incarne cette nouvelle génération de dirigeant·es d’institutions culturelles prestigieuses qui n’hésitent pas à secouer leur monde, en s’inspirant parfois des propositions qui s’inventent du côté de l’agriculture et de la ruralité. C’est ce qu’il se passe lorsqu’il propose de « remettre du circuit court et de la création locale dans l’art contemporain », créant de toutes pièces le terme de permaculture institutionnelle.
Pioche! l’a rencontré à l’occasion de l’étape du Climat Libé Tour à Paris, en mars dernier. L’occasion d’approcher une révolution écologique qui œuvre à bas bruit dans le monde des institutions culturelles.
En 2022, votre candidature pour la présidence du Palais de Tokyo s’organisait autour d’une vision forte de l’écologie. Comment envisagez-vous la place d’une telle institution face à l’urgence écologique ?
Guillaume Désanges : Cette candidature découle d’une réflexion amorcée il y a une dizaine d’années. Il existe des contradictions flagrantes entre les discours écologiques de dénonciation portés avec conviction par de nombreux·ses artistes, que je respecte profondément, et le fonctionnement même du monde de l’art, ses pratiques et ses économies, souvent évoqués sous le label « écologie ».
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À ce sujet, une phrase du cinéaste Jean-Luc Godard résonne en moi : « On ne fait pas des films politiques, mais on fait des films politiquement ». C’est, à mon sens, l’une des clés essentielles pour véritablement œuvrer en faveur de l’écologie.
Plutôt que de se limiter à organiser des expositions thématiques sur l’écologie, telles que celles sur les arbres ou les fleuves, ne serait-il pas plus pertinent de concevoir les expositions de manière écologique ?
C’est ce qui vous a amené à composer le terme de permaculture institutionnelle ?
Guillaume Désanges : La permaculture ne se résume pas à un ensemble de règles ou de techniques de production. C’est avant tout un état d’esprit, un mode de pensée. En plus des préoccupations liées aux émissions de carbone et à la gestion des déchets, elle incarne une approche globale qui transcende les aspects matériels.
« Je souhaite démontrer qu’il est possible d’adopter une perspective positive, en faisant différemment et mieux »
De nos jours, la permaculture agit également comme un anti-dépresseur. Face à l’urgence écologique, de nombreux secteurs économiques sont imprégnés d’un sentiment de culpabilité et de déprime. Je souhaite démontrer qu’il est possible d’adopter une perspective positive, en faisant différemment et mieux. Et que ça peut être source de joie et d’inspiration. Là est toute la force de la permaculture.
Pour transformer une institution de l’intérieur selon les principes de la permaculture institutionnelle, il est essentiel de combiner action et narration. Les deux aspects sont indissociables : une action dépourvue de récit risque de sombrer dans le cynisme, tandis qu’un récit déconnecté de toute action peut engendrer du découragement.
De quelle manière sont mis en œuvre ces principes de permaculture institutionnelle dans le quotidien du Palais de Tokyo ?
Guillaume Désanges : Ce n’est pas évident, bien sûr. La première chose à apprendre, ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait mon fort, c’est la patience. Dans la permaculture, on commence par étudier le sol pour pouvoir bâtir à partir de ce qui est déjà présent. On ne fait pas la révolution.
Au Palais de Tokyo, on s’appuie sur quatre grands principes, que chacun·e peut s’approprier et décliner en actions. D’abord, nous essayons de penser en écosystème. Cela peut sembler anodin, mais ça implique de sortir de la compétition et d’aller vers une coopération des grandes institutions culturelles. Sortir de la différenciation à tout prix.
« Les musées sont touchés par une standardisation des modes de faire et des œuvres »
Ensuite, il y a le zonage. C’est très concret : on a 22 000 m2 en plein cœur de Paris. Qu’est-ce qui justifie qu’ils soient uniquement dédiés à l’art contemporain ? On a ainsi créé un espace collectif, la Friche, à disposition des chercheur·euses et des jeunes artistes. Le troisième principe, c’est le circuit court. Le fait de sortir de la course aux grands artistes internationaux pour porter une attention particulière à la création et à la culture locale, comme mondiale.
Le plus difficile reste le dernier principe, celui de la biodiversité des formes. Les musées, comme d’autres pans de la société, sont touchés par une standardisation des modes de faire et des œuvres qui sont exposées. Ce qui a laissé, on le sait, d’énormes champs de côté, comme celui de la présence des artistes femmes, qu’il est important de redécouvrir.
L’arrivée de Féris Berkat et de son mouvement Banlieues Climat dédié à l’écologie populaire participe-t-elle de cette volonté de sortir de la « monoculture artistique » que vous dénoncez régulièrement ?
Guillaume Désanges : Féris est quelqu’un dont on se sent proche, d’abord pour des questions d’écologie, bien sûr, mais aussi pour la certitude que ces questions peuvent parler et être portées par des personnes considérées à tort comme plus éloignées de la culture.
Cependant, il est crucial de pouvoir communiquer avec ces personnes en utilisant d’autres références culturelles, d’autres formes artistiques. Cela soulève la question de l’inclusion, au sein de nos institutions culturelles, de formes souvent écartées du champ de l’art contemporain ou moderne. Il ne s’agit pas seulement d’inclure des formes populaires, mais aussi des médias tels que le manga, la bande dessinée, le graffiti ou le jeu vidéo, qui sont souvent relégués à la marge de la reconnaissance officielle.
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C’est assez captivant, car cela reflète mon propre parcours. Sans bagage académique en histoire de l’art, je me suis forgé à travers les événements et expositions orchestrés par les institutions. J’ai dû mettre de côté des cultures qui me passionnaient, mais qui n’avaient pas la reconnaissance officielle et qu’il est pertinent d’intégrer dans nos réflexions.
Considérez-vous que votre institution, ainsi que d’autres établissements culturels, sont véritablement prêts à aborder toutes ces questions ? Que ce soit l’écologie, les mouvements féministes, les enjeux décoloniaux, et bien d’autres encore ?
Guillaume Désanges : Vous savez, le risque inhérent aux institutions, et c’est probablement le cas pour toutes, est de s’enliser dans des modes de fonctionnement qui figent leur manière de faire, de penser, de montrer, sans remise en question.
Je trouve ça intéressant et très sain que sur ces dernières années elles soient, non pas attaquées mais ébranlées par un certain nombre d’enjeux environnementaux et sociétaux. Le paradoxe réside dans le fait qu’elles sont sans doute plus nécessaires que jamais pour proposer des réponses à travers le regard des artistes.
Quant à leur préparation à relever ces défis, c’est une question ouverte, je crois que c’est un moment passionnant dans lequel on peut inventer énormément de choses. On y est d’ailleurs un petit peu obligé, mais tant mieux.