Alors que 60% des femmes témoignent avoir été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle en milieu festif, le festival lyonnais Nuits sonores multiplie les dispositifs et les partenariats avec des collectifs féministes pour rendre l’événement plus safe et inclusif. De quoi faire de la fête un espace de libération, au service des luttes progressistes ?
Il aura fallu dépasser la confluence et longer le Rhône en direction du sud, bercé·es par les basses qui s’amplifient à chaque pas, pour atteindre le nouveau site principal du festival Nuits sonores : les Grandes Locos. Depuis l’entrée, on découvre sous le soleil rasant de fin de journée les hangars démesurés qui témoignent des presque deux siècles d’activité industrielle de cet ancien technicentre SNCF fermé en 2019.
Sous les interminables poutres en acier, comme devant les scènes extérieures, résonnent en ce premier jour de festival les DJ sets de la crème de l’électro européenne – Audrey Danza, Laurent Garnier, KI/KI – programmés aux côtés d’artistes plus émergent·es comme la locale Odalie ou Bambi et Subsism, aujourd’hui associé·es en b2b.
Une joyeuse foule grouille dans ce décor post-industriel, agrémenté de scénographies colorées, de bars-containers, et d’un grand mur d’enceintes rempli de plantes. Sans oublier des affiches rappelant les valeurs de Nuits sonores et les visuels de l’association Consentis – « corps à corps, pas sans mon accord », « only music can touch me »… – placardés sur tout le site, témoignant des efforts de l’organisation pour un festival plus safe.
Régulièrement, on aperçoit aussi des bénévoles au chasuble orange, traversant la foule tout sourire, profitant parfois de quelques pauses pour danser à leur tour. Ces petites unités d’élite sont là « pour s’assurer que tout le monde passe un bon moment » nous résume Isabelle, qui explique avoir été pitchée sur les réactions à adopter en cas de crises d’angoisse ou de violences ou harcèlement sexistes et sexuelles (VHSS).
Et plus tard dans la nuit, à l’entrée du rooftop du club Le Sucre, hôte d’une soirée hip-hop organisée avec le média Grünt, une « door host » pailletée rappelle à chaque groupe les principes du consentement et la politique anti-discrimination des organisateur·ices.
Sauver la fête
Au cœur de la fête, ces dispositifs témoignent de la prise de conscience qui touche le monde de la nuit ces dernières années – accélérée par le mouvement #MeToo et la médiatisation des agressions à répétition (GHB, piqûres sauvages….). « On fait partie d’une génération d’organisateur·ices qui tente de prendre le sujet à bras le corps », explique Nolwenn Vallin, chargée de médiation publique au sein de l’association qui fait vivre Nuits sonores depuis 20 ans, Arty Farty.
Mais à l’heure où près de 60% des femmes témoignent avoir été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle en milieu festif et 57% ne s’y sentent pas en sécurité seules (source : enquête Consentis 2018), il reste encore du travail pour que ces événements puissent rester fidèles à l’imaginaire de libération et de célébration collective revendiqué par le secteur. « Il y a clairement une liste de clubs et de festivals dans lesquels je ne mets pas les pieds, et c’est la majorité des soirées lyonnaises dont je parle » témoigne Clara, 28 ans, présente au Closing Day, le dimanche de Nuits sonores.
Je pourrai raconter à mes enfants que j’ai connu l’arrivée des urinoirs féminins en festival
La prévention des VHSS doit alors se penser à tous les stades de l’organisation. Aux Grandes Locos, le nouveau site a été pensé pour ne laisser aucun espace isolé et un petit bâtiment accolé à la halle principale est aménagé en « Social Corner ». Dans ce lieu calme, les festivalier·es peuvent venir se poser, prendre soin d’elles/eux – avec des ateliers massages ou onglerie – et rencontrer des associations de sensibilisation aux risques en milieu festif ainsi que des collectifs féministes.
« La première chose que je regarde, c’est les sanitaires : est-ce qu’il faut attendre une heure avant d’aller aux toilettes ? Est-ce que c’est adapté à tous les besoins ? » explique Clémentine Labrosse, rédactrice en chef du média féministe Censored, présente sur place pour animer un atelier de sérigraphie. Une remarque qui résonne avec une plaisanterie entendue quelques minutes plus tôt au détour d’une conversation : « Je pourrai raconter à mes enfants que j’ai connu l’arrivée des urinoirs féminins en festival ».
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Pour diffuser les bons réflexes et s’assurer que les mêmes valeurs soient partagées, tous·tes les chef·fes d’équipe de Nuits sonores, au bar, à l’entrée, à la sécurité… sont sensibilisé·es aux VHSS et briefé·es sur les protocoles de signalement interne et externe. Une méthode qui comporte encore « un risque que des informations se perdent en chemin », reconnu par Nolwenn Vallin, mais qui va au-delà des exigences du Centre national de la musique (CNM) qui conditionne depuis 2021 ses aides publiques à la mise en place d’une politique de prévention des VHSS.
« Les maraudes, les door hosts, les safe space… Une grande partie de ces dispositifs sont mis en place dans les milieux queer depuis longtemps » rappelle Mélodie Gauglin, co-fondatrice du Café Rosa, lieu de vie culturel et féministe du septième arrondissement de Lyon. Car c’est bien souvent en s’appuyant sur les expérimentations menées au sein de groupes marginalisés – dans lesquels la fête est considérée comme un rare espace de liberté – que le monde de la nuit évolue.
D’où l’importance d’avoir des personnes concernées par les discriminations dans les équipes organisatrices pour assurer « une compréhension profonde d’une pluralité de vécu » explicite Clémentine Labrosse.
Cheval de Troie
Au deuxième jour du festival, alors qu’Anetha et Young Marco se partagent la halle principale et que la chilienne Tomasa Del Real secoue la petite scène de l’Amphithéâtre avec son neo-perreo, on découvre, en parcourant le Social Corner le stand de l’association Avenir Santé et sa collection de cartes Pokémon qui détaillent les effets recherchés, les attaques surprises – comprenez effets indésirables – et les précautions associés à chaque drogue. De quoi ouvrir la discussion sur les risques en milieu festif, et contrer quelques idées reçues sur les soumissions chimiques.
La paillette est un super bon piège pour amener vers nos sujets
« La plupart du temps, les soumissions chimiques viennent d’une personne connue par la victime. Le GHB représente moins d’1% des soumissions chimiques et le procédé le plus courant reste d’offrir beaucoup de verres à une personne pour la fragiliser » explique Sandrine Giraud, chargée de prévention de l’antenne régionale d’Avenir Santé, précisant que l’on parle dans ce dernier cas de « vulnérabilité chimique ».
À côté, une petite file d’attente et des « je le savais » rageurs témoignent de l’engouement pour le quiz animé par le Café Rosa. Le principe est simple : répondez correctement à une question sur le consentement, le féminisme ou les discriminations envers les personnes LGBTQIA+, et vous obtiendrez un make-up. « La paillette est un super bon piège pour amener vers nos sujets » s’amuse Mélodie Gauglin qui anime l’atelier.
La fête safe existe-t-elle ?
Plus ouvert·es et détendu·es que dans le quotidien, les festivalier·es se révèlent aussi plus réceptif·ves à la sensibilisation et au travail d’éducation féministe mené par les associations. Pour Tata Manulida, drag queen membre du collectif féministe et queer Moules à facettes, les Grandes Locos en ces jours de festival représentent d’ailleurs un espace plus safe qu’ailleurs. « Ici, je reçois des vagues de love et des compliments sur mon outfit alors que je ne peux pas me promener dans la rue sans me faire insulter ».
Ces ateliers sont-ils une manière de retourner les espaces de fête au service des luttes progressistes ? « J’y crois à moitié » tranche Mélody Gauglin. « On fait de l’information plus que de la prévention, c’est très utile mais ce n’est pas avec nos paillettes qu’on va empêcher les agressions. L’espace social n’est pas safe, donc il n’y a aucune raison que la fête fasse exception ».
Diversifier le line-up
La transformation de la fête se passe aussi sur scène. En 2022-2023 la proportion de femmes programmées dans les festivals de musique électronique ne dépassait pas les 30%. Et en juin dernier, la DJ Paloma Combes témoignait sur son compte Instagram du sexisme qui persiste dans le milieu, lançant dans la foulée le mouvement Réinventer la nuit pour y faire face.
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La diversité des line-ups apparaît ainsi indétachable de l’inclusivité du festival, signalant à chacun·e qu’il/elle est – ou non – légitime devant et derrière les sound systems. En ce sens, Nuits sonores affichent cette année une presque parité – 45% d’artistes féminines. Une dynamique accompagnée par les cours de Djing réservés aux femmes et minorités de genre mis en place depuis quelques années par Arty Farty, suivis entre autres par la talentueuse Farah Amal, programmée cette année pour l’inauguration du festival.
Et pour « éviter le cliché techno-cis-mec-blanc », dixit Nolwenn Vallin, Nuits sonores réaffirme son goût pour les open air gratuits, installés directement sur place publique – rythmés cette année par la « Rai & Bass » de Kasbah & Bab et les sonorités latino de la DJ colombienne Miss Champús. En se démarquant par la programmation, comme par la gratuité – la billetterie des Grandes Locos débute à 35€ –, ces événements permettent au festival de toucher au-delà de son public de prédilection.
Car c’est en offrant ces espaces de rencontres dans lesquels chacun·e peut se sentir à sa place et en s’engageant pour tenir à distance les discriminations et les violences qui traversent le corps social que les festivals comme Nuits sonores peuvent rester fidèles à l’esprit pionnier et à l’ADN engagé des musiques électroniques.