Dans son dernier livre, le chercheur Édouard Morena s’est intéressé à l’influence d’une poignée de milliardaires sur les débats autour de la transition écologique. Pour Pioche!, il aborde le poids de cette « jet-set climatique » sur nos imaginaires collectifs, du discours de l’urgence au capitalisme vert.
Le 14 octobre 2021, à quelques jours de la COP 26 à Glasgow, une conférence « Décarboner les énergies fossiles » réunit sur la même scène Ben van Beurden, PDG du groupe pétrolier Shell, et Lauren MacDonald, une activiste écossaise en lutte contre un nouveau projet de champ pétrolier sur un archipel de la mer du Nord. La veille, cette dernière a suivi un brief de quatre heures destiné à cadrer son intervention.
Dix‑sept minutes après le début de la séance, Lauren MacDonald prend la parole : « Monsieur van Beurden, je veux commencer par dire que vous devriez avoir honte pour la dévastation des communautés partout dans le monde. Vous êtes déjà responsable de tant de morts et de souffrances. […] Vous êtes l’une des personnes les plus responsables de cette crise » Elle décroche son micro et quitte la scène. Stupeur dans la salle.
Face à cet imprévu, l’organisatrice décontenancée tente de reprendre le contrôle et s’adresse au public. « Ok. Est‑ce que je peux demander à tout le monde d’inspirer profondément et de fermer les yeux un instant ? » Avant de poursuivre, des trémolos dans la voix. « Allez vers cet endroit de douleur qui se loge en chacun de nous. Au fond de ce que nous venons d’entendre, il y a une douleur profonde. Et j’encouragerai tout le monde à se connecter à cette douleur que nous partageons tous. Nous la gérons tous différemment mais nous la partageons tous. »
Ce petit groupe de milliardaires a fait le choix de prendre les devants pour s’assurer que les politiques climatiques ne remettent pas en cause leurs intérêts
En reprenant cette anecdote dans son livre Fin du monde et petits fours, Édouard Morena met en lumière le « caractère ultra-contrôlé » du récit construit par les ultra-riches sur la question climatique. Activistes et PDG mis au même niveau, prise de parole strictement encadrée, neutralisation de la critique à travers les émotions… Tout y est.
Loin de l’image du milliardaire cynique et climato-sceptique, l’ouvrage décrit le travail acharné d’un petit groupe de personnalités déterminées à apparaître comme les « champions de l’écologie ». De l’ancien Président des États-Unis Al Gore au PDG d’Amazon Jeff Bezos, en passant par l’éthologue Jane Goodall, cette « classe consciente d’elle-même » parvient à s’immiscer dans le débat public à grand coup d’opérations de communication et de philanthropie, pour imposer sa vision de la crise écologique. Un véritable voyage entre lutte des classes et guerre des imaginaires.
Pourquoi s’intéresser aux ultra-riches quand on parle d’écologie ?
Édouard Morena : Avant d’écrire ce livre, j’ai travaillé sur les négociations climatiques internationales, ce qui m’a permis de réaliser l’influence de ce que j’appelle une « jet-set climatique ». Ce petit groupe de milliardaires très conscient·es de la catastrophe écologique a fait le choix de prendre les devants pour limiter les dégâts financiers des crises à venir et s’assurer que les politiques climatiques ne remettent pas en cause leurs intérêts.
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Pour cela, ils/elles défendent une transition bas carbone tournée vers la technologie, les acteurs privés, l’innovation ou les marchés de crédit carbone. Ce que j’appelle du capitalisme vert. À travers un travail intense de lobbying, ils/elles tracent un trait direct entre le discours scientifique du GIEC et leurs propres solutions. Comme s’il s’agissait seulement de traduire la science en acte, que leurs propositions étaient les seules crédibles. Alors qu’à mon sens, elles ont un coût social très élevé.
C’est une manière de dépolitiser le sujet, de fermer le débat en le confisquant aux citoyen·nes
C’est une manière de dépolitiser le sujet, de fermer le débat et de le confisquer aux citoyen·nes. Face à l’urgence climatique, il y a plusieurs transitions possibles, et il nous faut faire des choix politiques sur la société que l’on désire collectivement.
Quelle image se construisent ces « philanthropes du climat » ?
On retrouve beaucoup de figures issues de la Silicon Valley, des self-made-men qui ont fait fortune dans la tech. Ils développent une image de personnes dotées de qualités exceptionnelles, parties de rien et qui ont construit seules leurs empires. Il y un côté très théâtral dans leurs interventions. Un TED Talk pour Al Gore, un grand discours à la COP 26 pour Jeff Bezos, un documentaire Netflix pour Bill Gates.
Volontairement, ils/elles portent un discours très critique vis-à-vis de l’inaction climatique des gouvernements. C’est assez paradoxal, car ce sont des personnes qui sont proches des milieux du pouvoir, et mon livre montre qu’elles ont une vraie influence sur les décisions publiques. Al-Gore a quand même été vice-président des États-Unis.
Mais en mettant en cause les pouvoirs politiques, elles se positionnent en acteur·ices providentiel·les. Cette posture permet de présenter les entreprises, les investisseurs et les milliardaires philanthropes comme les véritables moteurs de la transition écologique. Elle permet également de s’afficher comme activistes, de se placer au même niveau que Greta Thunberg ou Extinction Rebellion, et de neutraliser la critique.
Comment cette élite climatique parvient-elle à imposer ses récits ?
Dans mon livre, j’étudie le rôle des communicant·es dans le processus qui a mené aux Accords de Paris pendant la COP21. On observe tout un tas de think tanks, d’organisateur·ices d’évènements, d’agences de communication qui se sont mobilisés pour orienter le débat public autour de certains sujets, comme la voiture électrique par exemple.
Ce ne sont pas des fake news qui sont relayées, seulement des comptes rendus, des décryptages censés mâcher le travail des journalistes mais qui portent une certaine vision du problème climatique. Il y a aussi toute une industrie créative qui se spécialise dans les enjeux environnementaux, et qui véhicule ce type de récits auprès du grand public avec des livres, des films, des documentaires…
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Pour proposer d’autres imaginaires de la crise climatique, il faut réussir à imposer son propre agenda
Ce récit insiste d’ailleurs sur la catastrophe, sur la question de l’urgence. Ce narratif a un côté paralysant qui permet d’éviter le débat. L’idée c’est : « on n’a pas le temps de réfléchir, il faut agir vite, les solutions existent déjà, il suffit de les mettre en œuvre ». En faisant glisser le débat sur les émotions, sur la peur et l’angoisse, elles participent à le dépolitiser.
Que faire face à ces récits ? Comment repolitiser le débat ?
Pendant longtemps, les militant·es restaient dépendant·es du calendrier des négociations internationales. Les COP étaient les moments forts pour parler du climat et interpeller l’opinion publique. Mais depuis quelques années, une partie du mouvement climat s’affranchit de ça et parvient à imposer son propre agenda. Par exemple, les Soulèvements de la Terre ont décidé de se concentrer sur des luttes localisées et Dernière Rénovation a ouvert le débat sur la rénovation thermique à travers des actions chocs.
En tournant le dos à l’agenda climatique international, déjà très investi par la jet-set climatique, les militant·es obligent cette dernière à se positionner sur de nouveaux terrains moins confortables. C’est à mon sens une des pistes à explorer pour parvenir à proposer d’autres imaginaires de la crise climatique.