Quelques mois après la fin de son projet « Couper les fluides » – cinq mois sans eau, sans gaz et sans électricité –, le centre d’art contemporain de Malakoff lance une nouvelle expérimentation. Avec « Un centre d’art nourricier : 2024 – 2025 – 2026 », inauguré le 23 mars, il réaffirme la place des lieux culturels face aux enjeux sociaux et écologiques. Visite et discussion autour d’une exposition unique où appétit et frugalité vont de pair.
De février à juillet 2023, le centre d’art contemporain de Malakoff (92) a « coupé les fluides ». Pendant cinq mois, il a renoncé à utiliser l’eau, le gaz et l’électricité. Sur l’une des deux feuilles A4 collées sur un pan de mur et délivrant « quelques informations utiles » à l’attention des visiteur·euses, on pouvait alors lire : « pour résister au froid, pensez à apporter votre thermos de boisson chaude et portez des vêtements chauds ».
Un conseil qui valait aussi pour les artistes, professionnel·les, partenaires et citoyen·nes impliqué·es dans le projet. Car cette expérience de recherche collective a ouvert un espace de discussion ouvert et spontané, matérialisé par une table en bois installée au cœur de la maison des arts.
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Entre bureau de travail et table à manger rustique, l’objet représentait la superposition des rôles dévolus à toutes ces personnes, à la fois collaboratrices et convives. Et augurait déjà d’une réflexion sur la mission nourricière du centre qui se déploie à présent dans un nouveau projet, « Un centre d’art nourricier : 2024 – 2025 – 2026 », inauguré le 23 mars et présenté jusqu’en 2026.
Le centre d’art invite ainsi l’ensemble des citoyen·nes à se retrouver autour d’expositions, de moments d’échange et de lecture mais aussi d’ateliers de permaculture ou de cuisine. Contributif, le projet se fabrique en même temps qu’il s’expose dans les deux sites du centre, la maison des arts et la supérette.
Pour le premier cycle temporaire du projet, présenté du 23 mars au 20 juillet 2024 et baptisé « Éco-luttes », le centre d’art met l’accent sur les revendications. De la champignonnière d’Anouck Durand-Gasselin aux sculptures de Moffat Takadiwa, il devient le terreau où des combats ruraux, postcoloniaux et féministes peuvent prendre racine.
Pour Aude Cartier, directrice, et Julie Esmaeelipour, chargée du pôle médiation et éducation artistique, c’est alors tout le rôle d’un centre d’art que d’inviter à cultiver ce qui y pousse.
Un lieu convivial
Une fois passée la porte noire en fer forgé qui s’ouvre sur le jardin, on emprunte un petit chemin qui conduit à la maison des arts, un ancien pavillon de chasse datant du XIXe siècle. L’intérieur, sobre mais chaleureux, semble habité. Immédiatement à gauche se trouve un espace dédié aux enfants, éco-conçu à partir d’objets et de meubles récupérés dans une ancienne crèche de Malakoff. L’impression de pénétrer dans un salon est accentuée par les deux canapés disposés en face du mur séparant la pièce en deux et dans lesquels on peut confortablement écouter la sélection de vinyles du musicologue Gauthier Tassart, spécialiste des musiques déviantes.
On ne voit pas encore la champignonnière d’Anouck Durand-Gasselin qui se découvre finalement derrière le mur central. Avec Mycorama, l’artiste étend le procédé d’une œuvre qu’elle avait pensée pour « Couper les fluides ». Onze espèces de champignons se développent le long d’étroits sacs remplis de carton recyclé et pendus au plafond. D’ailleurs, relève Aude Cartier, « il faut qu’on les mange ». Car « être en attention avec le lieu » signifie aussi s’en nourrir.
C’est là tout le rôle de la cuisine sans fluides qui se trouve au fond de la pièce. Le revêtement en inox attire l’œil et détonne. Au point qu’on se demande si le centre d’art a une cuisine… ou l’inverse. Témoins de cette ambiguïté, les livres qui y sont entreposés sont aussi bien des « livres de cuisine très anciens » et des « vieux bouquins de pâtisserie » que des livres d’art. Ainsi le fanzine des artistes Aëla Maï Cabel et Jérémy Piningre, qu’attrape Julie Esmaeelipour, « s’interroge sur les savoir-faire du milieu paysan et comment les artistes, à travers leurs pratiques artistiques, les transmettent ».
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Les questions de communauté sont au cœur d’« Un centre d’art nourricier ». C’est ce que souligne Aude Cartier, parcourant du regard les ouvrages de la bibliothèque, au sujet des communautés paysannes : « On se pose beaucoup la question de cette tendance à romantiser la vie paysanne. Alors on s’intéresse aux manières dont on peut la repolitiser et recréer des espaces pris en charge par les personnes concernées pour l’interroger. »
Espaces communs
Selon Aude Cartier, repolitiser les espaces, cela suppose d’abord « de remettre au centre les personnes qui veulent les investir ». Et ce malgré « toutes les contradictions, voire les oppositions que cela suppose nécessairement » poursuite la directrice. Justement, à l’étage, une sculpture de Moffat Takadiwa accrochée en plein milieu du mur cueille les visiteur·euses dès le haut de l’escalier.
En se penchant sur les petites pièces de mosaïque de cette pièce imposante, on remarque qu’il s’agit de touches de clavier. Des déchets informatiques qui constituent un matériau important dans le travail de l’artiste zimbabwéen et lui permettent ici de critiquer la domination des langues occidentales sur celles des Suds. Par sa disposition dans le centre d’art, l’œuvre dialogue avec d’autres qui abordent aussi des questions postcoloniales. Et féministes.
Car au centre d’art de Malakoff, ruralités, postcolonialisme, féminisme, écologie se font écho : les ingrédients d’un souper populaire à partager en communauté au Circo minimo, cet espace central de et dans la maison des arts « où faire corps ensemble ». Créée par l’architecte-designer Olivier Vadrot et dénommée agora par le centre d’art, l’œuvre circulaire aux airs de forum romain invite à se rassembler pour échanger.
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À l’ouverture de « Couper les fluides », raconte Aude Cartier, « on devait être près d’une centaine ici. On n’avait pas froid, on avait même un peu chaud parce qu’on était serré·es les un·es contre les autres. C’est ça qui est extraordinaire, cette force du collectif. »
Dedans dehors
La chaleur se crée aussi par le geste, par le travail du verger ou la participation à des ateliers de fabrication de pain en extérieur. « L’espace de convivialité » qu’offre le centre se prolonge en effet dans le jardin. Car les œuvres se prolongent dans des pratiques communes qui impliquent les citoyen·nes et leurs corps, le musée et son parc. « Il ne s’agit pas juste d’être en observation de ce qu’il y a à regarder, comprendre, assimiler », glisse Aude Cartier.
Le centre d’art devient ainsi bien autre chose qu’un lieu d’exposition. Oublierait-il par là sa mission ? Au contraire, assure sa directrice, pour qui le rôle d’un centre d’art dans la société est de créer du lien. D’« être citoyen·nes ensemble, en réalité. » Une posture qui ramène la radicalité à l’endroit de l’institution publique et plante les graines d’un art accessible à tous·tes.
L’exposition « Éco-luttes » est à découvrir jusqu’au 20 juillet. Plus d’informations sur le programme des rencontres et des ateliers sur le site du centre d’art contemporain de Malakoff.