Tournées plus lentes et respectueuses de l’environnement, petites jauges et contact retrouvé avec le public… Le compositeur et pianiste Yann Tiersen poursuit sa carrière en cohérence avec ses aspirations écologiques, et une époque qu’il juge aussi effrayante que prometteuse. Une exploration du soi et de la société qu’il couche en deux volets – piano et électro – dans son dernier album Rathlin from a Distance | The Liquid Hour, sorti le 4 avril sur le label Mute/PIAS. Rencontre.
C’est porté par une colère douce mais tenace que Yann Tiersen a redéfini les standards de ses tournées. L’été dernier, il embarque sur son voilier, Ninnog, à la rencontre de la péninsule scandinave et de ses habitants. Une navigation pour prendre le temps, renouer avec la nature. Et retrouver du sel et de la chaleur de ces concerts de proximité qui ont jalonné ses premiers pas – et succès – sur la scène rock rennaise, au tournant des années 1990.
Une cohérence aussi, pour celui qui, depuis l’Île d’Ouessant où il réside, se nourrit des réflexions et des pratiques à l’avant-garde de l’écologie. De retour de navigation, le Brestois livre un album incarné, Rathlin from a Distance | The Liquid Hour, sorti sur Mute/PIAS le 4 avril dernier. Deux titres pour les deux faces d’un même musicien : pianiste le jour, et producteur de musiques électroniques le soir, sur ses grandes machines analogiques.
Après une trentaine d’albums studio, live et de bandes originales – dont celle du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, pour lequel il obtient le César de la meilleure musique de film en 2002 – Yann Tiersen poursuit une carrière alignée avec ses aspirations écologiques, nourries de lectures et de podcasts érudits. Et en cohérence avec l’époque, qu’il juge aussi effrayante que pleine de promesses.
Comment tu la vis toi notre époque en tant qu’habitant d’Ouessant, en tant qu’artiste ?
Yann Tiersen : Les médias et les réseaux sociaux tenus par des mecs très à droite, la flambée réactionnaire, c’est fou et ça peut faire peur.
Mais en fait, je trouve l’époque plutôt positive. Des actions progressistes émergent et vont dans la bonne direction. La nouvelle génération est super dynamique, avec de l’écoute, du partage, un éclatement des genres, des générations, avec de nouveaux médias indépendants et une espèce de liberté super positive et très chouette.
Alors, les médias classiques et cette espèce de fachosphère dystopique et cauchemardesque, c’est des clubs du troisième âge. C’est juste qu’il y a une espèce de réveil des dinosaures qui se mangent l’astéroïde. Ils ne sont pas contents et ils ont le fric, donc ça se passe mal.
Est-ce que cette connexion au monde transparaît sur ta manière de faire de la musique ?
Sur mon dernier album, clairement. Toute la seconde partie, plus électronique, je l’ai finalisée pendant les dernières élections européennes et législatives (juin-juillet 2024, ndlr.). J’étais en train de faire mes prises de son tout en écoutant des podcasts d’analyse politique.
Et puis, cela transparaît aussi dans mes modes de déplacement : j’ai arrêté de tourner de façon classique. C’était dépassé et c’était devenu un non-sens. Tout ce qui fait la beauté d’une tournée s’est fondu dans une société de services ultra-capitaliste où tout se monnaye. Tu te retrouves dans des salles louées comme des Airbnbs, où les gens qui y travaillent n’ont rien à voir avec le mec qui programme. Sur place, aucune implication, aucun échange artistique, juste la société qui va remplir le frigidaire de la loge. Comme si tu commandais ton concert sur Amazon. C’est hallucinant.
Et puis c’est comme s’il n’y avait plus aucune idée de cheminement lors des tournées : tu es en tour-bus, tu vas jouer en Espagne, tu remontes jusqu’en Angleterre, puis tu redescends en Espagne. L’empreinte carbone, c’est n’importe quoi. Une tournée ; c’est le voyage, rencontrer des gens. Alors, j’ai décidé d’arrêter tout ça.
J’ai fait mes tournées à la voile le long des littoraux, quand le temps n’est pas trop mauvais, du printemps à l’automne. Et l’année dernière, j’ai tourné en van jusqu’en Estonie avec ma chienne. Je disais : je ne demande rien, juste si vous voulez payer un coup, c’est cool. J’ai juste besoin d’un jardin pour ouvrir le toit et dormir là. Et c’est marrant parce que c’est arrivé que du coup, en loges, je n’ai vraiment rien. Ce n’était pas méchant, mais on est devenu tributaires de ces sociétés et quand on en sort, c’est un peu la panique.
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Ces tournées lentes, c’est un besoin de s’échapper de la réalité ou plutôt une envie de se reconnecter à la nature ?
C’est justement tout l’inverse de fuir du monde. Je voyage pour rencontrer le monde, me confronter à la réalité. C’est même l’hyper réalité pour le coup, parce que chaque moment peut être magnifique ou fatal. Il peut survenir des merdes pas possibles. Il y a aussi la réalité de la pollution que l’on peut rencontrer, qui est assez effrayante.
Je suis né à Brest et je vis sur une île (Ouessant, ndlr.), donc la mer fait partie de ma vie depuis toujours. C’est un espace sans pression sociale. Naviguer, c’est jouer avec les éléments, faire corps avec la nature. Et ça remet en perspective notre société entièrement tournée vers le capitalisme, l’économie, l’argent dans laquelle foule d’idées préconçues circulent. Sur l’eau, rien de tout ça ne compte, je suis simplement en osmose avec la nature. Et la beauté de la nature guérit bien l’anthropocentrisme dans lequel on vit.
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Il y a beaucoup de tournées plus lentes qui s’organisent, où les artistes rencontrent le paysage culturel local. Est-ce que tu te sens proche de ces initiatives ?
J’aime bien le mélange : faire des concerts normaux, dans des salles plutôt grosses, avec 1000 personnes, et aussi proposer des concerts gratuits, chez les gens ou dans les écoles. Pendant ma tournée en 2023, je me suis retrouvé dans un tout petit village dans l’archipel des Shetlands, à jouer dans une église désacralisée. Et c’était génial.
L’idéal de tournée pour moi, ce serait de naviguer à la voile, de faire des tournées en van sur les continents et faire des micro-tournées à vélo en allant d’une ville à une autre, mélanger tout ça.
Est-ce que cette démarche est à la portée à tous les groupes d’artistes et de musiciens ou il faut déjà avoir une solide carrière ?
Qu’est-ce qu’une tournée classique, sinon une énorme pression économique ? Quand je voyage seul, avec ma maison ou mon van, je ne coûte rien. J’ai fait des tournées où on était sept sur scène, on gagnait plein de sous mais il n’y avait aucun bénéfice. Parce qu’il fallait rembourser le bus, le fioul – parce que les tourneurs s’en fichent de te mettre 1000 km en deux jours.
Et de toute façon, je n’ai jamais vu la tournée comme un moyen de me remplir les fouilles. L’argent de mes albums, j’ai tout mis dans ce studio, dans mon bateau. Cela dit, ce genre de tournée peut être plus compliquée pour des petits groupes, où quand tu n’as pas du tout d’argent : il faut avoir son intermittence, faire des cachets, ce qui oblige un peu à rentrer dans le système ou de faire des résidences.
Pour les plus gros groupes, je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas plus de remise en question. Avoir plein de camions, de décors, c’est quand même de la consommation et une empreinte carbone de dingue. Comment ces gens-là ne se disent pas deux secondes qu’ils n’ont pas besoin de tous ces moyens ?
Après, il ne faut pas non plus être trop intégriste. C’est chouette qu’il y ait des grands spectacles hyper ambitieux. Mais parfois, ces artistes qui se disent hyper investis et ne font pourtant rien en ce sens, ça me choque.
Tu lis et tu écoutes beaucoup de podcasts. Y a-t-il des choses qui t’ont marqué dans ton parcours intellectuel ?
Sur la question écologique et anticapitaliste, le livre de Naomi Klein, The Shock Doctrine (La Stratégie du choc en français, ndlr.), m’a retourné. Ça m’a ouvert les yeux sur Friedman et l’ultralibéralisme. Je suis aussi très inspiré par la pensée d’Aldo Leopold, Arne Næss et la deep écologie en général.
J’ai aussi eu la chance de rencontrer Stephan Harding, que j’avais invité à faire une lecture, quand j’étais au Royal Albert Hall à Londres pour un concert. Il a fondé le Schumacher College, dans le Devon, en Angleterre, qui est un lieu génial de formation (et qui a pour sujets principaux d’études l’écologie holistique et les pratiques de vie durables, ndlr.).
L’île d’Ouessant, est-ce un phare pour toi dans notre époque ?
Ouessant est une communauté solidaire, avec une évidence au niveau écologique. Dans cet écosystème, j’ai l’impression que tout le monde est ultra-militant, que tout va dans le sens responsable. C’est super, et ça se ressent dans ma musique.
Alors qu’en réalité, les réactionnaires sont toujours là, et ils ont même du succès. Simplement, comme ça ne fait pas partie de mon quotidien, parfois, ça fait du bien de se dire que ça n’existe pas.
Propos recueillis par Clara Munnier & Jean-Paul Deniaud






