Les tournées en camion ou en avion ne sont pas une fatalité. Partout en France, des artistes voyagent de spectacle en spectacle sur un vélo, à cheval, ou même à pied. De quoi ouvrir la porte à l’aventure et inspirer une transition écologique du spectacle vivant portée par les artistes. Témoignages.
Des arts de la rue à l’opéra en passant par les musiques actuelles, nombre d’artistes s’interrogent sur l’empreinte écologique et le sens de leurs tournées. Si le sujet est parfois soulevé par des mastodontes de l’industrie musicale – à l’image du groupe de rock Shaka Ponk qui annonçait en 2022 que son « Final Fucked Up Tour » serait le dernier pour des raisons écologiques –, partout dans le secteur du spectacle vivant s’élèvent des voix contre les tournées à rallonge, cumulant les kilomètres en camion ou en avion au mépris de l’environnement et de la santé des professionnel·les.
Face à ces inquiétudes, les artistes et technicien·nes membres du Réseau des arts à modes doux (Armodo) expérimentent des modes de tournées alternatifs. En sillonnant les territoires sans moteur, ces pionnier·es proposent une autre vision de la culture à l’heure de l’urgence écologique, davantage basée sur la sobriété, l’interdépendance et la lenteur. Rencontre avec trois artistes qui ont expérimenté la tournée en modes doux.
« La dimension éphémère d’un spectacle est plus palpable quand on arrive à vélo »
Théo de Boissezon, Compagnie La Poursuite : J’ai découvert la tournée à vélo lors d’un grand voyage en tandem avec un ami, en 2015. On est allés jusqu’à la mer Noire en ne vivant que de musique de rue pendant trois mois et demi. On n’était pas pressé, c’était comme des vacances. C’est sur ce modèle-là, très spontané, que j’ai calqué le rythme de toutes mes tournées futures.
Ce n’est pas tous les jours facile, mais ça me rend tellement heureux d’arriver à me passer d’un moteur autant que possible. Je n’ai pas à faire le plein, je suis souvent en plein air, j’ai une forme de solitude qu’on ne retrouve pas dans le camion, je n’écrase pas d’animaux… Et les paysages que je traverse me nourrissent artistiquement, même une zone industrielle un peu glauque.
« Les paysages que je traverse me nourrissent artistiquement »
Il se passe aussi quelque chose avec le public. La dimension éphémère d’un spectacle est plus forte, plus palpable quand on arrive à vélo. On peut tout de suite parler de l’itinéraire, on partage quelque chose de très concret, ils/elles peuvent se dire “il est passé par le petit bois et il a galéré dans la montée”. D’autant que les gens sont souvent fiers de leur territoire.
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Aujourd’hui, avec l’association La Poursuite, on propose d’accompagner des artistes qui veulent expérimenter les tournées à vélo. Je me suis déjà retrouvé sur des tournées avec 200 000 euros d’instruments dans ma remorque. Ça passe toujours, mais il y a un vrai savoir-faire derrière pour définir les itinéraires, prendre soin des corps et du matériel. C’est aussi des dépenses. Avec le temps, j’ai peut-être mis 2500 euros dans mon équipement de tournée à vélo : un grand vélo, des bonnes sacoches, une bonne remorque… D’où la nécessité de partager ce savoir-faire et de mutualiser le matériel pour rendre la tournée à vélo largement accessible.
On a aussi fabriqué une cyclo-scène qui est une scène itinérante à vélo. C’est un très bel objet, il y a une charge symbolique autour de la scène. Quand on arrive quelque part avec, c’est comme si on arrivait avec une bonne nouvelle.
Le conseil que je donne aux artistes qui veulent essayer la tournée à vélo, c’est de ne pas faire de concessions artistiques. Certes, il y a des contraintes techniques liées au poids ou à la taille, mais la créativité, c’est d’embrasser ces contraintes pour les mettre au service du projet artistique. Pas l’inverse. Aujourd’hui je vois vraiment le vélo comme une source de création, d’aventure, quelque chose d’indissociable de mon travail d’artiste.
« Quand tu arrives dans un village, ton cheval c’est ton ambassadeur »
Stefan Bastin – Roulotte verte et compagnie : Ce qui m’a accroché dans la tournée en roulotte, c’est d’abord le nomadisme. Tu arrives quelque part, tu joues ton spectacle et le lendemain tu repars, tout change toujours autour de toi, c’est une expérience très forte. Chaque été, on emmène des jeunes qui ont suivi des ateliers de théâtre pendant l’année et on mise beaucoup sur la force pédagogique de l’itinérance. On apprend à vivre ensemble, à résoudre les conflits, et ça crée toujours des liens forts au sein du groupe. On assiste à des changements de personnalité sur des périodes de quelques semaines, on n’est jamais le/la même à l’arrivée qu’au départ.
Avec une roulotte tirée par un cheval, on peut parcourir environ 15 km sur une journée. On peut aller jusqu’à 20 km, mais il faut réduire la charge, limiter le dénivelé et faire attention à la nature du sol. Le cheval, c’est une contrainte qui implique toute une logistique, il faut être à son service comme il est à notre service : le nourrir, le brosser, veiller à ce qu’il se sente bien…
Mais c’est le meilleur pédagogue parce qu’il est corporel. Il n’est pas dans le discours. Quand on apprend aux jeunes à conduire l’attelage, on leur apprend d’abord à comprendre les expressions corporelles. Celles du cheval et les nôtres. L’itinérance, la relation avec le cheval, le théâtre, tout ça travaille la même chose : notre corps dans le monde, notre corps dans la relation aux autres.
« L’itinérance, la relation avec le cheval, le théâtre, tout ça travaille la même chose : notre corps dans le monde »
Le cheval, quand tu arrives dans un village, c’est aussi ton ambassadeur. Un soir, alors que nous étions dans un village dans lequel nous sommes passé·es plusieurs été d’affilée, une centaine d’habitant·es s’est spontanément installée à 20h devant la roulotte garée sur la place du village. Ce jour-là, nous n’avions pas prévu de jouer, donc rien n’avait été annoncé, seulement le bouche à oreille et ce lien que nous avons créé chaque année avec les habitant·es. On a donc joué ce soir-là, et encore le lendemain.
Même si la tournée en roulotte devient de plus en plus compliquée à cause des contraintes administratives, ça reste vraiment une manière incroyable de renouer avec une forme d’artisanat artistique. Le déplacement devient un plaisir, on sort de la logique du marché des arts vivants pour vivre et partager quelque chose de fort autour de la culture.
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« Faire une tournée à pied, c’est rester au rythme de l’humain »
Mbalou Arnould, Compagnie En cavale : J’ai adapté mon spectacle La maison de ma mère en un dispositif minimal : un régisseur et une comédienne. On a fait deux tournées à pied en Belgique, de sept et dix jours, en jouant dans des petits lieux ou directement chez les gens. Je trouve que le rythme pédestre, c’est le rythme le plus facile pour rencontrer les gens et pour que les gens aient le temps de te suivre. Tu peux traverser une rue, papoter un temps avec quelqu’un, puis continuer, tu es au rythme de l’humain.
La scénographie et les affaires étaient rassemblées dans une petite remorque pédestre qui s’attache à la taille. On a eu un peu mal au dos les premiers jours, mais le corps s’habitue progressivement aux 45 kg qu’il y a derrière et on réalise la force qu’on a. On parcourait entre 10 et 20 kilomètres par jour, mais on s’est rendu compte que 20 km c’était trop fatigant si on voulait jouer le jour même.
Une tournée à pied demande une implication totale, c’est ça la magie du truc. J’ai l’expérience de la tournée classique en camion dans laquelle tout est millimétré – conduire, charger, décharger, aller à l’hôtel… –, tandis qu’à pied, le temps de déplacement est long, très long, plein de choses se passent et peuvent potentiellement nous nourrir en tant qu’artistes. C’est aussi ce qui permet les rencontres, le fait d’aller dans des territoires où il y a moins de spectacle vivant, de toucher de nouveaux publics…
« La marche redonne du sens aux distances entre les territoires »
La marche redonne du sens aux distances entre les territoires. Les kilomètres retrouvent un aspect très concret, et c’est quelque chose dont je parle pendant le spectacle. On explique d’où on arrive, par où on est passé, ça redonne aussi un peu une géographie symbolique aux espaces. Ça demande de repenser tous les réflexes de programmation. Il ne peut y avoir que 20 km entre chaque date, donc ça nous a amené à jouer dans un atelier de vélo, chez un maraîcher ou dans une galerie d’art.
C’est ce qu’on essaye de porter avec Armodo. En se fédérant, on cherche à ouvrir les possibles dans la filière du spectacle vivant. On se rend compte qu’il y a plein d’alternatives et c’est possible que certain·es d’entre nous ne reviennent jamais aux énergies fossiles.
Parce qu’en fonction des territoires, des dénivelés, de la géographie, de la distance qu’on veut faire, on trouvera toujours un mode de transport doux qui soit adapté au projet.
Le Réseau des arts à modes doux organise ses 7e Rencontres, du 25 au 29 septembre en Normandie. Pour plus d’informations, rendez-vous par ici.