Dominique Paturel est chercheuse à l’Institut national de la recherche agronomique (INRAE) de Montpellier. À partir de ses travaux sur la démocratie alimentaire, elle plaide pour inscrire le droit à l’alimentation durable dans la constitution. Pioche! l’a rencontrée pour parler d’une proposition qu’elle porte depuis plusieurs années et qui commence à émerger dans le débat public : la Sécurité sociale de l’alimentation.
Qu’est-ce que c’est, cette Sécurité sociale de l’alimentation ?
Dominique Paturel : C’est la proposition de verser une allocation mensuelle de 150 euros à tous·tes les citoyen·nes, sous la forme d’une monnaie locale dédiée aux achats alimentaires. Le montant a été évalué à partir de travaux en sciences de la nutrition : c’est le minimum pour qu’un individu puisse s’alimenter correctement.
Un tel système serait financé par la cotisation sociale, c’est-à-dire prélevée sur la valeur ajoutée du travail, pas sur le salaire. Le tout coordonné par des caisses locales gérées sur un principe démocratique. Ces caisses décident du conventionnement des produits et des lieux de distribution. L’idée, c’est que les critères de conventionnement prennent en compte l’impact écologique et les conditions de travail qui sont derrière l’alimentation.
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Quelle place occupe l’art dans l’engagement écologique ?
Concrètement, si la Sécurité sociale de l’alimentation est mise en place, on aura une carte vitale avec un droit d’acheter un certain nombre de produits dans des magasins conventionnés. Le même système qu’on a déjà pour la santé !
Que signifie l’idée de « démocratie alimentaire » que vous amenez régulièrement dans le débat public ?
C’est une idée sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Je me suis appuyée sur les travaux de Tim Lang dans les années 1990. Sa définition est simple. Elle part du constat que les États sont devenus impuissants dans le domaine de l’alimentation. Les systèmes alimentaires sont aujourd’hui mondialisés et financiarisés, alors ils échappent complètement au contrôle démocratique. À partir de ce constat, il appelle à se recentrer sur l’échelon local, la seule échelle dans laquelle il est encore possible de reprendre la main sur l’agriculture et l’alimentation.
La Sécurité sociale de l’alimentation permet de garantir véritablement le droit à l’alimentation durable pour toutes et tous
En 2019, j’ai participé à la création d’un collectif de chercheur et chercheuses qui s’appelle Démocratie alimentaire. On a principalement travaillé sur le droit à l’alimentation durable. L’objectif était de comprendre pourquoi, dans les sociétés occidentales, le droit à l’alimentation n’est pas mis en place, et ce qu’on pouvait proposer à partir de là.
Et la Sécurité sociale de l’alimentation est une manière de renouer avec une forme de démocratie alimentaire ?
Oui, à travers le système de caisses de conventionnement locales, les citoyen·nes peuvent se réapproprier les enjeux d’alimentation et d’agriculture, dans la vie de tous les jours. Cela redevient un enjeu politique.
La Sécurité sociale de l’alimentation permet de garantir véritablement le droit à l’alimentation durable pour toutes et tous. Car ce système cherche à couvrir des risques individuels, en garantissant l’accès à une alimentation saine. Mais il permet aussi de penser le risque à l’échelle collective, en prenant en compte les crises écologiques à venir.
Comment cette proposition de Sécurité sociale de l’alimentation rejoint-elle vos travaux de chercheuse ?
Le but c’est de rompre avec l’idée que l’alimentation c’est seulement une histoire de boîtes de conserve et de plats tout préparés
C’est une proposition que l’on porte collectivement avec un réseau d’associations au niveau national. Notre point de référence, c’est le régime général de la Sécurité sociale de 1946, lorsque la sécu était gérée à l’échelle locale par les syndicats.
Je travaille autour des enjeux politiques de l’alimentation. Le but c’est de rompre avec l’idée que l’alimentation c’est seulement une histoire de boîtes de conserve, de plats tout préparés ou même de produits frais au supermarché. Derrière tout ça, il y a des gens qui travaillent, bien souvent dans des conditions lamentables. Il y a aussi l’accaparement des ressources terrestres : les sols, l’eau, l’air…
J’ai aussi travaillé à partir des théories féministes, parce qu’il est important de comprendre les rapports de domination qui sont à l’œuvre en permanence, surtout sur un objet comme l’alimentation. Il faut repartir du quotidien, de la vie ordinaire en se demandant : qui cultive ce qu’on mange ? De quoi a-t-on besoin ? Comment sont réparties les tâches liées à l’alimentation au sein de la société ? Et dans la sphère domestique ?
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Quelle place occupe l’art dans l’engagement écologique ?
À partir de ces questions très simples, on se rend compte que derrière l’alimentation, il y a notamment des femmes et des groupes minorés qu’il faut absolument prendre en compte. L’alimentation nous concerne toutes et tous, et c’est un formidable prétexte pour s’interroger collectivement sur nos façons de vivre ensemble, et sur la société qu’on veut pour faire face aux transformations du climat.
Dans les partisans de la Sécurité sociale de l’alimentation, on retrouve une grande diversité d’acteurs issus de champs très différents. Comment toutes ces associations se retrouvent autour d’une proposition commune ?
Ce qui est intéressant avec ce réseau national, c’est que les acteur·ices abordent la Sécurité sociale de l’alimentation à leur manière. On est chacun·e sur des bouts de la question.
L’alimentation est un formidable prétexte pour s’interroger collectivement sur la société qu’on veut pour faire face aux transformations du climat
Certain·es se concentrent sur la question de la lutte contre la précarité, d’autres entrent par les enjeux de santé publique. Puis, il y a beaucoup de réseaux issus du monde paysan, dont le réseau CIVAM ou la Confédération paysanne, qui s’appuient sur cette proposition pour défendre un autre modèle d’agriculture. Avec le collectif Démocratie alimentaire, on est là pour souligner la nécessité de prendre en compte et de discuter avec l’ensemble de la population.
Et je suis convaincue qu’à partir du moment où on partage les connaissances et qu’on fait confiance aux gens à l’échelle locale, alors tout le reste suit naturellement. La démocratie, c’est le point de départ fondamental qui permet de s’interroger collectivement sur le type d’agriculture qu’on veut, sur la nourriture qu’on veut produire et manger.
Récemment, plusieurs initiatives qui se revendiquent de la Sécurité sociale de l’alimentation se sont mises en place. Quel est le rôle de ces expérimentations ?
On traverse une période de fragilité dans la mesure où la proposition commence à être visible dans le débat public. Je reste très attentive à l’évolution de ces projets. Car il est nécessaire que ces initiatives arrivent à faire système, pour qu’elles puissent s’inscrire dans un rapport de force.
Mais elles sont importantes ces initiatives. Elles mettent en route, à différentes échelles, des processus d’apprentissage collectif autour de la démocratie alimentaire et de cette idée de Sécurité sociale de l’alimentation. Et ça c’est fondamental. C’est un peu ce qu’il s’est passé depuis 2001, date de création de la première AMAP. Il y a eu un apprentissage collectif, et les AMAP ont dépassé les frontières du monde militant pour toucher une partie importante de la population.
Retrouvez plus d’informations sur le site du collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation.