Le militantisme est-il plus efficace lorsqu’il est mis en scène ? De l’amour des arbres aux planches du théâtre, « l’écureuil militant » Thomas Brail, icône des luttes environnementales depuis sa grève de la faim perché devant le ministère de l’Intérieur, y répond avec la pièce Éloge de la forêt, jouée le 1er juin lors de la Nuit blanche à Paris. Portrait d’un homme sensible dont la sincérité des combats ne s’éloigne jamais de leur pendant esthétique.
« L’arboriste grimpeur », « l’écureuil militant », « le militant perché ». Toute la sphère médiatique ramène Thomas aux arbres depuis qu’il a empêché « 7 platanes de 120 ans d’être abattus » dans la petite commune de Mazamet, où il œuvrait depuis 10 ans en tant que jardinier. Depuis, il a protesté contre une loi en se perchant 28 jours devant le ministère de la Transition écologique, a passé 11 jours en grève de la faim devant la Tour Eiffel, et est devenu, ces derniers mois, l’un des visages emblématiques de la contestation contre la construction de l’autoroute A69.
C’est tout naturellement que Patrick Scheyder, pianiste et auteur de plusieurs essais sur « l’écologie culturelle », a pensé à lui pour Éloge de la forêt. Dans cette pièce, celui qui a « réalisé son rêve d’enfant » en « sauvant les arbres » (comme il l’a raconté dans son livre L’homme qui sauvait les arbres, publié en 2022), incarnera un homme politique qu’il aurait aimé être : directeur de cabinet du ministre de la Transition écologique.
L’occasion de « défendre la forêt » ? En tout cas, celle de s’inscrire dans cette nouvelle vague militante qui refuse de choisir entre les luttes de terrain et la bataille culturelle dans les salles. Entretien avec celui qui ne souhaite finalement rien d’autre que de nous faire, réellement, aimer les arbres.
Tu n’es pas le seul à emprunter le chemin qui mène de militant à artiste : on pense à Camille Étienne avec ses courts-métrages, ou à l’activiste MC Danse pour le climat avec son collectif de DJs Planète Boom Boom. Est-ce l’impasse du militantisme qui mène à l’artistique ?
Thomas Brail : Quand on voit des festivals comme Cannes, avec tous·tes les acteur·ices américain·es et tout ça, et le nombre de gens qui les suivent sur les réseaux sociaux, nous, on aimerait juste avoir autant de monde qui nous suit et relaye nos infos. Je t’assure qu’on pourrait régler plein de projets et de dossiers tellement plus vite si on avait des millions de followers. C’est clair que ça fait rêver, alors on se dit pourquoi pas ? Si ça pouvait marcher et faire avancer nos combats plus vite, ce serait super. Moi, je veux prendre toutes les opportunités possibles pour avancer.
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C’est quelque chose sur lequel on s’est retrouvé avec Patrick (Scheyder, ndlr.) : faire passer le message de l’écologie par d’autres biais, notamment par la culture. Ça permet de toucher d’autres personnes et de ne pas toujours parler aux mêmes converti·es. Il faut vraiment élargir notre audience.
Est ce que tu avais une motivation plus personnelle pour monter sur scène ?
Thomas Brail : Moi, j’ai un groupe de rock, ça fait 30 ans qu’on tourne avec les copains. La scène, tout ça, j’adore. J’aime bien cet échange avec le public, ce partage. Et puis, c’est surtout dans ces moments-là que je trouve des soupapes de sécurité, parce que sinon, j’explose. Parce que c’est trop dur de se battre quotidiennement. À un moment donné, il faut s’octroyer des plages de joie et de bonheur, et ça, ça en fait partie. Avec l’Éloge de la Forêt, je me suis dit : tiens, pourquoi ne pas s’amuser avec un petit sketch où je parle des mêmes sujets que j’aborde quotidiennement ?
« C’est trop dur de se battre quotidiennement. Il faut s’octroyer des plages de joie et de bonheur »
Je me suis donc mis en scène en inventant un personnage, un directeur de cabinet d’un ministre, que j’aimerais être, même si c’est clairement impossible dans la réalité. Je ne veux pas trop en dévoiler, mais l’idée, c’est que le théâtre ouvre la porte à des imaginaires auxquels on n’a pas accès dans la vraie vie.
Tu puises ton inspiration dans un réel amour des arbres, dont tu as une connaissance presque intime. D’où vient-elle ?
Thomas Brail : Moi, j’ai toujours grandi dans un univers montagnard, dans un terrain familial proche de la forêt, dans le Tarn. Je n’avais pas de voisin·es hormis les renards et les chevreuils. Je vivais loin des villes de chez moi, et comme je n’avais pas de moyen de locomotion dans un lieu-dit où il n’y avait pas beaucoup d’enfants, j’ai vécu un peu seul. J’ai cultivé mon univers dans la forêt. C’est à ce moment-là que j’ai développé une connexion à tout ça.
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Je n’ai pas honte de dire que je suis un hypersensible. Cette hypersensibilité se confronte aux dérives qui sont parfois faites au niveau environnemental. Moi, ça me touche. J’ai l’impression qu’on a perdu collectivement cette sensibilité, comme si on l’avait égarée en route.
Justement, t’entendre parler de sensibilité au vivant, aux arbres, à la forêt, alors que notre société n’en a sans doute jamais été aussi éloignée, ça interpelle. Pourrait-on imaginer une « culture de la forêt » enseignée comme on apprend à jouer d’un instrument de musique ?
Thomas Brail : Tu fais bien d’en parler : dans mon livre L’homme qui sauvait les arbres, j’explique un truc qu’on oublie souvent dans l’éducation sur l’environnement. Quand j’étais en formation pour devenir jardinier, on m’a appris à faire plein de choses : creuser des trous, planter des arbres, les tailler, les abattre… Mais on ne m’a jamais appris à aimer les arbres.
Ce n’est pas un hasard si on ne nous enseigne pas ça. Les formations, surtout celles pour les forestier·es, sont faites pour apprendre à exploiter la forêt, à faire des coupes rases, pas pour développer un attachement aux arbres.
On m’a formé comme un petit soldat des multinationales à utiliser des insecticides à gogo. Ça montre bien qu’il manque quelque chose dans notre façon d’éduquer à l’environnement. On devrait vraiment revoir ça pour inclure plus de respect et d’amour pour la nature.
Tu as passé beaucoup de temps sur la ZAD contre l’autoroute A69. Au-delà de la lutte, est-ce qu’une « culture écologique » s’y développe, se vit, et t’inspire ?
Thomas Brail : Je n’avais jamais côtoyé le milieu des ZAD avant la lutte autour de l’A69. Avec le Groupe National de Surveillance des Arbres, dont je suis le fondateur, nous avons pu mener des combats avec des groupes locaux un peu partout en France. Mais jamais de ZAD. Franchement, j’étais peut-être un citoyen lambda mais ce moyen de lutte, je le trouvais radical. Se retrouver dans la boue, face à des CRS, ce n’était pas pour moi.
« Il y a beaucoup de jeunes dans ces ZAD, mais ne les jugez pas trop vite »
Et puis, petit à petit, je suis tombé dedans. Maintenant, je me dis : c’est ça qu’il faut faire, les militant·es ont entièrement raison. Il y a beaucoup de jeunes dans ces ZAD, mais ne les jugez pas trop vite : ces jeunes-là sont en train de créer un monde meilleur pour demain, pour vos enfants.
C’était dur la ZAD ? Tu as l’air d’être ému d’en parler….
Thomas Brail : Je ne vais pas te mentir ni mentir à tes lecteur·ices : on y laisse des plumes. Je ne vais pas peindre un tableau idyllique de ce que c’est que de se battre. Se battre, c’est un investissement quotidien, parfois jusqu’au corps. Il y a forcément des retours de bâtons. Il faut savoir trouver des moments pour se ressourcer.
Pour moi, mon fils est comme un chargeur de batterie. Si je n’ai pas mon chargeur, quand ma batterie est vide, je suis cuit. Il y a tout le reste à côté. Il faut savoir se préserver pour mieux repartir sur les lieux de lutte. Je ne suis pas quelqu’un qui ment. Je ne peux pas vous dire que c’est facile. Il n’y a rien de facile. Par contre, si tout le monde s’y met, on avancera beaucoup plus vite. Je pense aussi qu’il y a une vraie guerre contre le vivant aujourd’hui.
Qu’est ce que tu entends par « guerre contre le vivant » ?
Thomas Brail : À chaque visite, j’ai les boyaux qui se tordent en voyant le projet avancer. Une multitude d’engins de chantier, des camions géants transportant des tonnes de terre, des roues immenses quatre fois plus grandes que moi. Ils déplacent des terres agricoles, érigent des monticules de terre nourricière, coulent du béton et répandent de la chaux sur des sols qui étaient fertiles.
Voilà ce que c’est en gros : des gaz lacrymogènes à profusion. Des services publics mobilisés au service d’une entreprise, Pierre Fabre, que je tiens à citer, car cette autoroute est construite pour les laboratoires Pierre Fabre, et non pour les citoyen·nes. Médiapart l’a révélé, et la cellule d’investigation de France Inter a fait un excellent travail sur ce sujet.
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Quand on parle de projets d’utilité publique, ce n’est pas du tout le cas. Si vous voulez vraiment prendre la mesure de la situation, venez sur place. C’est tellement plus facile de nous traiter d’éco-terroristes. Venez sur place, et vous comprendrez pourquoi on lutte. Venez voir le désastre qui se profile.
En 39-40, il y avait très peu de résistant·es, beaucoup de collaborateur·ices et beaucoup de gens qui attendaient que ça passe. Je vais faire un parallèle, même si ça peut choquer : une poignée de résistant·es ont permis à la France d’être libre. Ils/elles se sont battu·es pour que la majorité en profite. C’est exactement ce que nous faisons aujourd’hui.