En studio, à l’écran, sur scène et dans la vie, Sandra Nkaké fait partie de ces artistes qui mêlent tout naturellement poésie intime et engagement politique. Après trois albums solo et une Victoire de la Musique en 2012, la chanteuse franco-camerounaise est revenue au printemps avec un nouvel album baptisé Scars. On retrouve avec plaisir son timbre de voix si singulier, bercé de sonorités soul, rock et folk co-composées avec son ami de longue date, le flûtiste Jî Drû.
En français, en anglais et en douala, ses textes évoquent des cicatrices personnelles, entre déracinements, rêves brisés et « violence d’être femme, noire ». À travers la musique, les douleurs deviennent collectives, résonnent dans d’autre corps, et s’apaisent. « Chanter m’a sauvée, ces cicatrices sont désormais ma force », explique-t-elle sans détour.
C’est tout le sens de l’engagement porté par Sandra Nkaké. Sa musique tisse des liens, prend soin des corps et porte un monde tout en sensibilité. Elle n’hésite pas à porter publiquement ses combats féministes, écologiques et décoloniaux, s’appuyant sur son vécu pour défendre le droit de chacun·e à la singularité, à un avenir apaisé.
À l’occasion de sa venue au festival La P’Art Belle, près de Vannes, le 8 septembre prochain, Pioche! l’a rencontrée pour discuter de cet engagement artistique et politique tout en authenticité.
Vos textes portent de puissants messages politiques, vous prenez régulièrement position dans la presse, et vous avez rejoint le collectif d’artistes engagé·es pour l’écologie Music Declares Emergency. Comment est né cet engagement musical et politique ?
Sandra Nkaké : Je me suis toujours questionnée sur le pourquoi de mon geste artistique et sur sa finalité. Ça fait 30 ans que la société est de plus en plus tendue, de plus en plus ultralibérale. On nous pousse à consommer plus, à produire plus, à rester chacun·e dans son coin, mais au fond, on a une envie folle de se retrouver et de vibrer ensemble. J’ai choisi la musique parce que c’est un médium qui fait du bien, qui nous relie.
J’ai choisi la musique parce que c’est un médium qui fait du bien, qui nous relie
Je pense que les moments de culture permettent de se questionner collectivement sur notre société et sur les manières de la changer. Ce sont des espaces de luttes et de rencontres, où l’on peut croiser des personnes que l’on ne connaît pas, qui ont des parcours de vie très différents, mais avec qui on partage pourtant des valeurs communes.
Dans ma musique, comme dans la vie, je parle assez librement de ma position, à la fois écologiste, anticapitaliste, féministe, et décoloniale. Je ne m’en cache pas, mais je ne suis pas non plus donneuse de leçon, ni moralisatrice, je suis quelqu’un en devenir, avec mes propres contradictions. J’en ai bien conscience.
Comment mêlez-vous votre quotidien d’artiste avec une prise de conscience écologique ?
Les questions écologiques sont arrivées sur mon chemin d’artiste, parce qu’elles sont d’abord arrivées sur mon chemin personnel. Tout simplement. C’est quelque chose qui s’est inscrit dans ma vie il y a quelques années, et ça a été évident qu’il fallait l’inclure aussi dans mon geste artistique. À partir du moment où j’ai fait attention à ce que je consommais, à comment je me déplaçais dans ma vie personnelle, j’en ai tout de suite parlé à mes partenaires.
C’est une discussion que l’on doit avoir tous·tes ensemble, pour que ça devienne un enjeu collectif et pas quelque chose d’imposé. Je n’ai pas la science infuse, mais je pense qu’en étant patiente, en montrant des alternatives, on peut faire bouger les choses.
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J’échange aussi beaucoup avec Emily Loizeau, Jeanne Added ou Raphaëlle Lannadère (alias L), autour de ces questions. On se retrouve en manif, on se partage des bonnes pratiques, des connaissances, on s’interroge sur nos sujets d’écriture. Ce sont des discussions très riches.
On ne peut pas se contenter de rester dans sa bulle et fuir le monde
Est-ce que vous vous sentez de plus en plus radicale sur ces questions ?
J’espère l’être de plus en plus, d’avoir le courage d’aller à la source des problèmes, d’être intransigeante, d’affronter les normes. Tout ça en restant ouverte. Parce que la mollesse nous tue. Et quand on est femme, on est assignée à être douce, à être calme, à ne pas être en colère, alors on est plus rapidement perçue comme radicale.
Les lectures d’Angela Davis et des féministes qui l’ont précédé aident beaucoup à articuler la pensée, et à comprendre qu’il ne suffit pas d’aller bien soi, qu’on est tous·tes relié·es. On se rend aussi compte que nos manières de vivre et de penser sont très européano-centrées et impactent le reste du monde. On ne peut pas se contenter de rester dans sa bulle. J’entends des gens dire qu’ils/elles vont aller dans un petit coin d’Ardèche pour s’isoler, mais ça ne marche pas. On ne peut pas fuir le monde.
Modestement, à l’endroit où on est, avec les ressources qu’on a, on peut avoir un impact positif. On peut réfléchir aux manières de consommer, d’agir pour le collectif, d’être avec soi-même et avec les autres, d’élever ses enfants ou de se comporter dans l’espace public.
Comment se traduisent ces valeurs fortes dans votre musique ?
Ça se sent avant tout dans ma voix, dans les thèmes que j’aborde dans mes chansons et dans la manière de porter ces chansons sur scène et sur les réseaux sociaux. Pour moi, c’était important d’être de plus en plus explicite, claire et articulée dans la pensée que je défends. Par exemple, mon dernier disque, Scars, parle de cicatrice, de chemin parcouru, de violences qui nous sont faites. Et plus précisément, il aborde comment on survit au viol, à l’inceste, et comment nos sociétés sont malades de toutes ces violences.
Jusqu’à présent, j’en parlais en filigrane, à la troisième personne, par le biais de personnages. Et je crois que c’est la première fois que j’écris à la première personne et que j’arrive à en parler de manière aussi frontale. Mais c’est aussi parce que la temporalité le permet, et que justement, il y a eu un travail personnel et intime de questionnement et de guérison. Avant ça, je n’étais pas prête.
Il y a toujours eu des voix qui se sont élevées sur ces sujets, mais on ne les a jamais écoutées. Aujourd’hui, le fait d’entendre et de rencontrer d’autres femmes être actives, prendre des risques, en parler librement, permet à chacune de se sentir autorisée et de se rendre compte qu’elles ne sont pas toutes seules. C’est ça aussi la sororité.
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Au moment où j’étais prête, j’ai fait une vidéo pour en parler directement. Et je reçois tellement de messages, encore aujourd’hui, qui me racontent des parcours personnels, qui me remercient parce que ça a donné de la visibilité à quelque chose dont on ne parle pas mais qui arrive malheureusement tous les jours. Maintenant, il faut écouter, accompagner et puis surtout faire en sorte que les personnes qui agressent ne se sentent pas dans l’impunité totale. Mais voilà, ces violences sont aussi liées à des systèmes de pouvoir qui infusent partout. Autant dans notre gestion de l’humain, que de l’animal, du végétal ou du minéral. C’est le même sujet.
On m’a raconté que parfois, en tournée, il vous arrivait de faire à manger pour tout le monde, et que vous portiez une grande attention au soin de votre équipe. Pourquoi est-ce que ça compte autant à vos yeux ces gestes-là ?
Quand on est en tournée, ou en phase de création, on crée une équipe, une ambiance dans laquelle tout le monde a la même valeur. J’essaye de créer les équipes les plus bienveillantes possible, en m’assurant que chacun·e coche les cases de la non-violence, du respect, du racisme, de la non-homophobie… On essaye aussi d’avoir un fonctionnement le moins capitaliste et libéral possible, on impose aux partenaires que tout le monde ait le même salaire, on voyage tous·tes en train, etc.
Sur scène, on a cette envie commune de faire du bien aux autres. On prend la musique très au sérieux
Pour moi, les repas sont des moments de lien et d’échange indispensables. La musique ne se crée pas que sur scène ou au studio, mais aussi dans les moments à-côté. Donc, souvent, on achète et on cuisine nous-même. Non seulement ça coûte moins cher, mais surtout, l’énergie que l’on prend à choisir les produits, à les travailler, à les cuisiner, à les partager ensuite, il n’y a pas de prix pour ça, c’est merveilleux. C’est un geste qui est important et précieux, qui fait partie de quelque chose de plus global.
Le 8 septembre prochain, vous serez dans le Golfe du Morbihan pour le festival éco-citoyen La P’Art Belle. Est-ce que vous portez une attention particulière aux lieux, aux festivals qui vous accueillent ?
Je suis toujours touchée quand des gens ont envie de programmer ma musique, mon geste artistique. Quel que soit le lieu, un festival énorme, une petite asso ou un hôpital, ce qui m’intéresse c’est de créer du lien. Pour défendre mon dernier album, Scars, j’essaye de créer des moments d’intimité, de douceur, mais aussi de connexion, de rage et d’énergie fédératrice. Sur scène, il y a une belle équipe, on s’entend bien, on est heureux·ses de faire de la musique ensemble, et nos corps racontent quelque chose de fort. On a tous·tes des chemins de vie très singuliers, mais on a cette envie commune de faire du bien aux autres. Dans ce sens, on prend la musique très au sérieux.
On peut être sobre en électricité et être forts en valeurs et en énergie, ça n’est pas incompatible
Alors quand on se retrouve dans un festival plus intimiste, comme La P’art Belle, c’est merveilleux, on peut voir les gens, les sentir, les toucher, être parmi eux/elles… Et si ce festival s’inscrit dans une logique de décroissance, on dit oui tout de suite. C’est l’occasion de pouvoir relier les valeurs avec des actes, de montrer qu’on peut faire mieux, faire différemment, tout en proposant des spectacles généreux et forts.
À La P’art Belle, tout est alimenté par l’énergie solaire. Donc la puissance sonore et lumineuse est moindre par rapport à d’autres festivals, mais ça ne change pas la puissance du spectacle. On peut être sobre en électricité et être fort·es en valeurs et en énergie, ça n’est pas incompatible. J’espère que d’autres festivals vont emboîter le pas parce qu’il est temps qu’on s’y mette tous·tes de manière collective.
Sandra Nkaké sera au Festival La P’Art Belle organisé les 8 et 9 septembre à Sarzeau, dans le Morbihan. Pioche! sera également présent pour animer une table ronde « Les aventurier·es de l’écologie » avec les aventurier·es et sportif·ves Anaëlle Marot, Nicolas Vandenelsken, Paul Metailler et Lili Sebesi. Retrouvez le programme complet sur le site de La P’Art Belle.