« Ressentir l’écologie dans le corps » pourrait être leur devise. Devant le siège de TotalEnergies, dans les collines de Marseille ou sur scène, les jeunes danseur·euses du collectif Minuit 12 mettent l’émotion du mouvement au service de l’engagement climatique. Rencontre.
Iels sont une quinzaine, vêtu·es de noir, le visage balafré d’un trait noir, tel une éclaboussure de pétrole. De gestes courts et saccadés, leurs regards cherchent un point d’accroche. En vain. D’autres personnes s’avancent alors, en rangs serrés. Leurs combinaisons rouges rappellent celles des employé·es de TotalEnergies — à l’exception des mots « Climate killers » inscrits au niveau de la poitrine.
Face à elleux, les danseur·euses en noir entament une chorégraphie véhémente. On y discerne des influences contemporaines, hip-hop et même waacking, un style né dans les clubs gays de Los Angeles dans les années 70. La puissance de l’ensemble est amplifiée par le kick profond et la progression orchestrale de la bande-son, un morceau inédit du producteur Worakls, justement intitulé « Pipeline ».
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Nous sommes devant le siège de TotalEnergies, en mars 2022, et le collectif Minuit 12 vient de signer son premier coup d’éclat. Cette performance, impliquant une vingtaine de danseur·euses et accompagnée de prises de parole, visait à protester contre EACOP, le projet de construction d’un pipeline de 1 445 kilomètres en Ouganda. Repartagée par l’activiste Camille Étienne, la captation vidéo a été visionnée plus de 900 000 fois.
Un an plus tard, c’est peu dire que le collectif fondé par Jade Verda, Justine Sène et Pauline Lida a fait du chemin. En mars dernier, Minuit 12 donnait deux représentations d’Écume, son premier spectacle « intégral », sur les planches de la MPAA Saint-Germain, après en avoir présenté des extraits sur plusieurs scènes, dont celles du Climax Festival et de l’Académie du Climat.
Inspiré par la thématique de l’eau, Écume est accompagné d’une bande-son entièrement composée par l’une des danseuses du collectif, Inès alias Arabic Flavor Music lorsqu’elle officie en tant que beatmakeuse. Ce profil « pluridisciplinaire » caractérise bon nombre des trente et quelques membres que compte aujourd’hui Minuit 12 — à commencer par ses fondatrices : Pauline est aussi photographe, Jade plasticienne. Un leitmotiv qui les pousse à aller chercher d’autres créatif·ves pour les mobiliser face à l’urgence climatique.
C’est l’ambition de leur dernier projet en date, « Magma ». Derrière ce nom incandescent, une série de workshops sur le thème « art et activisme écologique » avec des étudiants en écoles d’art, un festival d’une semaine à l’Académie du Climat, un court métrage tourné dans la forêt de Poligny et la Magma, première « marche artistique pour le climat » à Paris, le 11 juin prochain.
Pioche! a parlé écologie inclusive, pluralité des esthétiques et esthétique militante avec Jade Verda et Pauline Lida.
Le collectif Minuit 12 s’est construit autour de la rencontre entre la danse et l’engagement climatique. Qu’est-ce qui est arrivé en premier chez vous ?
Pauline : Petite, j’ai fait partie de la section environnement de mon conseil municipal d’enfants. Mais pendant longtemps, c’est resté un peu abstrait, je voyais mal ce que je pouvais faire en tant qu’individu. Puis, des années plus tard, je suis partie étudier la danse à New York, et j’ai vécu dans une Co-Op axée autour des thématiques environnementales.
C’est là-bas que j’ai commencé à m’impliquer dans des projets qui mêlent danse et écologie, notamment une pièce qui a été présentée sur le bateau des Nations unies pour sensibiliser à la montée des eaux.
Jade : Les deux sont venus un peu en même temps chez moi. Je me questionnais beaucoup au lycée, c’était le moment de la COP21, je découvrais la deep ecology à travers les livres d’Arne Naess. Je me souviens qu’une après-midi, j’avais collé des illustrations qui parlaient de climat sur tous les casiers, en secret. J’ai mis beaucoup de temps à trouver comment porter ma voix. Parler politique, porter un message militant littéral, ça ne me convenait pas. C’était bien plus facile pour moi de m’exprimer à travers une installation, ou en danse.
Pauline : Minuit 12 a commencé à vraiment prendre forme autour du spectacle Écume, sur lequel nous avons travaillé pendant deux ans. Mais nous ne voulions pas que ce soit une compagnie de danse classique, car nous avons tous·tes d’autres pratiques créatives. Il fallait que notre structure puisse les intégrer et donner envie à d’autres artistes de nous rejoindre, de collaborer avec nous.
Le projet Magma, que vous montez actuellement, s’inscrit dans cette dynamique de collaboration, à travers l’organisation d’ateliers à destination d’étudiant·es.
Jade : Oui, et ce n’est qu’une partie du projet. Nous sommes en résidence pour préparer notre court-métrage, qui sera tourné dans la forêt de Poligny. On y prépare une chorégraphie que nous recréerons dans la rue, avec des volontaires, durant la marche artistique pour le climat du 11 juin. Il y aura également une exposition, afin d’impliquer des institutions. C’est tout un écosystème. Notre performance aboutira enfin à un court métrage, et nous souhaitons que ces images participent à repenser l’esthétique militante.
Les mots « esthétique » et « militant » peuvent paraître contradictoires. Qu’est-ce que ça représente pour vous ?
Pauline : Au sujet du climat, certaines personnes nous ont dit que ça ne leur faisait rien de voir des choses écrites, mais qu’en regardant nos corps se mettre en mouvement, elles ressentaient quelque chose. Il y a tellement de raisons d’être alarmé·e lorsqu’on voit ce qu’il se passe, ça peut être pétrifiant. Nous croyons que parfois, l’émotion et la beauté peuvent nous sortir de cet état.
Nous mettons un point d’honneur à collaborer avec des gens qui ne viennent pas du milieu écolo à la base.
Jade : C’est aussi pour ça que nous dansons souvent dans des paysages naturels, comme les collines autour de Marseille, des espaces qui sont si beaux que l’on s’y sent tout de suite connecté·es. Si demain quelqu’un veut construire une villa dans ces collines, on s’en retrouve indigné·e, en colère. Ça touche notre affect, et c’est cette émotion qui peut servir de déclencheur, qui peut pousser quelqu’un à se mobiliser.
Notre travail sur l’image et la vidéo cherche à amplifier et à diffuser ce choc esthétique. Pour notre performance à Barbizon, nous collaborons par exemple avec un réalisateur qui fait habituellement des clips de rap. On trouve ça génial, parce que ça nous amène dans un nouvel univers, ça crée des ponts.
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Par ailleurs, c’est quelqu’un qui était déjà sensible aux questions écologiques, mais qui n’avait jamais utilisé son travail pour ça. Il y a plein de créatif·ves dans cette situation, c’est pourquoi nous mettons un point d’honneur à collaborer avec des gens qui ne viennent pas du milieu écolo à la base. En mutualisant leurs questionnements et leur travail, on parvient à les mobiliser – c’est notre manière de militer.
Pauline : Nous avons la chance d’évoluer en partie dans des milieux institutionnels, et c’est super d’avoir le soutien de personnes qui suivent ce que l’on fait, mais ce sont souvent des gens assez favorisés, éduqués, qui ont un accès privilégié à l’information et à la création. Les actions activistes sont essentielles à nos yeux, car elles nous permettent d’aller chercher d’autres personnes, auxquelles on ne s’adresse pas assez — et qui seront les premières touchées par la dégradation du climat et le renforcement des inégalités qu’elle engendre.
On veut que notre révolution soit joyeuse.
Jade : C’est un enjeu permanent, surtout lorsque tu travailles avec des délais et des budgets restreints. Tu veux tourner un court métrage en éco-prod ? Tu veux faire du maquillage avec des matériaux bio ? Les premières personnes à se manifester seront déjà hyper sensibilisées et viendront généralement des mêmes milieux.
Pauline : C’est aussi pour ça que nous cherchons à rassembler des danseur·euses de styles variés, avec des esthétiques différentes, mais aussi des morphologies différentes, des couleurs de peau différentes. On veut que nos actions reflètent la société telle qu’on la voit. Et on veut que notre révolution soit joyeuse.
Derrière vos chorégraphies, il y a souvent un propos précis, qu’il s’agisse par exemple de l’opposition au projet EACOP ou, dans Écume, du franchissement de la cinquième limite planétaire. Comment fait-on pour ne pas tomber dans quelque chose d’un peu lourd et premier degré, pour rester justement dans l’émotion, le sensible ?
Pauline : Une thématique va nous servir de point de départ, mais au final c’est le corps qui se l’approprie ; ce n’est pas du théâtre, il n’y a pas de texte. Le fait que nous ayons des styles de danse très différents au sein du collectif nous oblige aussi à inventer notre propre écriture chorégraphique. On a des danseur·euses de waacking, de hip-hop, de classique, contemporain, électro, jazz…
Et nous en recrutons de nouvelles·aux pour chaque projet. Comme nous co-chorégraphions souvent, il faut tisser des liens entre les univers de chacun·e. Lorsque j’écris, je peux avoir une idée assez précise de ce que je veux raconter, mais dès que l’on commence à danser, tout cela laisse place à l’improvisation, à l’ouverture à l’autre.
On sait que cela va toucher chaque personne du public différemment ; elles ne repartiront pas toutes avec le même message. Parfois, elles comprennent exactement ce que nous avions en tête ; parfois, elles vont y voir tout autre chose. Mais si l’on parvient à provoquer quelque chose d’intérieur, une étincelle, et même si c’est tout petit… Si ça peut amener quelqu’un à s’interroger sur les raisons qui nous ont poussées à tous·tes nous retrouver en sueur, à danser ensemble, le contrat est rempli.
Toutes les informations du collectif sont à retrouver sur sa page Instagram.