Créatifs, spécialisés, décalés… Et si l’avenir de l’information indépendante se jouait dans les marges, portée par de jeunes médias narguant, par leur fraîcheur et leurs prismes inédits, un champ médiatique par ailleurs touché par la concentration et la fatigue informationnelle ? C’est le pari de l’incubateur Hôtel71, à Lyon, qui accompagnera à nouveau en 2024 l’émergence de ces nouvelles voix de société. Rencontres.
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Pour se rendre à l’Hôtel71, il faut se diriger tout au bout de la presqu’île, là où les deux fleuves lyonnais, le Rhône et la Saône, se rejoignent. Là, au milieu d’un quartier en pleine mutation, entre friches industrielles et nouveaux immeubles d’affaires, se tient encore fièrement un ancien hôtel napoléonien au lustre désuet. C’est ici que depuis 2019, l’association Arty Farty – également derrière Nuits sonores ou Le Sucre – loge ses bureaux, et son incubateur de médias indépendants dont le nom était tout trouvé.
À l’Hôtel71, on ouvre cette année une quatrième promotion de jeunes médias. Un rapide coup d’œil aux projets accompagnés jusqu’ici permet de saisir la diversité des thématiques et des formats, allant de la revue féministe et artistique Censored, à la maison d’édition Poésie.io, en passant par Engrainage, « le média de l’écologie radicale », ou Europe et sentiment, un podcast qui parle d’Europe à travers des récits personnels à la première personne.
Les médias émergents permettent de faire contrepoids face à la concentration du monde médiatique
Pendant un an, les porteur·euses de projets accèderont à des formations sur le financement des médias ou la transition écologique, bénéficieront d’un accompagnement personnalisé, rencontreront d’autres professionnel·les et se connecteront à un écosystème d’acteur·ices des champs culturel et médiatique à l’échelle européenne. Autant d’opportunités pour construire un modèle économique pérenne tout en les encourageant à interroger leurs pratiques.
À l’occasion de l’appel à candidature pour la promotion 2024, ouvert jusqu’au 19 décembre prochain, Orlane Mayembe et Ivan Roux d’Hôtel71, et Clément Lopez et Laetitia Chabannes, respectivement à la tête des jeunes médias Engrainage et Europe et Sentiment, reviennent sur le rôle des médias indépendants dans un monde plus ouvert et engagé.
Pourquoi était-ce important pour vous de lancer votre propre média ?
Clément Lopez : On a lancé Engrainage parce qu’en tant que militants, on a constaté qu’il manquait souvent un lien entre celles et ceux souhaitant s’engager et les collectifs sur le terrain. Or, lorsque l’on regarde précisément les leviers d’engagement, le premier est le cercle social et le deuxième l’information. Il y a un vrai enjeu de ce côté-là, d’avoir des médias spécialisés où l’on prend le temps, où l’on réinvente l’information avec une réelle valeur ajoutée pour le débat public.
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Laetitia Chabannes : Quand j’ai créé Europe et Sentiment, j’ai pensé à une manière de parler de l’Europe qui me toucherait moi. Je me sens fortement européenne, l’Europe fait partie de mon identité. Pourtant, je trouve que le sujet est souvent traité de façon assez barbante et technique. Je pense que l’on peut se réapproprier ce sujet et se sentir légitime d’en parler au travers de témoignages, avec cette volonté d’incarner, de raconter des histoires intimes. Ça permet par exemple d’aborder des questions d’identité trop souvent laissées à l’extrême-droite.
Chez Hôtel71, comment voyez-vous votre rôle dans l’émergence de ces nouvelles voix ?
Orlane Mayembe : Les médias émergents permettent de faire contrepoids face à la concentration du monde médiatique, non seulement économique mais aussi idéologique. Quand un milliardaire rachète des médias, son ambition ne se limite pas à faire de l’argent. Il s’agit aussi de diffuser une idéologie et une interprétation de l’actualité. Les petits médias permettent d’apporter d’autres formes de narration du réel, et de porter les voix de la jeunesse.
Lancer un média permet aussi à beaucoup de prendre la parole car ils/elles ne se sentent pas représentées dans les médias classiques
Ivan Roux : Ça rejoint la question des nouveaux récits, de l’imaginaire collectif, et de la volonté de créer d’autres espaces de réflexion. Les médias émergents proposent des nouvelles manières de travailler et des rapports différents avec leur audience. Ça passe aussi par des formes plus créatives, que ce soit par le design, la mise en avant artistique du contenu éditorial ou le rapport à l’intime que l’on peut créer à travers les formats audios.
Orlane Mayembe : À rebours de la fatigue informationnelle, on choisit d’accompagner plutôt des médias qui s’extraient de l’information chaude, pour prendre le temps de créer, de rechercher, de proposer quelque chose de différent. Lancer un média permet aussi à beaucoup de prendre la parole car ils/elles ne se sentent pas représenté·es dans les médias classiques. C’est aussi défendre ce pluralisme-là.
À l’heure où chacun·e peut diffuser de l’information et prendre la parole sur les réseaux sociaux, comment délimiter ce qu’est un média ?
Clément Lopez : C’est le grand débat du monde des médias : faut-il une certification pour être considéré comme un média ? Faut-il distinguer les médias accrédités d’un côté, et de l’autre les Camille Étienne ou Partager C’est Sympa, qui abordent leurs sujets de façon plus incarnée ? Si l’on regarde le réel, je trouverais cela logique de considérer tout le monde sur le même plan tant qu’il y a du professionnalisme et le respect d’un code de déontologie. Surtout à l’heure où cette déontologie se trouve plutôt bousculée dans les médias mainstream.
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Laetitia Chabannes : Encore aujourd’hui, je présente Europe et Sentiment comme un podcast indépendant, pas un média. Pourtant, je joue le rôle de rédac chef, de journaliste, de productrice et réalisatrice. L’association autour du projet a un bureau et donne son avis. Le montage permet d’éditorialiser les récits, qui amènent à discuter et à réfléchir. Je crois que cela prend du temps de construire cette légitimité et de se considérer comme un média.
Comment parvenez-vous à concilier indépendance et modèle économique viable ?
La diversité du modèle économique est un pilier de l’indépendance
Laetitia Chabannes : Nous sommes uniquement financés par des subventions et du mécénat de fondations ou d’institutions européennes, je ne souhaite pas avoir de la pub sur mon podcast. L’avantage de la subvention publique, c’est qu’il n’y a aucun droit de regard éditorial, c’est bien écrit dans les conventions. La seule chose qu’on me demande, c’est de produire le bon nombre d’épisodes. Je peux garder une certaine indépendance et liberté de ton.
Clément Lopez : La diversité du modèle économique est un pilier de l’indépendance. Elle permet de ne pas être dépendant d’une source unique. Dans le cas du financement par le lectorat c’est différent, mais dans le cas du mécénat ou des partenariats, ça peut avoir une influence sur la ligne éditoriale. De mon côté, c’est surtout la question de la transparence qui me tient à cœur. Elle permet de créer un lien de confiance avec le lectorat.
Si on prend l’argent de telle fondation, il faut le dire aux lecteur·ices, parce qu’on ne va sûrement pas mener une enquête sur cette fondation. Donc si on se demande : est-ce qu’on est totalement indépendant et objectif ? Non, c’est impossible car on est rempli de subjectivité personnelle et de contraintes matérielles, mais on se doit d’être complètement transparent sur le sujet.
L’appel à candidature pour la promotion 2024 de l’incubateur de médias Hôtel71 est ouvert jusqu’au 19 décembre prochain. Retrouvez toutes les informations par ici.