Depuis la création du Front national, des musicien·nes se sont opposé·es publiquement aux idées et aux responsables du parti, sur scène et dans leurs textes. Alors que l’extrême droite n’a jamais été aussi proche du pouvoir, retour sur ces artistes qui « emmerdent le Front national ».
Dans la nuit de dimanche à lundi, près de 2 000 personnes étaient réunies place de la République à Paris après la victoire du Rassemblement national aux élections européennes. Parmi les slogans scandés dans une ambiance électrique, on retrouvait l’infatigable « la jeunesse emmerde le Front national » tiré du titre Porcherie des Béruriers Noirs. Un cri du cœur crié par le groupe punk 35 ans plus tôt sur la scène de l’Olympia, aux côtés d’un désespéré « plus jamais de 20%, plus jamais ».
Depuis les premiers succès électoraux du parti de Jean-Marie Le Pen dans les années 1980, des chanteur·euses ont porté haut et fort le combat contre l’extrême droite. On retrouve les premiers textes explicitement anti-FN du côté des musiques à l’ADN contestataire : punk, rock et rap. Ainsi, en 1995, le troisième album studio de Suprême NTM s’ouvre sur Plus jamais ça, titre inspiré d’un dicton populaire antifasciste largement répandu après la seconde guerre mondiale :
Quand le borgne sénile
S’amuse à faire un score de 25% dans ma ville
Non, plus jamais ça, stoppons tout ça
Stoppons l’hémorragie, cérébrale est l’embolie
Vous avez compris, vous avez saisi, ressaisissez-vous
La jeunesse se doit d’être à l’heure, au rendez-vous
À l’approche des années 2000, les prises de position musicales s’étendent à des styles plus grand public. De quoi offrir des hymnes aux manifestations antifascistes et renforcer le « cordon sanitaire » autour de l’extrême droite. Peu subtiles mais efficaces, La bête J M L P (1995) des toulousains de Zebda ou La bête immonde (1995) de Michel Fugain dépeignent Jean-Marie Le Pen en monstre inhumain.
En 1998, les cours d’écoles résonnent de l’entêtant Tout le monde de Zazie, répétant que « tout le monde, il est beau », citant des dizaines de prénoms de toutes les origines pour conclure « Quitte à faire de la peine à Jean-Marie », tandis que les disquaires installent dans leurs bacs l’album Légendaires de la Mafia K’1 Fry qui pose dès l’intro : « On rosse les mecs du Front national à coups de crosse ».
A lire aussi : Gojira à l’Ocean Fest : « Le death métal est une musique de désobéissance civile »
« 20% pour l’horreur, 20% pour la peur »
L’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en avril 2002, agit comme un électrochoc. À l’annonce des résultats, le chanteur Saez, 24 ans, passe la nuit à écrire et composer Fils de France, qu’il publie sur internet le lendemain matin – un exploit pour 2002 : « J’ai vu, les larmes aux yeux, les nouvelles ce matin, 20% pour l’horreur, 20% pour la peur ».
Quatre jours plus tard, peu avant l’historique marche d’entre-deux tours du 1er mai qui a fait descendre plus d’un million de personnes dans les rues, une dizaine d’artistes – dont Pascal Obispo, la Grande Sophie, Souad Massi, Daran et Manu Dibango – s’emparent du Zénith de Paris pour un concert L’art et la culture contre Le Pen. Devant 7 000 personnes, musique et prises de paroles se succèdent, autour d’un message clair : votez pour éviter le pire.
Le pire est évité – 82% des voix pour Jacques Chirac au second tour – mais l’événement reste dans les mémoires. En témoigne le morceau 21/04, sorti un an plus tard, posant noir sur blanc la gueule de bois électorale du groupe marseillais IAM – « Entends c’manifeste, le jour noir qui suit la demi victoire des gros porcs ». Dans les couplets, Akhenaton, Shurik’n et Freeman dépassent la simple dénonciation de l’extrême droite pour appeler le public à l’action et au vote : « Vous avez un droit de citoyen, utilisez le avant de vous plaindre et d’aller casser des voitures ».
« Tu es victime des pensées de ton géniteur »
Impossible de parler des chansons anti-FN sans aborder Marine de Diam’s. Au milieu de l’album culte Dans ma Bulle (2006), la rappeuse adresse une lettre à celle qui est déjà positionnée pour prendre la suite à la tête du parti de son père.
Marine,
Tu es victime des pensées de ton géniteur
Génération 80 on a retrouvé notre fureur
Marine,
T’avais l’honneur d’être proche de l’ennemi
D’installer un climat paisible dans nos vies
Mais Marine,
T’es forcément intelligente
T’as pas songé à tous ces gens que t’engraines dans l’urgence ?
Marine,
T’es mon aînée et pourtant je ne te respecte pas
Il m’a fallu faire ce choix
Marine,
Tu pouvais briser la chaîne
Prendre la parole et nous rendre nos rêves
Mais Marine,
T’as fait la même connerie que lui
Penser que le blanc ne se mélange pas à autrui
Sorti en même temps que La Boulette dans lequel elle « emmerde Marine juste parce que ça fait zizir », le titre ne porte aucune ambiguïté. Mais plus rond et presque compatissant, il se détache des textes virulents écrits jusqu’ici sur le FN et correspond indirectement à la stratégie de dédiabolisation entrepris par Marine Le Pen. Cette dernière lui a d’ailleurs répondu sous forme d’une lettre l’invitant à « un véritable débat », conclue par : « La balle est dans votre camp et nous verrons de quel côté se situe, véritablement, l’intolérance ». Une invitation refusée par Diam’s, avant de contre-attaquer en règle sur scène et dans ses interviews.
L’année d’avant, le déjanté Philippe Katerine racontait également une déambulation cauchemardesque dans Paris, suivie par la future présidente du Front national. Conclusion ? « Il aurait mieux fallu rester chez moi ».
« Elle est facho »
Alors que Marine Le Pen tente de se détacher de son père, les artistes mettent le paquet pour maintenir l’image raciste et antisémite du « F-Haine ». Elle est facho chante ainsi Renaud en 2006, tandis que Keny Arkana répond à des militant·es FN qui ont détourné ses chansons : « À bas le front de la haine – Leur propagande basée sur la calomnie et le mensonge ». Un verbe fort qui rappelle clairement les dangers de l’extrême droite, mais affaibli par des phases amalgamant toute la classe politique : « Nique ton système, Ségolène, Sarko ou Le Pen ».
Au fil des années, les scrutins défilent, s’accompagnant immanquablement de scores alarmants du Front national et de chansons engagées. Ce qui fera dire au journaliste musique Nicolas Ungemuth, dans un édito au parfum réac’ publié en 2014 dans Le Figaro : « Les bons scores du FN ont des conséquences pires encore : l’affreuse musique “contestataire” qu’ils engendrent ».
Si on lui reconnaît quelques flops, on ne peut toutefois qu’applaudir ces tentatives de composer des hymnes anti-FN qui continuent d’alimenter les prises de position actuelles. À l’image de la reprise de Marine de Diam’s par Camélia Jordana, Vitaa et Amel Bent, et son refrain : « Moi j’emmerde… J’emmerde… J’emmerde qui ? Moi j’emmerde. J’emmerde, j’emmerde qui ? ».
A lire aussi : Lémofil : le rap pour « changer un peu le monde, ou au moins le rendre plus tendre »
« J’emmerde qui ? »
Même démarche pour Skip The Use qui reprend en 2014 les Béruriers Noirs devant 70 000 personnes à Rouen. Ou le DJ Laurent Garnier qui joue Porcherie dans ses sets, rejoignant la lignée des free parties des années 1990. Toutefois, en 2017, ce dernier s’est vu reprocher son choix par des fans sympathisant·es du FN après une performance au Rex Club de Paris, provoquant ce que Libération qualifie de « douche froide » dans « la house nation, édifiée surtout par des musicien·nes noirs et/ou gays ».
Car une partie de la jeunesse n’emmerde plus le Front national et une autre est complètement dépolitisée. Le monde de la musique s’est aussi transformé : la figure des « chanteur·euses engagé·es » s’est affaiblie et le rap conscient des années 1990 a laissé place à une scène hip-hop plus dynamique, diversifiée et écoutée que jamais, mais moins directement tournée vers la politique.
« Dans les années 1990, on avait le sentiment que globalement tout le monde avait des ennemis communs, comme le racisme et le Front national, qui était l’épouvantail du rap français. Et le rap s’est globalement dépolitisé, à l’image de la nouvelle génération qui a l’air beaucoup plus désenchantée. Ça se ressent dans leur musique qui est plus remplie de spleen et de mélancolie que d’espoir d’un monde meilleur » analyse ainsi le chroniqueur Mehdi Maizi au micro de RFI.
Fini les chansons-hymnes, les attaques contre l’extrême droite sont désormais dispersées dans les textes, sans rien perdre de leur virulence : « J’vais m’lancer nique le FN, nous c’est la France offensée » – Nekfeu dans La Suite (2012) du groupe 1995 ; « Je pisse sur les affiches du FN collées sur le mur » – Rim’K dans Fantômes (2017) ; ou encore les mots puissants de Lord Esperanza dans Le silence des élus (2019).
Je réalise que l’futur n’est pas très coloré (…)
Qu’encourager la haine, c’est l’égaler
J’peux pas compter la peine, qui n’fait qu’s’étaler
Qu’on oublie même les tirailleurs sénégalais
Qu’ont libéré le Nord-Pas-De-Calais, qui vote Front national
C’est pas rationnel
Si le peuple tue Marianne, parlerons-nous d’un crime passionnel ?